Decharme, Paul: La critique des traditions religieuses chez les Grecs, des origines au temps de Plutarque. In-8, xiv-518 p.
(Paris, Picard 1904)
Compte rendu par Salomon Reinach, Revue Archéologique t. 5 (4e série), 1905-1, p. 444-446
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Paul Decharme. La critique des traditions religieuses chez les Grecs, des origines au temps de Plutarque. Paris, Picard, 1904. In-8, xiv-518 p.


          Avec une clarté et une élégance qui rehaussent sa solide érudition, M. Decharme nous expose, en ce charmant ouvrage, révolution du rationalisme dans la littérature grecque jusqu’à Lucien. « L’histoire des dieux, telle que les poètes l’ont contée, est-elle vraie ? Les dieux s’intéressent-ils à l’humanité ? Les dieux existent-ils ? Telles sont les trois questions principales que s’est successivement posées, en Grèce, la curiosité des esprits réfléchis. »

          M. Decharme explique, avec tout le détail nécessaire, comment ils y ont répondu.

          La vraie critique appliquée aux choses religieuses — car l’auteur me paraît à tort en trouver une trace dans Hésiode — commence avec Xénophane, qui s’élève, au nom de la morale, contre les mythes et dénonce la grossièreté de l’anthropomorphisme. Peu après, Héraclite proteste contre les sacrifices sanglants, les rites mystiques et bacchiques ; Empédocle annonce l’intention d’épurer les croyances de ses contemporains. Les historiens, obligés de choisir entre les traditions fabuleuses, furent amenés, à leur tour, à les critiquer ; M. Decharme rapporte à Hécatée « l’honneur d’avoir le premier appliqué aux fables de la mythologie hellénique l’effort d’une interprétation rationaliste ». Chez Hérodote, il n’y a que des « velléités de critique », « souvent contrariées par la réserve extrême qu’il s’impose au sujet des choses divines ». Thucydide est plus réservé encore, à tel point qu’on se demande s’il crut ou s’il ne crut pas aux dieux ; mais le seul fait que l’on puisse hésiter sur l’existence de ses sentiments religieux autorise à dire qu’il n’avait rien d’un dévot. Chez les poètes du cinquième siècle, des tendances différentes se font jour ; alors que Pindare et Eschyle cherchent à épurer les vieilles légendes, Sophocle, esprit conservateur, les accepte. Pour Aristophane, l’embarras des modernes est grand et je n’arrive pas à comprendre pourquoi les Athéniens ne l’ont pas accusé d’impiété. Je me demande aussi — M. Decharme s’est-il posé cette question ? — pourquoi, si libre envers les dieux, montrant « tout l’Olympe en goguette », il paraît avoir toujours respecté les déesses, dont plus d’une, pourtant, prêtait à la médisance. « Travestir les dieux et les ridiculiser sur la scène comique était considéré comme une chose absolument inoffensive » (p. 110). C’est la constatation d’un fait, non une explication. La tolérance dont ont joui les comiques reste un mystère à mes yeux.

          L’idée de la loi naturelle, du Nous gouvernant le monde à la place des dieux, se fait jour avec Anaxagore. Démocrite, frayant la voie à Épicure, s’inscrit en faux contre les terreurs de l’enfer et cherche dans les phénomènes naturels l’origine des fables mythologiques. Contemporains de Démocrite, mais animés d’un tout autre esprit, les sophistes considérèrent la religion comme l’effet d’une convention suggérée aux hommes par l’utilité ; l’idée de Critias sur le « sage habile », qui fit peur aux hommes pour les moraliser, contient en germe l’exégèse médiocre du XVIIIe siècle. Euripide est bien de la famille des sophistes et Aristophane ne le calomnie point en prétendant qu’il avait voulu enseigner l’athéisme, bien qu’il n’en est jamais formulé nettement la doctrine comme le fit Diagoras, à la fois rationaliste et impie. La pensée grecque avait marché trop vite ; une réaction commença, politique d’abord, marquée par les procès d’impiété du Ve siècle, dont le meurtre juridique de Socrate n’est qu’un épisode. Au IVe siècle on trouve une nouvelle accusation, celle d’introduire dans la cité des dieux étrangers. Il est difficile de ne pas voir, dans ces diverses manifestations d’intolérance, l’action des hommes qui étaient matériellement intéressés au maintien des cultes traditionnels. C’est souvent dans l’alarme des intérêts temporels qu’il faut chercher l’origine des incursions du bras séculier dans le domaine des croyances. Les marchands de bestiaux de Bithynie, qui ne vendaient plus de victimes pour les sacrifices, firent de Pline le Jeune un persécuteur des chrétiens. Si M. Decharme lisait une histoire des persécutions dirigées par l’Église au moyen âge, je suis persuadé qu’il comprendrait encore mieux les causes de l’intolérance athénienne.

          Socrate, Xénophon et Platon marquent, dans une certaine mesure, une réaction philosophique, non qu’ils remettent en honneur des fables absurdes ou puériles, mais parce qu’ils sont ou se disent persuadés de l’existence des dieux et respectueux des cultes de la cité. Il faut d’ailleurs, avec Platon, ne jamais perdre de vue ce que M. Decharme appelle justement les « caprices ailés » de son imagination ; le philosophe badine volontiers et ne livre que bien rarement sa pensée propre. Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’il incline vers le monothéisme qui fut proclamé, à rencontre du polythéisme officiel, par le fondateur de l’école cynique, Antisthène. Aristote, comme Socrate et Platon, fit profession de respecter les dieux de l’État ; Épicure les relégua dans une sphère inaccessible aux hommes et nia leur intervention dans les choses humaines. M. Decharme le traite avec raison de « libérateur des âmes » et insiste sur le caractère élevé de sa doctrine. Les stoïciens, à leur tour, méprisèrent la théologie populaire, mais eurent la malencontreuse idée de la sauver en l’interprétant. L’histoire de l’exégèse des mythes, qui commence avec les commentateurs d’Homère, aboutit, d’une part, au symbolisme naturaliste des stoïciens, d’autre part au réalisme historique des disciples d’Evhémère et aux fantaisies mathématiques des Pythagoriens. Ces aberrations ont trouvé crédit jusqu’à la fin de l’antiquité et même au delà ; bien plus que les procès d’impiété, elles ont arrêté l’essor de la pensée libre et, en substituant des absurdités savantes à des absurdités palpables, ont prolongé le règne des absurdités.

          M. Decharme consacre un dernier chapitre à Plutarque, qui n’a donné son adhésion à aucun des systèmes d’interprétation admis de son temps et s’est confiné dans une sorte de spiritualisme dualiste, professant, comme l’a bien vu Montaigne, « les opinions douces et accommodables à la vie civile ». Plutarque est un platonicien à la façon de Cousin, très préoccupé de l’utilité sociale des croyances, cherchant le juste milieu entre la superstition et l’athéisme et s’arrêtant à une piété où les actes importent moins que les intentions. Il est difficile de lire les traités philosophiques de Plutarque sans concevoir de l’amitié pour lui ; c’est un parfait honnête homme, mais quel médiocre penseur ! Je crains que M. Decharme ne l’ait traité avec quelque partialité ; Plutarque, d’ailleurs, enseigne et inspire l’indulgence ; pour le malmener, il faudrait depuis longtemps ne l’avoir pas lu.

          Le beau livre de M. Decharme s’arrête au seuil même du christianisme ; espérons qu’il aura le courage de terminer l’étude d’un si grand sujet. Je ne saurais assez en recommander la lecture à ceux qui connaissent l’antiquité et je la recommande non moins chaudement à ceux qui l’ignorent.

                                                       S[alomon] R[einach]