Harrison, Jane Ellen: Prolegomena to the Study of greek religion. In-8, xxii-680 p., avec nombreuses illustrations.
(Cambridge, University Press 1903)
Compte rendu par Salomon Reinach, Revue Archéologique t. 4 (4e série), 1904-2, p. 146-147
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Jane Ellen Harrison. Prolegomena to the Study of greek religion. Cambridge, University Press, 1903. In-8, xxii-680 p., avec nombreuses illustrations.


          Pour rendre un compte exact de ce volumineux ouvrage et en discuter les conclusions, il faudrait toute une série d’articles. Qu’il me suffise de le signaler avec insistance à l’attention des hellénistes et des historiens. Mlle Harrison est la première, en Grande-Bretagne, à s’être émancipée du préjugé littéraire qui consiste à faire passer la mythologie avant la religion, ou à les confondre ; elle a été droit à ce qui fait le fond des religions, qui en est la partie la plus significative comme la plus ancienne, le rituel, et, renversant ainsi le vieil édifice vermoulu, a fait effort, dans l’esprit de Mannhardt et de Frazer, pour réunir à pied d’œuvre les matériaux d’un édifice nouveau.

          Le contraste entre la religion olympienne d’Homère et la religion chthonienne antérieure, telle qu’elle se reflète dans le rituel attique, a été très nettement marqué par l’auteur. Une différence essentielle de ces deux religions, l’une littéraire, l’autre populaire, est la conception du sacrifice ; au sacrifice-don, familier à Homère, où le dédicant prend sa part du banquet, s’opposent les rites des fêtes comme les Thargélies, plus tard placées sous le patronage des Olympiens, où le sacrifice est un holocauste, une offrande sans réserve faite au dieu, et où l’objet essentiel n’est pas de concilier la divinité, mais d’écarter les esprits malfaisants et de purifier, en particulier d’assurer la fertilité de la terre par des rites magiques. Les esprits qu’il s’agit d’apaiser ou d’éloigner, comme ceux que l’on veut concilier, ne sont pas les Olympiens, mais des démons, des revenants, des lutins. Une évolution, dont on peut suivre les progrès, conduit de la démonologie à la théologie ; rien de plus instructif à cet égard que l’histoire de la Mère et de la Fille du Blé devenues, avec le temps, les Grandes Déesses, puis Déméter et Koré. Les progrès de l’anthropomorphisme sont parallèles à ceux de la théologie doctrinale d’où sont issus les Panthéons homérique et posthomérique.

          Dionysos, dieu thrace d’origine, introduit en Grèce un élément nouveau, celui de l’enthousiasme ; on commence à croire que l’homme, au paroxysme de l’émotion, peut s’identifier avec le dieu, se fondre en lui. Le régulateur et le législateur de cette religion dionysiaque fut Orphée, qui aurait apporté de Crète une religion ascétique mêlée d’éléments extatiques ; cette discipline transforma profondément les vieux mystères qui, tout agraires à l’origine, ayant pour objet d’accroître la fertilité par des actes magiques, tendirent désormais à assurer aux hommes la possibilité de s’unir à la nature divine. Cette union s’effectuait par la manducation du Dieu ou communion (omophagie), par le mystère de l’hiérogamie et par celui de la naissance divine. Ainsi les affinités de l’orphisme avec le christianisme, déjà souvent indiquées depuis quinze ans, gagnent sans cesse en évidence et en précision.

          L’orphisme et la religion olympienne ont l’un et l’autre leur eschatologie ; celle de l’orphisme est spiritualiste ; celle de la religion olympienne est fondée sur la conception enfantine d’une vie d’outre-tombe analogue à celle de tous les jours.

          En somme, l’orphisme fut une renaissance, avec l’adjonction d’éléments nouveaux, en partie d’ordre philosophique, de la vieille religion chthonienne de la Grèce. Les Olympiens n’ont été que des marionnettes amusantes, qui ont occupé la scène sans la remplir ; le vrai courant religieux a continué sous la scène, s’est grossi d’affluents divers et a porté son tribut tardif aux croyances nouvelles nées en Judée.

          Il y a beaucoup de points sur lesquels je suis en désaccord avec Mlle Harrison ; mais je me plais à reconnaître dans son livre un de ceux qui sont destinés à exercer une salutaire influence sur nos études. Il mérite non seulement d’être lu, mais d’être traduit.

                                               S[alomon] R[einach]