Martha, Constant: Les Moralistes sous l’empire romain. – Philosophes et poëtes. In-8°
(Paris, Hachette 1865)
Reseña de Charles Thurot, Revue Archéologique 11, 1865-6, p. 75-77
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Les Moralistes sous l’empire romain. – Philosophes et poëtes, par C. Martha, chargé du cours de poésie latine au Collége de France. Paris, Hachette, 1864. In-8.


     Voici comment l’auteur rend lui-même compte de ce qu’il a eu en vue: « Nous nous proposons, dans ce livre, de tracer le tableau des mœurs et des opinions morales sous l’empire romain. Mais pour ne pas nous perdre dans le détail infini d’un si grand projet, où la multiplicité des noms et des faits risque d’accabler la curiosité du lecteur, nous n’étudions qu’un certain nombre de moralistes, philosophes ou poëtes, qui, par la diversité de leurs ouvrages, de leur génie, de leur condition, représentent chacun une face nouvelle de la société antique dans les deux premiers siècles de l’ère chrétienne. Nous les avons choisis, non comme des exceptions brillantes, mais comme des types auxquels beaucoup d’hommes, à cette époque, ressemblaient et dont les coutumes morales et les idées ont été celles de leur temps, de leur classe, de leur profession... En parcourant des ouvrages si divers par la forme et l’esprit, on peut se figurer quelles ont été à la fois les grandeurs et les misères morales de cette époque, les besoins des âmes, et dans quel état le christianisme, déjà militant, rencontra l’empire romain ; étude qui peut-être ne manque pas d’opportunité en ce moment, où l’on s’occupe avec passion des origines du christianisme, de sa marche dans le monde, de ses conquêtes. »

     Pour tracer ce tableau, M. Martha a choisi les lettres de Sénèque, les satires de Perse, les entretiens d’Épictète, les méditations de Marc-Aurèle, les discours de Dion Chrysostome, les satires de Juvénal, les ouvrages de Lucien. Les représentants de la philosophie stoïcienne tiennent, comme on le voit, une place considérable dans ces études, et qui n’est pas disproportionnée à l’importance que le stoïcisme avait lui-même dans la société. Cette philosophie, qui était devenue ou plutôt qui avait toujours été une véritable religion, portait l’empreinte des diversités de tempérament, de caractère et de condition de ceux qui la professaient. M. Martha les a très-bien peints : Sénèque, homme du monde, amateur de la vertu plutôt que vertueux, propageant avec la vivacité d’un bel esprit et la chaleur d’un enthousiasme sincère des doctrines qu’il essayait de pratiquer, plein de pénétration dans les choses de la conscience, habile à démêler tous les sentiments secrets qui empêchent ou retardent notre perfectionnement moral ; Perse, jeune homme ignorant de la vie, étranger au monde, « célébrant les rigueurs de la sagesse avec la candeur d’un lévite élevé et retenu dans le temple de la philosophie ; » Épictète, pauvre, esclave, exilé, infirme, solitaire, sans bien ni famille, prêchant le renoncement absolu ; Marc-Aurèle, âme douce, tendre, élevée, se retirant en elle-même du milieu des grandeurs pour s’encourager à la vertu. M. Martha ne s’est pas contenté de marquer avec plus de finesse qu’on ne l’avait fait jusqu’ici les traits qui distinguent toutes ces physionomies. Il a insisté sur un ensemble de faits dont le véritable caractère, sans être méconnu complétement, n’avait pas encore été accusé avec autant de vérité et de précision. La philosophie agissait sur les âmes suivant des formes qui offrent une analogie frappante avec celles de la religion chrétienne. Ainsi, comme l’a fait remarquer M. Martha avec autant de nouveauté que de justesse, l’enseignement de Sénèque peut être rapproché de la direction chrétienne, et on pourrait inscrire en tête de bien des lettres à Lucilius les titres que présentent souvent les lettres spirituelles de nos directeurs sur le bon emploi du temps, sur les occasions et les tentations, sur la présence de Dieu, sur la mauvaise honte, sur les conversions lâches, sur la persévérance et l’impénitence finale, sur les maux attachés à un état de grandeur, sur la solide gloire, sur la préparation à la mort pour la rendre digne et courageuse. M. Martha donne une idée très-exacte d’Épictète, en l’appelant un anachorète païen, et du livre de Marc-Aurèle, en intitulant le chapitre qu’il lui consacré l’Examen de conscience d’un empereur romain. La prédication populaire elle-même ne manquait pas à l’enseignement philosophique, comme l’auteur nous le fait voir dans les écrits du sophiste Dion Chrysostome.

     Le tableau que M. Martha avait entrepris de tracer eût été incomplet, s’il n’avait pas cherché à connaître, par Juvénal, les idées dominantes dans l’empire romain, et, par Lucien, les sentiments de ceux qui ne se faisaient pas illusion sur la décadence des religions et des philosophies antiques. Il s’est surtout arrêté sur Juvénal, et il nous le fait envisager sous un aspect nouveau. M. Nisard a dit (je crois le premier), que Juvénal n’est pas aussi sincèrement indigné qu’il le prétend, qu’il est avant tout un déclamateur amoureux de traits mordants et d’images pittoresques. Je serais porté à voir dans cette appréciation de l’éminent critique une plus grande part de vérité que M. Martha ne semble disposé à lui attribuer. On ne peut toutefois s’empêcher d’accorder à M. Martha qu’il y a dans Juvénal les préventions d’un vieux Romain et quelque chose de l’irritation d’un patriote qui s’emporte non-seulement contre la corruption, mais aussi contre le changement des mœurs.

     Quoique M. Martha ait mis de côté tout appareil d’érudition, on sent partout, et particulièrement en ce qui concerne les auteurs latins, que son livre repose sur des recherches étendues, approfondies et exactes. Les réserves que l’on pourrait faire sur quelques détails accessoires ne doivent pas empêcher de reconnaître que les appréciations sont toujours mesurées et judicieuses, et que la couleur générale des tableaux est d’une rigoureuse vérité. L’auteur n’est pas seulement instructif et convaincant ; il est persuasif et aimable ; on a du plaisir à trouver qu’il a raison. Le style très-châtié, délicat, gracieux, animé d’une chaleur tempérée, reluisant d’un éclat doux et comme soyeux, est l’image des qualités qui intéressent aux idées et aux sentiments de l’écrivain (1).

C. T.

 

(1) Nous recommandons cet excellent et charmant livre d’une façon toute spéciale. (Note de la rédaction.)