Hulin de Loo, Georges: De l’Identité de certains maîtres anonymes. Extrait du Catalogue critique de l’Exposition de Bruges. 57 p. in-8°.
(Gand, A. Siffer 1902)
Reviewed by Salomon Reinach, Revue Archéologique t. 1 (4e série), 1903-1, p. 110-113
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Georges H. de Loo (Hulin). De l’Identité de certains maîtres anonymes. Extrait du Catalogue critique de l’Exposition de Bruges. Gand, A. Siffer, 1902, 57 p. in-8°.


          Sous ce titre un peu bizarre, et dans un style qui n’est d’aucune langue, le savant professeur de Gand nous donne des renseignements du plus haut intérêt sur divers maîtres flamands naguère anonymes qui ont été identifiés depuis peu.

          Le peintre de l’Assomption de Bruxelles (n° 70, gravé dans Lafenestre et Richtenberger, La Belgique, pl. à la p. 114) paraît bien être Aelbrecht Bouts, second fils de Dieric (Thierry) Bouts, comme l’avait supposé il y a longtemps M. Edw. van Even ; la preuve a été fournie à M. Hulin par les armoiries du volet du triptyque de Bruxelles. Au même maître doit être attribuée l’Annonciation de Munich (n° 114) (1), donnée à tort à Hugo van der Goes. Le Maître de la Mort de Marie a été identifié avec raison par MM. Justi et Firmenich-Richartz à Joos van der Beke dit Van Cleve, peintre anversois mort en 1540. Bartholomaes Bruyn, de Cologne, a été l’élève de ce maître, comme l’a déjà vu M. Aldenhoven (2). Il faut attribuer à la jeunesse de Joos l’Adam et Ève, volets donnés au Louvre par M. Lemonnier, qui sont datés de 1507. La Deipara Virgo d’Anvers, attribuée à Mostaertpar Waagen (3), est d’Ambrosius Benson, dont les initiales A B se trouvent sur quelques tableaux de la même main. Benson, originaire de Lombardie, fut reçu franc-maître à Bruges le 21 août 1519 et mourut entre 1547 et 1550. Deux tableaux exposés à Bruges en 1902, la Mater Dolorosa de l’église Saint-Sauveur et une Vision de saint Bernard du Musée de Tournai, portent le monogramme J. V. E., où M. Hulin reconnaît le nom de Jan van Eeckele, alias Van Eeck ; une tradition attribuait le tableau de Saint-Sauveur à Van Eyck, bien qu’il ne soit évidemment pas de ce maître, et peut avoir conservé, en l’altérant, le nom du véritable auteur. Ce Van Eeckele fut reçu franc-maître dans la confrérie de Saint-Luc et Saint-Éloi à Bruges en 1534 et mourut en 1561 ; Carel van Mander le nomme Hans Vereycke. Un tout autre artiste, véritable homme de génie, est celui qu’on a désigné sous les noms de Maître de Flémalle (à cause du tableau de l’abbaye de Flémalle, aujourd’hui à Francfort) et de Maître de Mérode (à cause d’une Annonciation de la collection de Mérode à Bruxelles, qui a été récemment vendue en Amérique). M. Firmenich-Richartz avait proposé de l’identifier à Rogier van der Weyden, hypothèse qui n’a pas trouvé crédit, malgré la ressemblance incontestable de leurs œuvres. M. Hulin l’a identifié en 1901 à Jaques Daret, Tournaisien comme Rogier, qui travailla pour les ducs de Bourgogne en 1453 et 1468 et fut reçu franc-maître à Tournai en 1432. M. Weale, dans son Catalogue raisonné de l’Exposition d’art flamand primitif à Bruges, a adopté l’hypothèse très séduisante de M. Hulin. Celui-ci a encore signalé à Douai une Vierge, provenant de l’abbaye de Saint-Bertin à Saint-Omer, qui est une réplique partielle du tableau de Daret, la Vierge au donateur, conservée au musée d’Aix en Provence et publiée par M. Gonse (Musées de France, pl. à la p. 30). Daret, comme Simon Marmion, fut en même temps peintre et miniaturiste ; en 1436, nous voyons un élève entrer chez lui pour apprendre l’enluminure. On a beaucoup exagéré l’incompatibilité, qui aurait existé à cette époque, entre les métiers de peintre et d’enlumineur (4). 

          Le Louvre a reçu de M. Bancel un tableau d’une exécution assez fine, qui a été donné et exposé comme une œuvre de Jean Perréal, peintre de Charles VIII. Il y a longtemps que la fausseté de cette attribution est reconnue. M. Hulin affirme aujourd’hui que le maître des portraits de 1488 est identique au maître de Moulins et que tous deux ne font qu’un avec Jehan de Paris ou Jehan Perréal. Ses œuvres sont, par ordre de date ; le portrait du cardinal de Bourbon, archevêque de Lyon en 1485 (à Nuremberg) ; les portraits du duc Pierre de Bourbon et de la duchesse Anne (1488) (5), celui de leur fille Suzanne (au Louvre et dans une collection privée à Paris (6)) ; le triptyque de Moulins (7) ; les portraits de Charles VIII et d’Anne de Bretagne (Bibliothèque Nationale) ; le portrait du petit dauphin Charles-Orlant (collection privée) (8) ; un portrait à l’aquarelle de Louis XII (phot. Braun, 18020). Le triptyque de Moulins doit ses merveilleuses qualités à l’influence de l’Italie, que Jehan Perréal visita en 1498 ; il était à Verceil, auprès de Charles VIII, peu de temps après la bataille de Fornoue.

          Le diptyque consacré à N.-D. des Sept Douleurs à Bruges par Barbara de la Meere, vers 1530, est l’œuvre d’un peintre très fécond, voisin de Gérard David, que M. Hulin identifie à Adrien Ysenbrant, reçu franc-maître à Bruges en 1510 et mort en 1551. M. Weale a tiré Ysenbrant de l’oubli en 1865 (Le Beffroi, t. II, p. 320) ; il lui a attribué, entre autres tableaux, les Noces de Cana du Louvre, généralement données à Gérard David (9). On lit dans le Catalogue raisonné de M. Weale ; « Un maître, dont l’identité n’est pas encore établie, mais qui pourrait bien être cet Adrien Isenbrant, a été fortement influencé par Gérard David. Sa principale œuvre est la Mater Dolorosa appartenant à l’église Notre-Dame ; les tableaux 179 à 185 (de l’Exposition de 1902) paraissent être de sa main ; la figure de saint Luc (187) pourrait bien être son propre portrait ». M. Hulin admet tout cela et termine par ces lignes ; « Ajoutons que le Saint Luc… (n° 187) semble représenter un portrait du peintre. » Pourquoi n’avoir pas cité à ce propos M. Weale, dont le nom ne paraît qu’incidemment dans cet article, à propos d’un texte de la Flandria illustrata de Sander ? J’ai déjà souvent reproché aux érudits qui s’occupent d’art moderne de ne pas désigner assez explicitement leurs sources (10). 

          Aux pages 47-52 de son très intéressant travail, M. Hulin a inséré une violente philippique à l’adresse du gouvernement français, qui néglige, paraît-il, les trésors de notre ancien art national. Quelques critiques de l’auteur sont fondées ; ainsi il est exact qu’on ne trouve pas facilement des photographies des peintures françaises de Villeneuve, d’Aix, du Puy, de Lyon, de Beaune, etc., mais ce n’est la faute ni du « gouvernement », ni des conservateurs du Louvre. D’ailleurs, dans le grand ouvrage publié sur l’Exposition du Petit Palais en 1900, nombre d’œuvres importantes de cette série ont été convenablement publiées. S’il n’y a pas encore moyen d’acquérir de grandes photographies du rétable de Beaune, c’est que l’administration des hospices de cette ville, à laquelle ce tableau appartient, ne permet pas que l’on en fasse (voir cependant les reproductions partielles dans les Chefs-d’œuvre des Musées de France de M. Gonse). M. Hulin a bien raison d’écrire ; « Tâchez donc seulement de voir le Calvaire du Palais de Justice de Paris (11) ! » Cela, c’est un scandale révoltant ; j’ai fait, pour ma modeste part, tout ce que j’ai pu pour y mettre fin ; j’y ai intéressé un ministre amateur des arts et artiste lui-même ; rien n’a pu prévaloir contre l’égoïsme de je ne sais quel président de Cour. Il y a deux ans, j’ai prié l’archi­tecte du Palais de justice de faire descendre le tableau pendant une journée afin que je pusse le faire photographier en grandes dimensions ; refus, sous prétexte que ces Messieurs de la Cour pourraient soupçonner qu’on voulût enlever leur tableau (ils ne le connaissent pas et ne le voient pas, parce qu’il est trop mal éclairé pour être vu). Vraiment, il est utile qu’un étranger dise parfois sa pensée sans ambages lorsqu’il s’agit d’abus aussi criants que cette confiscation stupide d’un chef-d’œuvre de l’art français ! Mais, sur d’autres points, M. Hulin au­rait dû se renseigner avant de partir en guerre. Il n’est pas vrai que Brentano ait offert au Louvre le portrait de Fouquet à un prix moindre qu’au musée de Berlin ; le duc d’Aumale pouvait et voulait même acheter ce tableau ; on prétend qu’une dame l’en a détourné, parce qu’elle trouvait que les personnages n’étaient pas jolis. Le Louvre n’a, je crois, rien à se reprocher dans cette affaire. M. Hulin écrit : « Serait-il vrai que le gouvernement français, d’ordinaire si prodigue de dé­penses vaines, du moment qu’il peut en attendre une répercussion sur les arts, se montre parcimonieux envers ses collections nationales, même envers le Louvre ? » Non seulement le Louvre ne manque pas d’argent, depuis la dotation de la Caisse des Musées, mais cette caisse a des reliquats énormes dont elle est embarrassée, parce que ceux qui en administrent les fonds ne veulent acheter que des chefs-d’œuvre. En cela, ils ont raison, exceptis excipiendis ; mais là où M. Hulin a raison, de son côté, c’est lorsqu’il déplore le système des commissions, qui sévit tant à Paris qu’à Bruxelles, et préconise celui qui prévaut à Berlin, où on laisse carte blanche à un spécialiste bien choisi et res­ponsable. Seulement, à Berlin même, ce système survivra-t-il à M. Bode ? On peut en douter. Quoi qu’il en soit, il semble que M. Hulin eût mieux fait de ne pas écrire ; « Le cri d’alarme d’un étranger pourra-t-il réveiller les mauvais gardiens qui dorment ou s’amusent ? » Si cette phrase vise les ministres et les membres du Parlement, qui n’ont pas à garder nos œuvres d’art, elle n’a pas de sens, et si elle vise les conservateurs des Musées Nationaux, elle est très injuste.

S[alomon] R[einach]

(1) Bilderschatz, t. I, pl. 19.

(2) Voir Aldenhoven, Geschichte der Kölner Malerschule, p. 309. 

(3) Lafenestre et Richtenberger, La Belgique, pl. à la p. 218. 

(4) Voir les observations échangées à ce sujet au Congrès archéologique et historique de Bruges, 3e partie, p. 35. 

(5) Gazette des Beaux-Arts, 1901, I, p. 321, 325. 

(6) Ibid., pl. à la p. 328. 

(7) Gazette des Beaux-Arts, 1887, II, p. 457 ; 1896, I, p. 372 ; 1900, II, p. 389 ; 1902, 1, p. 69. 

(8) Gazette des Beaux-Arts, 1901, I, p. 95. 

(9) Chefs-d’œuvre du Louvre, p. 64. 

(10) Voir, en dernier lieu, Chronique des Arts, 30 août 1902, p. 232 et Revue critique, 1900, II, p. 400. 

(11) La seule photographie qui existe de ce tableau, d’ailleurs très mauvaise, a été reproduite dans la Gazette des Beaux-Arts, 1901, I, p. 101.