Sirén, Osvald: Don Lorenzo Monaco (Collection Zur Kunstgeschichte des Auslandes). In-4° de 198 p., avec 54 planches hors texte en phototypie.
(Strasbourg, Heitz 1905)
Compte rendu par Emile Bertaux, Revue Archéologique t. 8 (4e série), 1906-2, p. 194-196
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Osvald Sirén, Don Lorenzo Monaco (Collection Zur Kunstgeschichte des Auslandes). Strasbourg, Heitz, 1905. In-4° de 198 p., avec 54 planches hors texte en phototypie.


       Cette monographie, traduite du suédois, est un très remarquable travail d’érudition. L’auteur n’a rien négligé pour reconstituer l’histoire et l’œuvre du Camaldule qui a été relégué dans l’ombre par le Dominicain Fra Angelico. Pour la biographie du moine peintre, il n’a pu que préciser quelque peu des dates extrêmes, en démontrant que Lorenzo était né au plus tard en 1371 et mort après le mois d’août 1422. Pour l’œuvre de l’artiste, Μ. Sirén a pu, grâce à sa connaissance exceptionnelle de l’ancienne peinture toscane, dont témoi­gnaient déjà des études publiées dans l’Arte, dresser un catalogue qui comprend cinquante panneaux, dessins, ou manuscrits enluminés, et qu’accompagnent cinquante-deux reproductions en phototypie, d’après des clichés inédits pour la plupart. Α Florence même il a étudié pour la première fois une série de fresques à peu près inconnues, celles de la chapelle Bartolini, dans l’église de Santa Trinità, et découvert d’autres fresques, les plus anciennes œuvres de Lorenzo, dans des bâtiments voisins de Santa Maria la Nuova et qui faisaient autrefois partie du monastère de Santa Maria degli Angioli, où le peintre fit profession. L’auteur a réuni des renseignements sur des œuvres éparses depuis l’Italie, la France et l’Allemagne jusqu’aux États-Unis d’Amérique. Il a pu, par ses recherches et ses analyses, enrichir et modifier notablement la série des tableaux attribués à Lorenzo dans la dernière édition de l’ouvrage de Crewe et Cavalcaselle. Je me borne à relever les observations qui intéressent le Musée du Louvre et son prochain catalogue. L’important triptyque, qui repré­sente saint Laurent entre sainte Catherine et sainte Agnès, est classé comme un ouvrage d’élève, à la suite de considérations tirées du coloris et qui méritent attention. La petite Madone (n. 195) est reléguée dans la même catégo­rie, bien qu’elle ressemble de très près aux Madones authentiques de Lorenzo par l’attitude de la Vierge assie [sic] sur un coussin très bas et par le dessin de la draperie. Deux volets de triptyque, datés de 1408 (le Christ au Jardin des Oli­viers ; les Saintes Femmes au Tombeau) sont admis au nombre des œuvres originales de Lorenzo, avec toute apparence de raison.

        Si Μ. Sirén est fort affirmatif dans ses attributions, il faut reconnaître qu’il s’est fait de la personnalité artistique de Don Lorenzo l’idée la plus nette. Il consacre un chapitre spécial à définir cette personnalité et il le fait avec la finesse la plus ingénieuse. En même temps qu’un poète religieux, plus lyrique que dramatique, Lorenzo est un grand décorateur, qui, dans les courbes ondoyantes des draperies, les silhouettes des figures, les arabesques des compositions, a trouvé plus complètement qu’aucun Italien de son temps les lignes gracieuses, le rythme harmonieux, cette beauté, moitié géométrique, moitié musicale, à laquelle les premiers réalistes de Florence étaient déjà devenus insensibles, dont Fra Angelico lui-même ne devait pas jouir aussi purement et que retrouvera Botticelli. Μ. Sirén aide fort heureusement à comprendre ce charme difficile à définir en évoquant celui des délicieux « maniéristes » japonais du XVIIIe siècle (un Haronobou, je pense, et un Outamaro).

        Cette grâce est, dans l’œuvre du moine qui a travaillé à Florence, un héri­tage de Sienne, où Lorenzo était né ; dans les influences qu’il a le plus direc­tement subies, celle de Bartolo di Maestro Fredi domine plus que celle d’Agnolo Gaddi.

        Dans ses recherches attentives, Μ. Sirén a essayé aussi de faire la part d’autres influences, qui seraient venues du Nord. Il note des ressemblances, pour la décoration marginale des « grotesques », entre les manuscrits enluminés par don Lorenzo et les miniatures franco-flamandes de la fin du XIVe siècle. Il remarque également, dans la représentation des scènes de l’Évangile, quelques nouveautés réalistes et pittoresques qui s’écartent des traditions iconographiques consacrées à Sienne jusqu’au milieu du XVe. Par exemple la Vierge, dans la scène de la Nativité, s’agenouille devant Jésus couché sur la terre. Α prοpοs de cette scène, Μ. Mâle a supposé, dans un de ses admirables articles sur le Renouvellement de l’art par les Mystères, que des représentations dramatiques, semblables dans divers pays d’Europe, auraient pu, vers la fin du XIVe siècle, suggérer à la fois aux peintres italiens et flamands une composition nouvelle, inspirée par un sentiment nouveau. Μ. Sirén cite cette hypothèse et ne paraît pas éloigné de l’admettre pour son compte. Il fait remarquer cependant que la Vierge de la Nativité est déjà représentée à genoux dans deux peintures italiennes du milieu du XIVe siècle : l’une qui fait partie d’une pré­delle attribuée à Puccio Capanna (Florence, Académie des Beaux-Arts, n° 2) ; l’autre qui fait corps avec un grand retable de 1344 (Collection Czernin à Vienne). Je suis convaincu qu’il faut faire, dans l’invention de l’iconographie nouvelle qui triomphe au commencement du XVe siècle, une large part aux interpréta­tions que les peintres de l’Italie, à commencer par Giotto, ont donnée des écrits de la littérature franciscaine, et aussi à leurs inventions personnelles d’artistes poètes et dramaturges.

        La question est l’une des plus neuves et des plus graves qui aient été posées depuis longtemps. Il faut se borner encore à des indications et à des notes. J’en ajoute deux au dossier, en fermant le livre de Μ. Sirén.

        Parmi les motifs nouveaux qui apparaissent, je crois, pour la première fois en Italie dans l’œuvre de Lorenzo Monaco, figure le Christ sortant du tombeau, devant la croix entourée des instruments de la Passion et de ces étranges « têtes coupées » et mains sans bras qui, sur le fond uni, disent les paroles et font les gestes du drame divin. C’est le Christ des Messes de saint Grégoire. Je le trouve vers 1405 dans deux des fresques florentines que M. Sirén a mises en lumière (pl. I). En connaît-on des exemples antérieurs dans l’art du Nord ?

        Α côté des problèmes d’iconographie, il faut laisser une grande place, la plus grande, peut-être, aux questions de style pur. En voici une, que Μ. Sirén n’a pas formulée. Ces draperies ondées dont les longs plis viennent mourir sur le sol en petites vagues sinueuses, ces compositions où les courbes du cadre se marient avec celles que dessinent les figures, comme la mélodie et son accompagnement, cette élégance « décorative », cette grâce « japonaise », que Μ. Sirén admire avec raison dans les panneaux et les dessins du Camaldule de Florence, je les retrouve exactement, avec les mêmes inflexions et les mêmes partis-pris, dans les miniatures des Très-Riches Heures du duc de Berry. Et cela dans des compositions dont l’iconographie est entièrement différente et l’arabesque également harmonieuse, comme les deux couronnements de la Vierge, celui de Don Lorenzo au musée des Offices, celui de Paul de Lim­bourg, dans la bibliothèque du château de Chantilly.

        Je fais le rapprochement après les comparaisons les plus minutieuses et je pourrais l’appuyer de schémas et de diagrammes qui vaudraient une démons­tration. L’un des deux arts dérive de l’autre. Sans doute, l’œuvre de Don Lorenzo n’est que l’aboutissement d’une suite d’œuvre siennoises ou florentines, comme celle de Paul de Limbourg n’est que le triomphe sans lendemain auquel aboutit le progrès d’une génération. Où s’est développé d’abord, dans la draperie des peintures, le système des plis « ondés » qui sera remplacé brutalement, à Florence et dans les Flandres, par le système des plis « cassés » ? C’est un de ces problèmes de l’art international de la fin du XIVe siècle qui ne pourront être résolus avant qu’une suite d’études critiques n’aient été consacrées à la pein­ture toscane et lombarde de cette époque décisive.

Ε[mile] B[ertaux]