Legras, Henri: La Table latine d’Héraclée (La prétendue Lex Julia municipalis). 400 p. 8°.
(Paris, A. Rousseau 1907)
Compte rendu par A. Bouché-Leclercq, Revue Archéologique t. 13 (4e série), 1909-1, p. 287-289
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Henri Legras, La Table latine d’Héraclée (La prétendue Lex Julia municipalis). Paris, A. Rousseau, 1907, 400 p. 8°.


 

     L’auteur soumet à un nouvel examen et achemine à une solution définitive une question qui préoccupe depuis un siècle et demi les historiens du droit public romain. Découverte en 1732, publiée et commentée par Mazocchi en 1754, cette Table (qui porte au revers une inscription grecque) est une énigme sur laquelle nombre d’érudits ont exercé leur sagacité. Il y a, en effet, contradiction évidente entre son contenu, qui est une compilation de quatre où cinq lois faites pour Rome, applicables à Rome, et la promulgation officielle de cette espèce de Code dans une ville de la Grande-Grèce, qui venait à peine d’entrer dans la cité romaine, à la suite de la guerre Sociale. La majorité des historiens et juristes s’étaient ralliés, à la suite de Savigny (1838) et de Mommsen, à une solution devenue classique depuis bientôt 70 ans, à savoir que la Table d’Héraclée est un exemplaire d’une loi générale (Lex Julia municipalis) mentionnée dans le Digeste (L, 1), par laquelle le dictateur J. César aurait réglé une fois pour toutes la condition juridique des municipes italiens. C’est celle thèse classique que récuse M. H. Legras et qu’il remplace par une solution mûrement délibérée, patiemment débattue, dont on peut dire qu’elle approche de la certitude.

     L’auteur s’est imposé l’obligation de mener de front trois ordres de recherches : le commentaire du texte (p. 13-167), l’historique des théories (p. 169-227), et la démonstration de sa thèse par élimination successive des thèses adverses, laquelle réduit à un très petit nombre de possibilités les données du problème, la date, le but et le sens du document. Il a voulu épuiser la matière, et il y a réussi. Mais cette distribution des matières ne va pas sans quelques inconvé­nients. Les trois ordres d’études étant connexes et se pénétrant mutuellement, les cadres dans lesquels l’auteur les répartit ne peuvent être qu’artificiels : réfutation et démonstration courent d’un bout à l’autre de l’ouvrage et entraînent des répétitions qui, se greffant chaque fois sur de nouveaux circuits, nuisent à la clarté et rendent moins nette l’impression d’ensemble. Une large part est faite dans le Commentaire à la réfutation de propositions de détail appartenant à des théories dont la logique interne n’apparaît que plus loin ; l’exposé de ces théories implique tantôt la réfutation, tantôt la correction ou le complément de celles-ci par celles-là ; enfin, toutes ces questions sont reprises à nouveau, dis­cutées avec ampleur, sous toutes les faces, pour arriver, par une série de réfu­tations, à la conclusion positive, dans la dernière partie. Il y a là, ce me semble, un peu ou même beaucoup de superflu. Dans son désir de ne laisser aucune brèche ouverte dans son rempart dialectique, M. H. Legras s’est donné tant de peine que le lecteur en prend sa part.

     C’est assez dire qu’il n’est pas aisé de suivre la marche des idées dans un ouvrage aussi touffu. En ce qui concerne la partie négative, M. Legras ne dissimule pas qu’il n’est pas le premier à donner l’assaut à la théorie classique et que Mommsen lui-même, après l’avoir imposée pour ainsi dire durant un demi-siècle par l’autorité de son nom, en a abandonné une partie en 1903, à la suite de la découverte du bronze de Tarente (1894). En effet, l’idée maîtresse du sys­tème était que le texte d’Héraclée était un code uniforme imposé à tous les municipes italiens, la lex municipalis du Digeste. Cette affirmation avait résisté à la découverte des chartes particulières de municipes de droit latin, en Cisal­pine et en Espagne ; la charte de Tarente, municipe italien, la rendait intenable et Mommsen l’a loyalement reconnu. Mais, bien que la charte de Tarente fût reconnue antérieure à la dictature de César, l’autre partie du système restait debout, à savoir que la charte d’Héraclée fut l’œuvre de César et un type de statut municipal.

     M. Legras s’attache à ruiner les quelques arguments positifs invoqués à l’ap­pui de cette attribution, dont le plus important est l’allusion aux prescriptions de Sylla qu’on avait cru trouver à la lig. 122 du texte d’Héraclée, et le plus spécieux est la mention, dans le catalogue des actions infamantes (lig. 111), de l’action de dolo malo, que l’opinion traditionnelle date de la préture (66 a. Chr.) de son auteur, Aquilius Gallus. Il fait plus et mieux : il cherche et découvre, dans le peu que nous savons de l’histoire locale d’Héraclée, ville libre et qui ne se souciait pas de passer sous le régime du droit romain, un moment où Sylla, au début de la guerre civile, — vers 83 a. Chr. — eut intérêt à rallier à son parti les cités qui, comme Héraclée et Naples, au témoignage de Cicéron, hésitaient à entrer sans conditions dans la cité romaine. Au lieu de leur imposer une lex data toute faite, Sylla se serait contenté d’indiquer les points sur lesquels elles devraient adapter leurs institutions aux lois romaines, et c’est ce compendium qui constitue la Table latine d’Héraclée. Les villes susdites ont traité de gré à gré, plutôt en alliées qu’en sujettes, avec le représentant du peuple romain. Tout ce qui concerne l’administration édilitaire dut être d’autant plus aisément accepté par ces villes grecques que les lois romaines y relatives étaient imitées des règlements promulgués à Pergame, comme le montre la comparaison de la Table d’Héraclée avec la « loi royale des Astynomes », découverte à Pergame en 1901 (citée en appendice, texte et traduction, pp. 373-382).

     Cette solution parait aussi satisfaisante qu’ingénieuse. Elle est conforme à la politique libérale des Romains, qui, loin de vouloir faire table rase des institutions locales, voyaient plutôt un avantage qu’un inconvénient dans la diversité des chartes municipales. Si elle ne peut être vérifiée par la preuve directe, c’est-à-dire par l’application constatée des règlements ainsi codifiés, c’est que, sauf une mention élogieuse de l’integerrimum municipium d’Héraclée dans le Pro Archia, cette cité, atteinte par une prompte décadence, n’a plus d’histoire. Ce n’est pas un médiocre mérite que d’avoir apporté des lumières nouvelles dans un sujet si controversé. Le travail de M. Legras, qui a déjà subi l’épreuve de la discussion devant la Faculté des Lettres comme mémoire pour le Diplôme d’Études supérieures, devant la Faculté de Droit comme thèse de doctorat juri­dique, est de ceux qui resteront. C’est une œuvre de science, et les défauts de forme que j’ai signalés en passant — y compris une ponctuation trop souvent intempestive — n’en compromettent pas la solidité.

A. Bouché-Leclercq