Glotz, Gustave: L’Ordalie dans la Grèce primitive. In-8°, 137 p.
(Paris, Fontemoing 1904)
Compte rendu par Adolphe-Joseph Reinach, Revue Archéologique t. 5 (4e série), 1905-1, p. 433-435
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Gustave Glotz. L’Ordalie dans la Grèce primitive. Paris, Fontemoing, 1904. In-8°, 137 p.


          L’idée de l’ordalie, nom germanique du jugement de Dieu, résulte logiquement de la croyance en un Dieu de justice ; il est donc naturel qu’elle se rencontre à diverses époques et en divers pays. M. Glotz l’a étudiée en Grèce et a fait servir à cette étude les récits mythologiques ou légendaires où se reflète très souvent le droit primitif. L’auteur est ainsi amené à distinguer ;

          1° Le καταποντισμός. Les Grecs placent le royaume des morts aux confins de l’Océan ; lancer à la mer, c’est donc envoyer à la mort. Si la victime, placée dans des conditions telles que, sans intervention divine, elle doive périr, se sauve pourtant, c’est manifestement que la divinité la protège et proclame son innocence. Les moyens d’exposition sont choisis dans le dessein de permettre à la fois et de nécessiter cette intervention divine ; c’est le coffre hermétiquement fermé (λάρναξ) ; c’est le sac bien clos (culeus) ; c’est le bateau désemparé (exarmatum navigium). Tous trois ont originairement pour objet de remettre à la divinité le jugement d’affaires de famille que le père de famille n’ose trancher ; légitimité des nouveau-nés (c’est le cas le plus fréquent et le plus fameux ; OEdipe, Persée, Dionysos, Téléphos, Néleus et Pelée, Lycastos et Parrhasios, Romulus et Rémus, etc., exposés sur les flots, sitôt après une naissance suspecte) ; virginité des filles (Danaé, Sémélé, Tyrô, Silvia etc.) ; fils accusés d’avoir violenté leur mère ou leur marâtre (Ténés, Hippolyte ?).

          « Imaginée par la justice patriarcale , l’épreuve du coffre se généralisa ». Hypsipyle sauve son père en l’enfermant dans une λάρναξ ; c’est encore dans une λάρναξ (= arca, arche) que le petit Zeus, Deucalion, par la protection de son père Zeus, se sauve sur les flots et sauve avec lui l’humanité. Lorsque les familles se groupent, ce genre d’ordalies passe avec elles dans le droit de la cité ; à Locres, les meurtriers d’Hésiode sont exposés en mer ; à Rome, les parricides, mis en sac, sont jetés à l’eau. Dans l’ordalie par la mer, à côté de la forme passive qui est l’exposition, il y a la forme active, la précipitation, le καταποντισμός proprement dit ; les accusés n’y subissent plus l’épreuve ; c’est volontairement qu’ils courent au devant pour se justifier. Sur tout le littoral de la Grèce, on rencontre, sous des noms divers, un même type de roches du saut-ordalie ; roches leucades, argées, skironiennes ; parmi ces sauts, il en est que la mythologie a rendus célèbres ; saut de Sappho à Leucade, de Képhalos à Thorikos, de Glaukos à Anthédon, d’Inô et de Mélikertès à la Molouris de Mégare ; un examen attentif permet de discerner, dans l’immense domaine du folklore hellénique, plus d’une vingtaine de cas semblables (Halia, Hémithéa, Kallonè, Skirios, Egée, Thésée, Britomartis, Kalykè, Argynna, Apriatè, Astéria, Molpadia, Parthénos, etc.)[.] Amphion aussi, qu’oublie M. Glotz, semble appartenir originairement à cette catégorie. 

          Bientôt, d’ailleurs, la littérature s’empare du καταποντισμός, transforme en victimes d’un désespoir d’amour les pauvres filles qui, soupçonnées, cherchaient à se justifier ou, requises d’amour, à échapper à leurs persécuteurs par cet appel à la justice de la mer. La primitive ordalie, entourée de toutes les garanties, devient, aux époques alexandrine et romaine, le remède à la mode du mal d’amour. « Toutes les amoureuses et tous les amoureux de la mythologie durent y passer. Photius nous a conservé, d’après Ptolémée Héphaistion, le livre d’or où s’inscrivirent les noms plus ou moins authentiques, illustrés par ce sport sentimental » (p. 50). 

          2° Il n’est pas nécessaire que l’eau probatoire soit celle de la mer ; l’eau douce y suffit, celle des katavothres et des képhalaria, des rivières et des

Fleuves, des sources (la Kallirrhoè d’Athènes où l’on puise le λουτρὸν νυμφικόν, pour éprouver la virginité avant le mariage), des puits (le Kallichoros d’Eleusis où les femmes soupçonnées viennent prêter le serment de fidélité conjugale), des lacs (le lac des Palikes dont les eaux, dans leurs tourbillons de soufre bouillant, entraînent les parjures). Il n’est même pas nécessaire que ce soit dans l’eau que se précipite l’accusé ; il suffit qu’il se précipite, qu’il y ait ou non de l’eau au fond, dans toute fissure assez profonde et sombre pour paraître une « bouche d’Hadès ». C’est le κατακρημνισμός qui s’accomplit de diverses façons ; 

          a) Précipitation du haut d’un roc ; Egée, Aglauros, les Cécropides du haut de l’Acropole, Thésée à Colone ou à Eleusis, le Sphinx à Thèbes et la Lamia à Delphes (cette dernière, bien qu’un des moins contestables exemples d’ordalie, a échappé à l’attention de M. Glotz) ; c’est le mode d’exécution qui s’est perpétué aux Phédriades, au Barathron, à la roche Tarpéienne ; b) précipitation dans une faille, une caverne ; les Latomies, le Kaiadas (1) ; c) simple exposition dans une grotte sacrée ; grotte de la flûte de Pan à Ephèse, grotte du serpent de Junon à Lanuvium, où l’on mène, pour se justifier, les jeunes filles soupçonnées d’inconduite.

          3° L’enfouissement et l’emmurement que l’on voit toujours pratiqués, dans les légendes grecques, à l’égard des jeunes filles coupables envers la famille ; Antigone, Mélanippe et, dans l’histoire, à Rome, les Vestales.

          4° Les épreuves par le feu, consistant soit à traverser un brasier (serment des gardiens dans Antigone), soit à marcher, pieds nus, sur des charbons ardents (prêtresses de Féronia à Soracte, d’Artémis à Castabala), soit à porter des fers rouges (encore les gardiens d’Antigone) ; ou les épreuves qui en dérivent ; par le sang, par la pourpre substituée au sang, en portant de l’eau dans un crible, en rallumant un foyer avec un voile consacré, en buvant de l’eau sacrée, etc.

          Nous avons vu que ces ordalies primitives ont souvent subsisté à titre de peine ; mais M. Glotz croit pouvoir en suivre ailleurs encore les traces à l’époque historique ; le serment et la question, double forme en Grèce de la peine probatoire et qui souvent tient lieu de la peine elle-même ; le contrôle par le feu de la légitimité des nouveaux-nés, principe des Amphidromies ; le contrôle par l’eau de la virginité des fiancées, d’où résultent les Loutrophories ; la dokimasie même et le tirage au sort des magistrats, choix remis par les hommes aux dieux, tous ces rites semblent à M. Glotz dériver des ordalies primitives. Mais l’auteur est obligé de constater que ce n’est qu’à l’état de pénalités que nous connaissons la plupart d’entre elles ; aussi est-on en droit de se demander si ces prétendues ordalies ont jamais été autre chose que des peines. Pour M. Glotz, la question ne se pose pas ; ce n’est qu’à l’époque historique que se différencient l’ordalie et la peine ; à l’époque primitive, preuve et épreuve, jugement et châtiment, c’est tout un. On peut n’en être pas convaincu. Si, en effet, à l’époque historique, l’ordalie subsiste à côté de la peine et indépendamment, n’est-ce pas qu’elle en est essentiellement distincte ? Si l’on admet que l’ordalie est un rite exclusivement probatoire, on sera obligé de reconnaître que nombre des faits, considérés par M. Glotz comme des exemples d’ordalie, n’ont avec celle-c [sic] aucun rapport ; du moins admettent-ils des explications toutes différentes. Ce sont des moyens d’exécution, comme la λάρναξ, le culeus, l’emmurement, qu [sic] n’ont d’autre raison d’être que d’empêcher la souillure des coupables de répandre autour d’eux sa contagion ; des sacrifices humains ou des dévotions, selon que les précipitations sont forcées ou volontaires ; des victimes propitiatoires, des substituts expiatoires, comme les chevaux qu’on précipite à Argos, les argei qu’on jette dans le Tibre ; des croyances dont le caractère ordalique n’apparaît point, comme la mise en sac d’un coupable revêtu d’attributs ou de parties d’animaux, la précipitation à la mer de masses de métal, vrais gages d’union, toute une série d’usages, enfin, qui n’ont jamais eu ce caractère probatoire inhérent à une ordalie véritable. En somme, ce petit volume est plein de choses intéressantes ; mais M. Glotz semble avoir étendu outre mesure la conception juridique de l’ordalie (2).

                                                   Ad[olphe]-J[oseph] R[einach]

(1) L’identification, proposée par Rayet, avec la caverne qui se trouve à l’entrée de la Langhada de Trypi, à l’extrémité du village qui lui a donné son nom, au sud de la route, est certaine ; mais il ne faut pas dire que « Rayet a pu identifier le Kaiadas à la Langhada de Trypi » (p. 90), car la Langhada est un défilé qui mène par Trypi de Laconie en Messénie, tandis que le Kaiadas est une déchirure qui s’ouvre au sud de cette route, à l’entrée de Trypi.

(2) Encore n’avons-nous pas mentionné quelques théories par trop contestables de l’auteur ; que le rouge dont sont peints les navires helléniques est un souvenir du primitif baptême avec du sang humain ; que le condamné à mort chargé de couper le câble au lancement d’un vaisseau, sous notre ancien régime, est une survivance du même rite barbare ; que Britomartis et Dictynna sont les déesses du filet qui recueille les victimes aux roches du saut-ordalie, et non pas simplement celles du filet de pêcheur, etc.