Delisle, Léopold: Les Grandes Heures de la reine Anne de Bretagne et l’atelier de Jean Bourdichon. In-4, 124 p. 70 pl.
(Paris, Rahir 1913)
Reviewed by Fernand de Mély, Revue Archéologique t. 22 (4e série), 1913-2, p. 430-433
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Delisle (Léopold). Les Grandes Heures de la reine Anne de Bretagne et l’atelier de Jean Bourdichon. Paris, Rahir, 1913. In-4, 124 p. 70 pl.


     Il y a quelques années, dans une enquête sur la publication des œuvres posthumes (1), on demandait son avis à l’éminent L. Delisle. Voici sa réponse : « Je déplore les abus qui se commettent par la publication des correspondances et des papiers posthumes. » Cela faisait suite à une lettre d’Henry Havard sur le même sujet où on lit : « Mieux que personne, vous qui êtes du métier, vous savez que ce ne sont pas sur les originaux que sont composées les épreuves. » D’ailleurs, le maître avait exprimé son sentiment à M. P. Lacombe : il voulait que rien de lui ne fût imprimé après sa mort (2).

Si donc, quelques mois avant sa disparition, il avait cru devoir faire décomposer l’article imprimé pour la Bibliothèque de l’Ecole des Chartes (3) sur les Heures d’Anne de Bretagne, qui n’existe actuellement qu’en un très rare tirage à part, naguère discuté dans la Revue archéologique (4), pour le modifier, par suite de découvertes inattendues, quels changements n’aurait-il pas apportés à des pages écrites il y a trois ans et publiées aujourd’hui ? Sa conscience bien connue eût assurément restitué, aussitôt la chose signalée (5), les mots qu’il avait oublié d’imprimer lors de la discussion du célèbre mandat de payement de 1518 à Bourdichon ; pour des Heures exécutées, disait-il, avant l’avènement du Roi, alors que le texte porte : « avant l’avènement du Roi, et depuis et mesmement pour l’escripture d’une grandes Heures. » L’oubli de ce « et depuis », précédant précisément les mots « pour l’escripture d’une grandes Heures » était en effet capital, dans une discussion qui tendait à établir que les Heures signalées dans ledit mandement avaient été terminées, non pas, comme le prétendait le maître, avant l’avènement de François 1er, mais qu’elles avaient été exécutées au contraire depuis l’avènement du Roi.

     Puis également, l’éminent savant se serait forcément préoccupé des termes : « Heures à l’Usage de Paris », « Heures à l’Usage de Rome », qu’il signale à la vérité dans les différents mandements, mais qu’il semble regarder comme quantité négligeable. Point déterminant cependant, puisque les mandats de payements, les catalogues, ne laissent jamais de côté cette mention, qui sert à identifier, sans conteste, les manuscrits.

     Du moment où il admettait la date de 1501 qui se voit dans la miniature de saint Christophe des Heures d’Anne de Bretagne, assurément il en serait arrivé à discuter le sigle Л de la Pieta, miniature initiale des Heures d’Anne de Bretagne. Et sans nul doute son impartialité scientifique eût tenu à mettre sous les yeux de ses lecteurs ces deux intéressantes miniatures, sur lesquelles repose en réalité toute la question d’attribution. Nous en avons pour garant qu’après avoir imprimé et maintenu pendant de longues année sa formule : « qu’il était interdit aux enlumineurs d’ajouter la moindre note aux livres qu’ils étaient chargés de décorer », il n’hésitait pas en 1909 à écrire : « J’avoue que je n’ai jamais vu que les gens sérieux aient cru qu’il était interdit aux peintres du moyen âge de faire connaître leurs noms » (6). Son esprit scientifique opérait donc une évolution et, dès lors, on peut être certain que si on le voit ici attribuer à Bourdichon ou à son atelier les Heures du baron Edm. de Rothschild, du British Museum, de Firmin Didot, du Colonel Holford, de Charles d’Angoulême, d’Angers, de Vendôme, de Jean Bourgeois, du duc de Cumberland, le Missel de Tours, le Bréviaire Franciscain du Musée Dutuit, s’il avait connu les études consacrées depuis à ces différents manuscrits, sa synthèse de 1910 eût été singulièrement modifiée en 1913.

     C’est, avant tout, qu’aux quinze ou vingt artistes du XVe siècle auxquels on croit pouvoir attribuer tous les manuscrits précieux, tous les tableaux de valeur de cette époque qui enrichissent les grandes bibliothèques et les Musées d’Europe et d’Amérique, les Van Eyck, Roger Van der Weyden, Memling, Fouquet, Bourdichon, auxquels on ajoute quelques comparses baptisés d’invraisemblables dénominations : le maître aux chairs emplumées, le maître aux ciels d’argent, le maître des femmes à mi corps, parce qu’on n’a pas pu jusqu’à présent pénétrer leur personnalité (7), viennent se joindre aujourd’hui plus de sept mille artistes ponentais dont nous connaissons les noms, qui demandent à prendre leur place au soleil de l’histoire de l’art (8).

     Et les belles gravures qui accompagnent le travail du maître regretté nous permettent immédiatement d’entrevoir les solutions les plus inattendues, que personne n’aurait soupçonnées en 1910.

      L. Delisle signale, comme œuvre de Jean Bourdichon les Heures d’Aragon. M. Em. Mâle n’a-t-il pas en effet lu, sur le dalmatique d’un prêtre célébrant la messe, les initiales J. B ? Or, il n’y a pas J. B., mais J. R. Les Heures Rothschild portent dans une miniature l’inscription ROMA ; ces deux volumes sont, nous dit-on, très proches parents. Mais ils sont également très proches d’un admirable manuscrit de la Bibliothèque du duc d’Arenberg, à Bruxelles, et celui-ci est signé, en toutes lettres, Jan Rome. MDV. Ne faut-il pas faire alors un rapprochement entre le J. R. des Heures d’Aragon, le ROMA des Heures Rothschild et le Jean de Rome d’Arenberg ?

      Puis se pose un bien curieux problème. Dans la première page des Heures du British Museum, que L. Delisle attribue à Bourdichon, le tiré qui termine la première ligne est une branche d’arbre brisée, tout à fait particulière. Cette branche, nous la retrouvons identiquement placée, d’abord à la première page des Heures Rothschild, ensuite, à la première page dû ms. lat. 1363 de la Bibl. nat. C’est dans ce dernier volume que M. P. Durrieu découvrait dernièrement une admirable miniature signée B, qu’il croyait pouvoir attribuer à Bourdichon ; cette branche aurait alors nécessairement quelques rapports avec l’atelier de Bourdichon. Mais la lettre B, signalée à l’Académie par M. Durrieu (9), est précédée d’une initiale, peu apparente à l’examen du manuscrit, mais que la photographie rend assez pour qu’on y voie un G, qui n’a rien à faire par conséquent avec l’initiale J du prénom de Bourdichon. Or, dans une marque d’imprimeur de la fin du XVe siècle — et nous savons que bien des miniaturistes se transformèrent alors en imprimeurs — nous retrouvons le même fragment de branche : coïncidence des plus curieuses, le nom de l’imprimeur a pour initiales G. B. et se prête très facilement à un jeu de mots sur la « branche » (10).

      Comme on le voit, les problèmes surgissent à chaque pas. L. Delisle semble en quelque sorte les pressentir dans les conclusions contradictoires et un peu hésitantes qu’on rencontre dans son travail à quelques pages de distance.

      A peine a-t-il affirmé, par exemple, que le Livre d’Heures d’Anne de Bretagne est un manuscrit unique et incomparable, celui auquel les deux mandats de 1508 et de 1518 se rapportent nécessairement (p. 7) qu’il s’empresse d’étudier un manuscrit similaire ; car il admet qu’il a été fait [«] au moins deux exemplaires des mêmes Grandes Heures » (p. 9). A peine a-t-il écrit que « Bourdichon, très fier de la commande de la Reine, allait créer avec ses marges fleuries un genre absolument nouveau » (p. 7), qu’il assure ne pas prétendre que Bourdichon ait inventé les marges fleuries, « car les Flamands avaient compris le parti qu’on pouvait tirer des fleurs pour orner les marges des livres d’église destinés aux laïques » (p. 42).

     Certainement, s’il eût revu ses épreuves, il aurait rectifié certaines erreurs qui pourraient laisser supposer que, s’il fut un génial bibliothécaire, son éducation artistique, trop tardive, n’égalait pas sa science paléographique. De même que naguère il avait voulu rapprocher des Très riches Heures du duc de Berry, le ms. fr. 166 de la Bibl. nat. (11), comparant ainsi en quelque sorte Botticelli et Jérôme Bosch, nous ne lisons pas sans surprise ici que le petit portrait de Charles Orland, qui fut exposé aux Primitifs de 1904, faisait partie du triptyque de Loches (p. 64). Il avait au contraire été pris à Fornoue dans les bagages royaux.

     Au fond, il nous est donc permis de croire que s’il eût vécu, le maître éminent eût peut-être agi pour ce travail comme pour celui de la Bibliothèque de l’Ecole des Chartes, ou encore, comme naguère, pour son étude de la Bible Pierpont Morgan, qu’après sa lecture à l’Académie (5 avril 1907) il classa dans ses cartons d’où elle n’est pas sortie. Le nom de Fortin inscrit au bas d’une des miniatures l’avait trop impressionné (12).

     Et combien nombreuses sont encore les autres Heures à rapprocher du faire de Bourdichon qu’il aurait étudiées! Ne parlons, pour exemple, que de celles des Cordeliers de Lyon qu’il chercha vainement (p. 53) et qui pourraient bien être simplement celles de la Primatiale de Lyon, dont une admirable Bethsabée est précisément signée Б (13).

     Mais ces belles publications sont, malgré tout, par leurs excellentes reproductions, indispensables: avec le Bulletin de la Société française de reproduction des manuscrits à peintures, elles contribuent à nous fournir de bien précieux renseignements; on ne saurait donc trop remercier les savants qui cherchent à mettre ainsi à la disposition des travailleurs d’aussi sérieux éléments de discussion.

F[ernand] de Mely

 

(1) Lahure (A.), Du droit de publication posthume des lettres missives, Paris, Lahure, 1909, in-8, p. xi.

(2) Lacombe (P.), Bibliographie des travaux de M. L. Delisle, Paris, Leclerc, 1911, in-8, supplément, p. xv.

(3) T. LXXI, 1910.

(4) 1911, I, p. 67-76.

(5) Revue archéologique, 1911, I, p. 443.

(6) Revue archéologique, 1911, I, p. 69.

(7) On pourrait déjà en citer plus de soixante-quinze aussi scientifiquement qualifiés. Voir un article de M. Fierens Gevaert, dans la Revue des Deux Mondes, de 15 septembre 1913.

(8) Hier, dans deux volumes déjà anciens, publiés a l’étranger et pour ainsi dire ignorés, j’ai pu relever 2.500 nouveaux noms.

(9) 28 février 1913.

(10) Elle est reproduite dans un des derniers catalogues de Voynich.

(11) Recherches sur la Librairie de Charles V, Paris, Champion, 1907, in-8, part. II, p. 272.

(12) Revue archéol., 1910, I, p. 364.

(13) Bullet. des Antiquaires de France, 13 février 1913. Cette page délicieuse est reproduite dans mes Signatures de Primitifs, Paris, Geuthner, 1913, gr. in-4°, p. 330.