Jullian, Camille: Histoire de la Gaule. Tome I. Les invasions gauloises et la colonisation grecque. Tome II. La Gaule indépendante. In-8, 530 et 557 p.
(Paris, Hachette )
Compte rendu par Salomon Reinach, Revue Archéologique t. 11 (4e série), 1908-1, p. 302-305
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Camille Jullian. Histoire de la Gaule. Tome I. Les invasions gauloises et la colonisation grecque. Tome II. La Gaule indépendante. Paris, Hachette. In-8, 530 et 557 p.


   Je ne perdrai pas mon temps à louer cet ouvrage. Il est le résultat de vingt ans de travail ; il est fondé sur le roc des textes ; il est de Camille Jullian. Nous avons maintenant, et pour de longues années, une histoire de la Gaule. De la Gaule, non des Gaulois ; car l’auteur est très bref sur les Gauloisen Italie, dans la vallée du Danube, en Grèce, en Asie Mineure ; mais, sur la Gaule de César, entre les Alpes, les Pyrénées, la mer el le Rhin, il dit tout ce qu’on peut demander à l’exposé le plus méthodique et le plus complet. Chronologiquement, il ne remonte pas au delà des temps néolithiques, de cette période qu’il qualifie de ligure et qui a précédé de longs siècles celle où les Celtes (venus des bouches du Rhin) et où les Ibères (venus on ne sait d’où) entrent en scène. A la suite de M. d’Arbois, M. J. fait à l’élément ligure une part énorme ; c’est, à ses yeux, le fonds étranger ou du moins le résidu ethnique qui couvre toute l’Europe occidentale aux premières lueurs de l’histoire. Discuter cette thèse ici est impossible et je ne songe pas davantage à examiner les doctrines particulières, comme celle du passage d’Hannibal par le mont Cenis, préconisée en 1900 par M. Osiander et que M. Jullian s’est longuement appliqué à établir. Quand j’aurai rendu justice, avec une brièveté voulue, à l’ordre et à la proportion des chapitres, à la qualité presque impeccable de l’information, à cette belle langue à la fois vibrante et classique qui séduit et enchaine du premier coup le lecteur, je n’aurai dit que ce qu’il m’est impossible de taire. Mais un ouvrage comme celui-ci ne peut être irréprochable dans tous ses détails et comme, en le lisant, j’ai parfois exprimé mon dissentiment dans la marge, je crois devoir indiquer un certain nombre de points sur lesquels je suis en désaccord avec l’auteur.

   T. I, p. 94. Hérésie. La Gaule du Nord aurait eu encore des rennes au IIe siècle ! Qu’on me montre, je ne dis pas seulement à l’époque du fer, mais à l’époque de la pierre polie, un seul objet en bois de renne ! On ne me le montrera pas, et pour cause.

   P. 111. L’étymologie ancienne du nom des Ligures — de λιγύς, parce que ce serait un peuple très musicien (Schol. Plat.) — est simplement absurde; on a fait d’eux des musiciens pour expliquer leur nom. Peut-on admettre quelque relation entre les noms des Ligures et des Libyens? — A la même page, un lapsus fait de Lucain un contemporain de César.

   P. 112. M. Jullian veut expliquer par la langue ligure les noms des montagnes, des lacs, des fleuves. Mais les prédécesseurs des Ligures étaient-ils muets? Autrefois, on parlait beaucoup des Ibères ; M. Jullian en fait des envahisseurs postérieurs aux Celtes, sur la foi de textes insuffisants. Mais personne n’a mentionné les Ligures dans l’Afrique du Nord; or, la plus grande rivière de ce pays, le Bagrada, porte le même nom que le Magrada (Bidassoa) et il y a un Tillibarri en Afrique comme un Illiberri en Espagne. L’élément blanc qui peupla l’Afrique du Nord semble bien être à la fois berbère et ibère, et le centre de diffusion de ces peuples doit être cherché quelque part dans le Nord, même s’il ont passé d’abord’ en Afrique et plus tard seulement d’Afrique en Espagne. En dehors des Ligures et des Ibères, que de peuples ont dû jouer, dans l’Europe occidentale, un rôle analogue à celui des Pélasges, des Minyens, des Achéens en Grèce ! Le pan-ligurisme n’est pas moins une illusion que le pan-ibérisme ou le pan-celtisme.

   P. 125. Stations palustres ; pourquoi ne pas dire lacustres?

  P. 132 (et aussi p. 195-6), M. Jullian semble accepter comme des faits les plus audacieuses hypothèses de M. Bérard, celle, par exemple, qui place en Sardaigne les Lestrygons aux nuits courtes. Il ne suffit cependant pas d’avoir du talent pour avoir raison.

   P. 145. Les Bacchantes du Croisic ne sont pas plus historiques que les prophétesses de Sena, île qui, d’ailleurs, n’est pas sûrement l’île de Sein.

   P. 150. « Beaucoup de dolmens sont antérieurs au VIIe siècle. » Hérésie. Ils le sont tous. Le pan-ligurisme de M. Jullian l’a conduit à raccourcir démesurément les périodes préhistoriques. Il ne tient pas compte de ce fait essentiel qu’aucune épée de bronze, aucune fibule n’a jamais été découverte dans un dolmen. Tous les dolmens sont, je crois, antérieurs à l’an 1000, peut-être même à l’an 1500.

   P. 151, n. 4. Pourquoi reprendre la vieille explication de Troyon, suivant lequel la position accroupie et repliée des cadavres serait imitée de celle de l’enfant dans le sein de sa mère ? Le cadavre replié, assis on couché, est un cadavre qui a été ficelé, ligotté [sic], par crainte du « vampire » ; aussi trouve-t-on cette attitude dans un grand nombre de sépultures très anciennes de divers pays.

   P. 159. M. Jullian place la Gaule  « des rennes et des mammouths » « des centaines, peut-être des milliers d’années » avant la Gaule des mégalithes. En pareille matière, c’est par dizaines de siècles qu’il faut compter, car la civilisation néolithique, qui commence en Crète vers 10000 ans avant J.-C. (Evans), n’a certainement pas débuté en Gaule beaucoup plus tard.

   P. 162-163. Haereseon promptuarium. M. Jullian fait partout des réserves « de style », mais on déchiffre aisément sa pensée personnelle que voici. Les Ligures, vers 600 avant J.-C., possédaient le fer ; ils construisaient des dolmens ; Worsaae est plus près de la vérité que Montélius ; les Germains « étaient encore surtout aux armes de bronze » alors que les Gaulois vivaient en plein âge du fer ; la plupart des épées de bronze trouvées en Gaule datent de 600 à 400. Je réponds : qu’on n’a aucun droit d’attribuer les dolmens aux Ligures (1) ; qu’on ne construisait plus de dolmens vers 600 ; que les théories de Worsaae ne tiennent pas devant l’évidence : que les armes de bronze cessèrent d’être en usage chez les Germains vers le temps où les Gaulois y renoncèrent ; qu’on ne fabriquait plus d’épées de bronze en Gaule vers 400. On n’a jamais trouvé une épée de bronze dans une des tombes champenoises à inhumation, qu’on peut dater du Ve siècle d’après quelques objets grecs qu’on y a recueillis ; or, les épées de fer de ces tombes appartiennent au type La Tène I, que précède tout entier le premier âge du fer.

   P. 165. L’imitation des « rides du bout des doigts » a été signalée, sur les dalles de Gavrinis, par Abel Maître, non par Cartailhac ; l’interprétation du signe de la barque est d’origine scandinave et a été proposée en France (1894) par A. de Mortillet.

   P. 169. Dans la bibliographie des palafittes, il est injuste de citer Gross, et non Vouga, que Gross a plus qu’utilisé.

  P. 171. « La couvade, une des plus singulières allusions au matriarchat que l’humanité ait conservée ». La couvade n’a rien à voir avec la matriarchat ; elle relève de la magie sympathique (l’homme ne doit point se fatiguer, pour épargner la santé de l’enfant).

   P. 231. Je crois inadmissible la thèse de M. Jullian, qui attribue à un fonds commun, et non à des emprunts, les analogies des vocabulaires celtique et germanique.

   P. 284. J’ai expliqué autrement le texte de Varron sur Helico ; M. Jullian n’a pas le droit de faire de cet Helvète un Etrusque. Du reste, un peu plus loin (p. 371, n. 5), il accepte ma manière de voir et par suite, à ce qu’il me semble, se contredit.

  P. 339, note 4. Il ne fallait pas parler de la tête du Gaulois de Naples, qui est moderne ou, du moins, étrangère à la statue ; il ne fallait pas non plus mettre en doute que le groupe Ludovisi représente un Gaulois et sa femme. L’original est de la même main et appartenait au même ensemble que le Gaulois mourant. — A la même page. « le mélange de vigueur et de mollesse » chez les Gaulois, qui serait sensible dans leurs images dues à des Grecs, m’échappe complètement.

   P. 340. Les Gaulois ne combattent pas nus par bravade ; c’est un des nombreux cas de nudité rituelle (nudus ara, sere nudus, dit Virgile).

  P. 346, n. 1. Argute loqui me parait signifier « bavarder », non pas « parler habilement» (argutatur cicada.) Du reste, le rapprochement avec Polybe (II, 17) me dispose à croire que le texte de Caton doit être amendé et qu’il faut lire, comme on l’a déjà proposé, et agriculturam au lieu de et argute loqui.

P. 350. Il est inexact que Silius parle seul des casques gaulois ; voir Pline, Hist. Nat., XXXII, 23.

   P. 352. M. Jullian connaît mon travail sur les épées gauloises ; il n’en répète pas moins qu’elles étaient « molles et mal trempées. » Je le défie amicalement de m’en montrer une seule lui mérite ces épithètes. Il est agaçant d’avoir raison sans pouvoir convaincre un historien comme M. Jullian. Peut-être aurais-­je dû écrire mon mémoire en allemand — pour le faire qualifier de « capital ».

   P. 370. Ce qui concerne le premier âge du fer est expédié dans une note ; on ne peut cependant négliger la pénétration hellénique et illyrienne en Gaule, dont il importe de fixer la date et la voie (Marseille, Danube?), non plus que l’importance du commerce étrusque (statuettes de bronze, surtout en Auvergne, très antérieures à la conquête de César).

   P. 372-373. Je ne connais pas les « cuirasses ornées de figures » ; le vase de Graechwyl n’est pas étrusque, mais grec archaïque.

   P. 430, n. 4. Il est de toute impossibilité que l’Aphrodite à la Colombe de Lyon soit postérieure au VIe siècle ; il est non moins impossible que les Cybèles de Marseille (identiques aux Cybèles que j’ai découvertes à Cymé) soient des Athénas. M. Jullian parle lui-même (p. 440) de l’importance du lion de Cybèle à Marseille.

   Ces notes sont déjà longues ; je tiens à la disposition de M. Jullian celles que m’a suggérées son second volume ; mais je veux lui redire en terminant que je les ai lus tous les deux avec l’admiration qu’ils méritent et dont la science ne lui marchandera pas l’expression.

                                                                      Salomon Reinach

 

(1) Si les dolmens d’Europe doivent être attribuées à un peuple, ils ne peuvent l’être qu’aux Ibères. Il y a des dolmens en Corse, où les Ibères semblent avoir précédé les Ligures ; il y en a dans l’Afrique au nord, où l’histoire ne mentionne pas les Ligures ; il n’y en a pas dans la vallée (autrefois ligure) du Rhin ; il n’y en a qu’un très petit nombre en Italie et en Ligurie.