Reclus, Élie: Les croyances populaires. Leçons sur l’Histoire des Religions professées à l’Université Nouvelle de Bruxelles. — Première série : La Survie des Ombres; avant-propos par Maurice VERNES. In-8, xxviii-279 p.
(Paris, Giard et Brière )
Compte rendu par P. de Brugière, Revue Archéologique t. 12 (4e série), 1908-2, p. 432-434
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Les croyances populaires. Leçons sur l’Histoire des Religions professées à l’Université Nouvelle de Bruxelles. — Première série : La Survie des Ombres, par Élie Reclus ; avant-propos par Maurice Vernes. — Paris, Giard et Brière. In-8, xxviii-279 p.


        Elie Reclus est peu connu du grand public. Il n’a pas, comme son frère Elisée, attaché son nom à une œuvre monumentale. Ce fut pourtant un écrivain fécond: pendant un demi-siècle, il ne cessa d’envoyer aux revues du monde entier des articles sur les sujets les plus divers. Ces articles n’ont malheureusement jamais été réunis. Ses goûts le portaient plus spécialement vers les études ethnographiques et religieuses. Il a publié deux volumes sur les « Primitifs » et sur « les Primitifs d’Australie ». Dans les dernières années de sa vie, il fit à l’Université Nouvelle de Bruxelles une série de leçons sur l’histoire des religions. Ce sont ces leçons qu’édite aujourd’hui M. Maurice Vernes, à qui Elie Reclus laissa, en mourant, ses notes et ses manuscrits.

       Au nombre d’une centaine, elles se divisent en quatre groupes : la survie des Ombres, Magisme et Démonisme, Sorcellerie et Présages, Sacrifices et Dieux de la Nature. La première série seule a paru. Elie Reclus y montre le rôle de l’âme séparée du corps par la mort ; devenue esprit, elle peuple le monde et elle le gouverne, en intervenant dans toutes les manifestations de l’activité humaine. Comme l’indique le titre général, ce que l’auteur étudie, ce ne sont pas les dogmes religieux en eux-mêmes ; ce sont les croyances populaires qui ont servi à les former, c’est le fait religieux tel qu’il s’est présenté à l’esprit de l’homme primitif, tel qu’il a évolué et tel qu’il a survécu dans l’âme du peuple. C’est ce fait religieux qui forme le fond de toute religion, aussi bien des cultes savants comme le christianisme ou l’islamisme, que des cultes sauvages et fétichistes.

        Quelques citations feront connaître, mieux qu’une sèche analyse, le caractère et l’objet de ces leçons. Elles permettront en même temps au lecteur d’apprécier la forme nette et précise donnée par l’écrivain à sa pensée.

        « Les religions savantes, dit Elie Reclus, ne nous suffisent pas. Nous les complétons pour l’étude des croyances populaires qui constituent, selon nous, la religion universelle, celle de tous les peuples, dans tous les temps et tous les lieux. Nous n’expliquons pas les superstitions par la religion, mais nous expliquons les religions par la superstition. La substance d’une religion, la moelle de ses os lui est apportée par le pauvre Jean-Jean, par le misérable Jean-Jacques et leurs pareils. Jacques et Jean donnent leur personne, donnent leur foi naïve, donnent leur âme. Les intellectualistes donnent leur approbation... Aux religions déjà existantes, aux cultes en vigueur, les intellectualistes rendent d’incontestables services... ils y font de l’ordre et de l’équilibre dans la mesure du possible. »

       L’étude des religions, et surtout celle des croyances populaires, sont indispensables pour suivre le développement de l’humanité.  « Sans la science des religions, ils serait impossible de rien comprendre à la genèse intellectuelle des peuples et des nations... Pour comprendre l’histoire, il faut s’entendre aux religions, car les peuples pensent et sentent sous la forme religieuse ; les religions font partie intégrante de l’évolution humaine. »

        Grâce aux efforts faits par les sorciers pour expliquer les mystères dont l’homme était entouré, les premières religions donnèrent naissance à la première science. « Des magiciens s’essayèrent à la médecine et à la philosophie, essais informes, ridicules aujourd’hui, mais par lesquels il fallait débuter. Ils mirent en circulation quantité d’idées, tant fausses que vraies, lesquelles, maintenant encore, font partie intégrante de notre développement et même de notre intelligence ; il semble que l’humanité ait dû épuiser l’entière série d’erreurs possibles avant d’être admise au parvis de la vérité. »

En même temps que la science, et plus vite qu’elle, s’affirma la morale.

        « Les premières religions, même les plus grossières, furent une aspiration vers le bien, vers le mieux, vers l’existence parfaite... On décréta que la justice, si souvent ignorée ou même pourchassée parmi nous, serait du royaume éternel l’auguste souveraine. De cette affirmation, toute nation plus ou moins débarbouillée de l’inculte sauvagerie fit le premier et grand article de foi. »

       Au fur et à mesure que l’homme se perfectionne, ainsi en est-il des religions. « C’est l’homme, en effet, qui évolue dans les religions, les arts, les sciences et les industries ; il ne peut laisser d’œuvre, exprimer de pensée qui ne soit empreinte de sa personnalité. Sur l’évolution historique de notre espèce se calque son évolution religieuse. Tel homme, tel dieu. Aux époques de barbarie règne le barbare démonisme, fouillis d’incohérence, de stupéfiantes absurdités... Nulle chose au monde ne semble sotte et stupide autant qu’une religion en la phase enfantine. »

         Cette phase dura fort longtemps, sans doute des milliers d’années. Puis, peu à peu, « parmi les sorciers qui opéraient sur la multitude démonique, des Sapients, les premiers intellectualistes en date, des rhapsodes peut-être, manipulèrent la légende divine, éliminèrent les plus grosses niaiseries, les plus repoussantes difformités, firent le départ entre les figures principales et les secondaires, « échenillèrent les dieux », introduisirent quelque ordre et quelque mesure dans la démonaille bizarre. De génération en génération, les fables se transformaient en mythes, les mythes se poétisaient, se moralisaient presque ; certains noms se chargeaient d’idée ; la raison commençait à transparaître. Insensiblement, les légendes qui se rapportaient aux grands phénomènes physiques et aux profonds sentiments du cœur se fixaient plus nettement dans les mémoires. Dans l’esprit de l’homme, la nature se reflétait moins obscurément, son image s’éclairait et se complétait. On y mit le temps, un long temps. »

       C’est ainsi que se formèrent insensiblement les idées qui présidèrent à la naissance et à l’évolution des grandes religions modernes. L’auteur donne en ces termes la formule de ces lentes transformations, qui finissent par aboutir à la suppression du Divin.

         « Résumons-nous. Les religions sont polythéistes, d’essence et d’origine. L’Intelligence travaille ces produits du Sentiment, supprime les doubles emplois, simplifie, coordonne ; tôt ou tard, elle transforme les polythéismes en oligothéismes. Puis les intellectualistes s’éprennent du Théisme, manipulent les divinités, les concentrent en un seul être, qu’ils présentent volontiers sous l’aspect d’une essence en trois modalités. Arrivés à ce point, les intellectualistes n’ont fait que la moitié de leur œuvre. Maintenant, ils s’appliquent à volatiliser leur essence théiste, ils l’épandent, l’introduisent partout ; le Théisme devient Panthéisme. L’infusant partout, l’atténuant toujours ; le sublimant, le subtilisant sans cesse, leur Panthéisme finit par se dissiper et disparaître. C’est l’Athéisme. Force est alors aux intellectualistes de s’arrêter ; ils se regardent étonnés, ils cherchent autour d’eux. Et peut-être les entendez-vous qui s’écrient : Notre Dieu s’est perdu. Qu’en avez-vous fait ? »

         On voit la portée philosophique de l’œuvre d’Élie Reclus. Le lecteur y trouvera le témoignage d’une immense érudition et d’une merveilleuse sagacité. Nul n’a su, mieux que l’auteur, découvrir dans le fait en apparence le plus banal la survivance d’une ancienne croyance ; nul n’a su, mieux que lui, montrer comment un vieux rite, par une adaptation insensible aux circonstances de temps et de milieu, a fini par donner naissance à telle pratique courante, que chacun répète machinalement, sans se douter qu’il accomplit, ce faisant, un acte religieux.

         L’esprit détaché de tout dogme, Élie Reclus a pu apprécier en toute liberté et sans parti pris les faits religieux qu’il a décrits. Son livre, s’il en fut jamais, est un livre de bonne foi.

                                                                       P. de Brugière