Mommsen, Théodore - Alexandre, C. A. (trad.): Histoire romaine. Tome 1er
(Paris, A. Franck - A. L. Herold 1863)
Reviewed by Charles Thurot, Revue Archéologique 8, 1863-4, 2e série, p. 374-376
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Number of words: 1098 words
 
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Histoire romaine, par Théodore Mommsen, trad. par C. A. Alexandre, vice-prési­dent au tribunal de la Seine. Tome 1er. Paris, librairie A. Franck, 1863. (Seule édition autorisée par l’auteur et l’éditeur.)


     Cet ouvrage fait partie d’une sorte d’encyclopédie qui ne s’adresse pas seulement aux érudits, mais qui a pour but de donner aux esprits cultivés une intelligence plus vive de l’antiquité grecque et latine. Parmi les pu­blications généralement estimées dont se compose cette collection, l’his­toire romaine est celle qui a obtenu le succès le plus brillant. Elle a paru successivement en trois volumes en 1854, 1855, 1856 ; et elle en est déjà à la troisième édition. La portion déjà publiée s’étend depuis les origines italiques jusqu’à la conspiration de l’aristocratie romaine contre César inclusivement. C’est une sorte de précis, mais un précis très complet et très substantiel de ce qui compose l’histoire de l’Italie ancienne étudiée dans tous les ordres de faits que nous pouvons connaître : guerres, révolu­tions intérieures, institutions, finances, mœurs, religion, agriculture, commerce, industrie, littérature et beaux-arts. Nul n’était mieux préparé que M. Mommsen à rassembler en y ajoutant les résultats obtenus par la critique en cette partie de l’histoire ancienne. Il avait déjà mené à fin des travaux considérables et approfondis sur l’histoire, la linguistique et l’épi­graphie italiques, et il est professeur de droit romain à l’Université de Berlin. Il soulève le poids d’une érudition immense et exacte avec un es­prit vif, pénétrant, décidé, et en même temps ardent, extrême, passionné. Il n’est pas de sang-froid et ne peut s’empêcher d’aimer et de haïr même en traitant des faits de l’antiquité la plus reculée. Si celle disposition ôte quelque chose à l’équité et à la justesse des jugements, elle anime l’expo­sition d’une chaleur qui en augmente singulièrement l’intérêt. L’auteur vous étonne souvent et même vous agace, parfois il vous révolte ; mais il ne vous ennuie jamais et vous instruit toujours.

     Le premier volume de la traduction française, ou plutôt la première partie du premier volume, comprend le premier livre de l’ouvrage origi­nal, qui en a jusqu’à présent cinq. Ce premier livre s’étend depuis les plus anciennes immigrations en Italie jusqu’à la suppression de la royauté exclusivement. M. Mommsen est un critique trop exercé pour ne pas sentir combien il est difficile, pour ne pas dire impossible, de séparer dans ces premiers temps l’élément historique de l’élément légendaire, et de combler les lacunes énormes de la tradition ; et il l’avoue d’ailleurs loyalement dans sa préface. Je ne pense pas, en effet, qu’il ait réussi ni que jamais personne réussisse à construire un édifice bien solide sur un sol aussi mou­vant. Néanmoins, les conjectures de M. Mommsen sont ingénieuses et s’ap­puient en grande partie sur des faits certains qu’il a le premier trouvés ou mis en relief. Il a usé des moyens d’investigation que fournit la gram­maire comparée pour établir qu’il faut reconnaître dans l’ancienne Italie trois populations d’origine différente : les Japyges, refoulés sans doute par les invasions dans la péninsule messapienne ou calabraise ; les Italiotes, comprenant d’une part les Latins et de l’autre les Ombriens, les Marses, les Volsques et les Samnites ; enfin les Étrusques. Il montre également, par la comparaison des langues, que les Italiotes sont frères des Grecs et ont dû faire partie autrefois de la même société. Quant à Rome, c’est une ville établie par les Latins, dont les Latins ont composé en grande partie la population, et qui a dû son développement précoce à ce qu’elle servait d’entrepôt pour le trafic du Tibre et de citadelle pour assurer aux Latins leur frontière du côté de la mer. Aux yeux de M. Mommsen, ce que ra­conte Tite-Live dans son premier livre ne compte pas. Il ne nomme même pas les rois de Rome, et ne reconnaît à l’induction historique d’autre base que ce que nous savons des institutions, du droit, de la religion, et que ce que nous voyons de l’écriture et des constructions de l’ancienne Italie. Il n’accorde aux Étrusques aucun rôle dans le développement de la civilisation romaine ; il refuse même à la civilisation étrusque toute espèce de mérite ; en un mot, il n’aime pas les Étrusques. D’autre part, il attribue aux Grecs d’Italie et de Sicile une influence beaucoup plus grande sur l’an­cienne Rome qu’on n’était porté à l’admettre jusqu’ici. Et on ne peut s’empêcher de trouver ses vues fort plausibles. On remarquera particulièrement les conclusions qu’il tire de l’écriture romaine, qu’il prouve être originaire de celle qui était usitée à Cumes, en Italie et dans les villes do­riennes de Sicile. Mais nous ne pouvons même résumer les recherches profondes et ingénieuses de M. Mommsen, sans séparer les résultats de ce qui sert à les établir, et par conséquent sans leur faire tort. Nous nous contentons de les signaler à l’intérêt du lecteur.

     Le traducteur paraît fort au courant de l’état de la science. Je ne lui reprocherais que d’avoir rendu certains détails avec une exactitude trop littérale, et de n’avoir pas donné assez d’explications sur des choses que M. Mommsen suppose connues de ses lecteurs, et qui sont généralement ignorées en France. Ainsi les consonnes « moyennes » (p. 16), « médianes » (p. 289), sont ce que nous appelons en français les muettes douces, et il ne serait pas inutile d’en ajouter l’énumération : g, b, d. « Le verbe du mode moyen » (p. 16) est en français la voix moyenne. Au lieu de « la consonne aspirante f » (p. 15), je préférerais que l’on supprimât l’épithète ou que l’on expliquât que les Allemands désignent par le nom de spirantes les consonnes comme s, z, f, v, où l’aspiration se mêle à l’articulation. Ailleurs : « Elles retranchent l’accent » est une inadvertance ; il faut : Elles reculent l’accent. De même, p. 18, au lieu de : « Les Romains lui substituent l’optatif du verbe simple fuo ou ses formations analogues, » il faut : Les Romains lui substituent l’optatif du verbe simple ou des formations analogues avec fuo ; et il·est nécessaire d’expliquer à des Français que par optatif du verbe simple l’auteur désigne les futurs de la troisième et de la quatrième conjugaison, où les linguistes reconnaissent la voyelle caractéristique de l’optatif grec aux personnes autres que la première du singulier, dice-s pour dica-i-s, dice-t pour dica-i-t, etc. En quelques autres passages on rencontre des obscurités qui se dissiperaient si le traducteur prenait un peu plus de liberté avec son original. Mais je ne veux pas insister davantage sur ces chicanes. M. Alexandre paraît trop versé dans la connaissance de l’érudition et de la langue allemandes pour qu’il ne lui soit pas facile de mettre les lecteurs français en état de comprendre complétement l’un des monuments les plus importants de la critique contemporaine. En tout cas, l’on ne saurait trop encourager la traduction en français de livres comme celui de M. Mommsen ; c’est un véritable service rendu à la science, et nous souhaitons vivement que cet essai réussisse.

C. Thurot.