Glotz, G.: La solidarité de la famille dans le droit criminel en Grèce. In-8°, xx-624 p.
(Paris, Fontemoing 1904)
Compte rendu par Salomon Reinach, Revue Archéologique t. 5 (4e série), 1905-1, p. 151-156
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G. Glotz. La solidarité de la famille dans le droit criminel en Grèce. Paris, Fontemoing, 1904. In-8°, xx-624 p.


          L’ouvrage que nous annonçons — un des plus importants qui aient paru depuis longtemps dans le domaine des études helléniques — a pour objet de poursuivre, à travers l’histoire du droit grec, l’évolution du principe de la solidarité familiale. Ce principe n’étant ni contesté, ni contestable, M. Glotz l’a admis comme un fait, sans chercher à en déterminer la genèse ; il s’est placé ainsi sur le terrain historique et, s’il a fait quelques excursions, d’ailleurs fort intéressantes, dans le passé le plus lointain de la Grèce primitive, il n’a jamais oublié qu’il travaillait sur des textes, qu’il devait s’attacher, avant tout, à les rapprocher et à les éclairer. Mais personne ne croit plus, et M. Glotz moins que personne, que le droit grec puisse s’expliquer par lui-même. « La doctrine de l’évolution naturelle, dit-il, pénètre l’histoire, parce qu’elle-même n’est après tout que l’histoire appliquée à la nature, et Darwin a pour ancêtre Montesquieu. Par cela même que le droit d’une société est doué de vie, on ne saurait ni saisir ses métamorphoses, ni marquer sa place dans une série, sans multiplier les comparaisons. » Dans son Introduction, M. Glotz cite un exemple saisissant de l’application de la méthode comparative, même à ces légendes grecques dont il dit avec raison qu’il y a « tout un coutumier » caché en elles. Plutarque raconte qu’une orpheline de Delphes s’attacha obstinément à la porte d’un roi riche et que, repoussée et frappée, elle alla se pendre dans un coin. « Bien simple, cette anecdote, et jamais philologue n’en chercherait le sens juridique. On y trouve cependant, d’abord la coercition par le jeûne à l’usage des créanciers ou suppliants, ensuite la vengeance par le suicide à l’usage des offensés, c’est-à-dire tout ensemble le dharnâ des Hindous et le Harakiri des Japonais. »

          Dans ses Principes d’Éthique, Herbert Spencer a écrit cette phrase bonne à retenir : « Le déclin de la responsabilité familiale et le progrès de la responsabilité individuelle semblent concorder avec le changement qui fait passer l’organisation sociale du type où l’unité de composition est la famille au type où l’unité de composition est l’individu. » Le beau livre de M. Glotz est comme la justification de cette loi, qu’il a rappelée dès le début. A la période héroïque, les familles, souveraines à l’égard des individus et de la cité, appliquent ou subissent les règles de la vengeance privée. Puis vient une période de transition, où les familles s’affaiblissent, s’émiettent, où l’État grandit et, avec lui, la juridiction sociale. Seuls les proches parents restent comme emprisonnés dans les liens de la solidarité familiale ; la responsabilité collective tend à disparaître, ou à ne s’exercer qu’avec l’assentiment de l’État. Enfin, à l’époque classique, l’État est souverain ; il est l’unité supérieure où ont abouti les anciens groupes constitués par la communauté du sang. Mais le passé ne disparaît jamais sans résistance. Dans les villes aristocratiques, les familles garderont encore longtemps leurs privilèges ; l’individualisme s’affermira surtout dans les villes démocratiques, où la tradition fait défaut ou pèse d’un poids moindre. C’est Athènes surtout qui eut l’honneur d’abolir presque tout ce qui restait de la responsabilité familiale et de proclamer le principe, souvent méconnu depuis, jamais oublié, de la responsabilité individuelle. Assurément, cela vaut mieux que d’avoir rédigé des codes. Il a été longtemps de mode d’affirmer, dans le domaine juridique, la supériorité des Romains, parce que leurs jurisconsultes et leurs empereurs ont codifié le droit. Mais ce droit, dans ce qu’il a de meilleur, les Romains ne l’avaient pas créé ; ils avaient été devancés par les Grecs, en particulier par les Athéniens. « De Solon à Euclide, en moins de deux cents ans, la philanthropie athénienne a réalisé toutes les réformes pour lesquelles il faudra au formalisme romain, des Douze Tables au Digeste, neuf cents années d’efforts intermittents. » On ne peut mieux dire, ni avec plus d’éloquence contenue, et je ne crois pas qu’on l’eût dit si nettement avant M. Glotz.

          Entrer dans l’examen détaillé d’un livre si plein d’idées et de choses, nous entraînerait beaucoup trop loin ; il nous suffira, après en avoir donné ainsi une idée générale, de signaler quelques problèmes que l’ingénieuse érudition de l’auteur a éclairés.

          P. 95, M. Glotz étudie l’αἰδώς  homérique, qui est essentiellement « la conscience du devoir. » « Tout ce qui est commandé à l’homme par la θέμις lui est recommandé au dedans par αἰδώς. » Avec le temps « l’αἰδώς devient le sentiment des obligations dont on est tenu, à tous les degrés de la hiérarchie sociale, envers des inférieurs et des supérieurs » (p. 97.) « Αἴδεσθαι, c’est modérer assez sa douleur, faire assez fléchir sa haine, pour se résigner à une transaction. » C’est cette αἰδώς qui épargne le guerrier terrassé, qui sauve, moyennant compensation pécuniaire, le meurtrier poursuivi par les parents de la victime. De là aἴδεσις, ou réconciliation privée, qui paraît dans le droit athénien de l’époque classique. A l’époque homérique, la ποινή est la dette contractée envers ceux qui veulent bien aἴδεσθαι ; c’est essentiellement une indemnité noxale, un dédommagement consenti par l’offenseur pour sauver sa vie (p. 105, 106). A l’origine, la ποινή n’est pas la composition, mais une vengeance ; c’est seulement quand la communauté s’élargit que la ποινή devient une satisfaction pécuniaire, une indemnité dévolue à la famille de la victime (p. 111).

          A la p. 115, nous trouvons une explication nouvelle de la scène judiciaire figurée sur le bouclier d’Achille au chant XVIII de l’Iliade. Suivant M. Glotz, le vengeur du sang prétend que les promesses faites n’ont pas été tenues, alors que le meurtrier prétend avoir donné toute satisfaction. « Il s’agit d’un litige civil, mais dont les effets sont, par contre-coup, ceux d’un procès criminel » (p. 121).

          Le traité de paix privée est la φιλότης, procédure officielle de réconciliation qui existe dans toutes les sociétés primitives (p. 135). Il y en a nombre d’exemples dans les légendes grecques ; ainsi Pirithoos et Hermès se réconcilient avec Thésée et Apollon, Agamemnon avec Achille, Héraklès avec les fils de Nélée. « Le temps n’est pas venu encore où par φίλος on entend un rapport purement moral ; à l’époque homérique, on comprend d’ordinaire par là un rapport presque juridique. D’Homère à Solon, les cas abondent où, de cité à cité, de famille à famille, d’homme à homme, la φιλότης n’est que la négation de la haine ; pour « aimer », il suffit de s’entendre » (p. 139, 141). A la différence de l’αἴδεσις, qui suppose l’inégalité des personnes, la φιλότης participe à la fois du traité de paix et de l’amnistie ; l’αἴδεσις est une trêve, la φιλότης est la clôture parfaite des hostilités (p. 148). « Ayant pour but primordial de créer une parenté factice, les formalités de la paix privée ressemblent à celles de l’adoption et du mariage... La réconciliation d’Héraklès avec les dieux est une apothéose, tout simplement parce qu’elle est une adoption selon le rite olympien » (p. 163). 

        Le développement de la justice sociale, par opposition à la justice familiale, commence ou se dessine pendant le moyen âge hellénique, c’est-à-dire du VIIIe au VIe siècle. « L’État va désormais fortifier sa juridiction, jusqu’à la rendre obligatoire, et ruiner peu à peu la solidarité des familles, au point d’en conserver seulement les débris utilisables pour l’accroissement de sa propre puissance » (p. 225). C’est un effet de la désorganisation du γένος. Un premier pas, dans cette évolution, est marqué par l’importance croissante de la νέμεσις, la justice divine. « A mesure que décline le régime patriarcal, les crimes perdent de jour en jour le caractère d’offenses privées, sans apparaître encore comme des infractions sociales : ils prennent insensiblement l’aspect de péchés » (p. 227). Mais la vengeance divine peut tomber sur la cité tout entière, la punir d’avoir laissé le crime impuni ; d’où la nécessité, pour la cité, d’intervenir, de prévenir la vengeance des dieux. Un progrès ultérieur fut la codification des lois criminelles. « La promulgation de ces codes par l’État eut des résultats définitifs. Depuis que les dieux avaient étendu leur patronage et imposé leurs lois au droit qui réglait les relations des familles, une justice nouvelle était apparue. Mais, en descendant des cieux sur la terre, elle était tombée au pouvoir d’hommes méchants qui la tinrent en charte privée, pour la faire servir à leurs projets de domination. Délivrée par les législateurs, elle allait être toute à tous et, dictant ses équitables arrêts aux faibles et aux forts, combler la société entière de ses bienfaits » (p. 244).

          Un des premiers besoins qui se fit sentir alors, fut de restreindre les effets de la solidarité familiale, de mettre un terme aux représailles de groupe à groupe. La législation commença par restreindre la vengeance du sang; puis elle travailla à exonérer la famille de la responsabilité matérielle. L’obscure inscription d’Olympie (Roehl, n. 112) est une espèce de loi d’habeas corpus, ayant pour objet de donner des garanties à la famille et à la personne de l’accusé. « Elle nous montre comment la juridiction sociale est intervenue pour limiter le droit de l’offensé et protéger, contre les abus de a [sic] vengeance, la personne de l’offenseur, ses biens, sa famille, son clan ». Ce texte, que M. Glotz paraît avoir compris le premier, est d’une importance capitale dans l’histoire du droit. « La rhétra d’Elide forme avec le Deutéronome un double anneau de la chaîne d’or qui se termine avec la Déclaration des droits de l’homme ».

          Les Grecs renoncèrent, plus tôt que les autres peuples, à user du combat judiciaire comme moyen de preuve. « La solidarité active des parents et des amis pouvait s’affirmer en justice d’une autre façon, plus pacifique. Elle disposait d’une procédure qui rappelait à tous yeux l’union fondamentale de la famille et son ancienne souveraineté : la cojuration » (p. 288). Le nom technique des cojureurs nous est donné par les fragments de droit crétois retrouvés à Gortyne: ce sont les ὁμωμόται. La cojuration n’est pas seulement, comme on l’a cru longtemps, une institution germanique : elle paraît avoir été commune à toute la famille aryenne. Mais, en Grèce, elle évolua rapidement. Les cojureurs cessèrent d’être pris, à titre exclusif, parmi les parents ; ils devinrent des témoins de moralité

          Dans les lois de Dracon sur l’homicide (621), apparaît pour la première fois la distinction du meurtre prémédité et du meurtre involontaire. « Ce principe, lentement élaboré dans la justice familiale, s’était peu à peu introduit dans la justice sociale : les juges avaient été amenés à établir des catégories de cas….. Ce qui appartient en propre à Dracon, c’est d’avoir donné une valeur absolue à cette distinction, d’en avoir fait la base des φονικοὶ νόμοι et d’avoir ainsi, à côté de l’Aréopage, retranché dans sa mission de sévérité implacable, installé les éphètes dans des tribunaux de miséricorde. Mais ce n’est pas en philanthrope qu’agissait le premier législateur d’Athènes : c’est en homme politique. Il voulait substituer le régime de la répression sociale à celui de la vengeance privée, afin de réfréner le goût du sang. Voilà pourquoi, lui qui se montre si humain dans les dispositions sur le meurtre involontaire, il a dû déployer une si grande rigueur contre le plus grand nombre d’infractions…… La législation criminelle, à ses débuts, est nécessairement impitoyable : l’offensé ne consent à suspendre l’exercice de son droit qu’à condition de sentir à son service toute la puissance de la société » (p. 302, 303). 

          Si Dracon fit encore de grandes concessions au principe de la solidarité familiale, Solon travailla à émanciper la personnalité humaine de la contrainte que cette solidarité imposait encore. L’esprit même de sa constitution est opposé au classement des citoyens par γένη ; le démembrement du γένος est le but immédiat des lois civiles. Pour cela, il fallait avant tout « mobiliser le sol », faire sortir la propriété de l’indivision ; un des moyens qu’adopta Solon, pour diviser la propriété, fut d’appeler les femmes au droit de posséder la terre (p. 330). « Il obligea les Eupatrides, sous peine de marier leurs filles comme des pauvresses, à détacher des grands domaines quelques parcelles : c’était activer la transformation économique de la société » (p. 334). Une autre innovation féconde en conséquences, c’est la liberté de tester. « Par là, Athènes s’assura une avance précieuse sur le reste de la Grèce dans la voie de la liberté individuelle. Ailleurs, semble-t-il, on en est resté au régime de la dévolution nécessaire pendant tout le Ve siècle » (p. 345). Solon ne s’occupa pas moins de restreindre l’autorité paternelle, d’affranchir l’individu dans la famille affranchie du γένος (p. 350), de créer, à côté des actions privées (δίκαι), des actions publiques (γραφαί), substituant, dans une large mesure, la répression sociale aux survivances de la vindicte privée (p. 369). Pourtant, « l’établissement d’une justice sociale n’empêcha pas l’institution de la ποινή de persister en Grèce ; la loi recueillit la tradltion [sic]. La Grèce aussi a eu des codes à tarifs » (p. 382). Mais, par cela même, la cité limitait le droit privé de transaction et bientôt l’État demanda, dans certains cas, à partager avec l’offensé la somme qui assurait son intervention. C’est le passage de la composition à l’amende ; elles coexistent déjà dans le droit de Gortyne ; dès le VIe siècle, à Athènes, la composition tend à disparaître, tout en se perpétuant sous la forme plus ancienne que lui laissaient les φονικοὶ θέσμοι. 

          Au Ve et au IVe siècle, l’idée de la responsabilité individuelle, exclusivement individuelle, s’affirme de plus en plus, en même temps que paraît celle de la faute considérée comme une maladie, de l’irresponsabilité résultant de l’hérédité. Le régime démocratique, à Athènes, accélère « l’œuvre de rénovation sociale et d’affranchissement individuel », qui, dans d’autres régions de la Grèce, tarda beaucoup plus longtemps à s’accomplir. « Toute la fierté qu’éprouvent les Athéniens à se dire philanthropes vient de là. Ils considèrent comme la marque ndéniable [sic] de leur supériorité sur les autres Grecs qu’ils soient les seuls qui aient élevé un autel à la Pitié » (p. 423).

          Assurément, la rupture avec les errements du passé ne fut jamais complète. Malgré le système des γραφαί, l’action privée n’en persista pas moins, au IVe siècle, dans les affaires d’homicide. Le bannissement collectif, la confiscation, l’atimie héréditaire subsistèrent dans la législation athénienne, attestant la survivance du principe de la responsabilité collective à côté de celle de la solidarité familiale. Mais M. Glotz a pu citer de nombreux exemples où « des élans spontanés de miséricorde » sont venus atténuer la rigueur des vieux usages et préparer les progrès que consacreront les formules du droit romain. Le temps seul parait avoir manqué aux Athéniens pour aller jusqu’au bout où ils tendaient à leur insu (p. 556). « Précocité de la Grèce dans le monde, précocité d’Athènes dans la Grèce : tels sont les faits généraux qui se dégagent de notre étude. » 

          Si la démocratie athénienne décernait encore le χρυσοῦς στέφανος, la προεδρία et les autres privilèges honorifiques, l’auteur du beau livre que nous venons de résumer trop rapidement y aurait d’incontestables droits ; son apologie de la φιλανθρωπία athénienne est d’autant plus opportune qu’il a été de mode, en ces derniers temps, de la méconnaître et d’en médire. Mais M. Glotz n’a pas voulu écrire un plaidoyer ; pas plus que Fustel, il n’a mis son érudition et la profondeur de sa pensée au service d’une thèse préconçue ; comme Fustel, et avec un horizon plus vaste, des matériaux de comparaison plus riches, il a doté la science française d’un ouvrage de grande allure qui lui fait honneur et qui restera. 

S[alomon] R[einach]