Egger, Émile: Mémoires d’Histoire ancienne et de Philologie. 1 vo­lume in-8°
(Pairs, Durand 1863)
Compte rendu par Ernest Vinet, Revue Archéologique 8, 1863-4, 2e série, p. 452-455
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Mémoires d’Histoire ancienne et de Philologie, par émile Egger, membre de l’Institut, professeur à la Faculté des Lettres, etc. – Paris, Durand, 1863. 1 vo­lume in-8°.


Ce nom est bien connu de nos lecteurs, c’est celui d’un des hommes de notre temps qui soutiennent avec le plus d’autorité et de succès, vis-à-vis de l’étranger, l’honneur de l’érudition française ; c’est le nom du digne successeur de M. Boissonade, et l’un des plus respectés et des plus popu­laires dans l’Université.

Le volume que j’annonce dans cette revue, où je reprends la plume après une très longue interruption, fait suite aux Mémoires de Littérature ancienne (Durand, 1862. 1 vol. in-8°) dont on parlait, il y a quelques jours, dans le Journal des Débats. Il se compose de vingt-et-un morceaux (Kleine Schriften antiquarischen, comme on dirait en Allemagne). Quelques-uns sont inédits, les autres ont été publiés dans divers recueils. L’auteur nous les offre de nouveau, mais revus avec soin et mis au courant de la science. Un seul lien les unit, c’est le goût le plus vif pour l’antiquité. Tous nous montrent dans une mesure à peu près égale avec quelle habileté M. Egger peut ramener de l’inconnu au connu par une série d’inductions ingénieusement enchaînées. J’estime singulièrement ses découvertes, mais je prise encore plus le parti qu’il en tire. A voir la manière dont il les applique, on reconnaît non seulement le critique exercé, mais un de ses esprits justes et sains que réchauffe une douce philosophie.

L’étude de certains points du domaine classique, moins connus, peu ex­plorés, étude par lequelle l’épigraphie ou les papyrus grecs lui prêtent leur secours, tel est le but vers lequel tend M. Egger ; et ce but, nous de­vons le reconnaître, est parfaitement atteint. Ce volume en fait foi. Mais ce qui ajoute singulièrement à l’intérêt que le sujet offre en lui-même, c’est le plaisir que nous donne le spectacle de la vérité dégagée du nuage par l’instinct de l’investigation et la science la plus sûre, car M. Egger possède un genre de mérite plus rare qu’on ne pense, il sait à merveille ce qu’il sait. Souvent cette gymnastique de l’esprit n’a d’autre appui qu’une pointe d’aiguille, ce qui n’empêche point qu’à certains moments elle nous conduise vers les régions supérieures. De quelques lettres à demi-effacées, ou de l’examen d’un vieux tesson, elle s’élève à des vues d’ensemble qui embrassent tout un peuple et son histoire.

J’ouvre le livre au hasard et je tombe sur une dissertation intitulée : De l’étude de la langue latine chez les Grecs de l’antiquité. Or, quel est le point de départ de M. Egger ? Une courte inscription trouvée dans le bassin de carénage du port de Marseille, inscription où se lit le nom d’un Grec : « Athénades, fils de Dioscoride, » qui prend le litre de : « Grammairien latin. » Pour bien d’autres, celle qualification serait restée inap­perçue ; pour M. Egger, elle devient un thème qu’il orne de toutes les ri­chesses d’une érudition ingénieuse. L’idée maîtresse dans cette dissertation, une de ces idées neuves qu’on n’oublie pas, c’est que, si le nombre des Grecs de quelque valeur qui ont écrit en latin se trouve tellement restreint (six ou sept tout à peine), ce n’est point l’effet du hasard. La Grèce vaincue affectait de dédaigner la langue de ses maîtres. C’est ainsi qu’elle se vengeait, et cependant, remarquez le contraste ! L’élite de la société ro­maine voyait dans l’étude du grec le signe infaillible d’une bonne éduca­tion : personne n’y contestait la suprématie intellectuelle d’Athènes. Les choses en étaient à ce point que ce peuple que la nature avait créé pour commander aux autres :

Tu regere imperio populos, Romane, memento,

souffrait qu’un de ses enfants, qu’un poëte, osât dire en plein théâtre : « Ménandre a écrit cette pièce en grec, Plaute l’a traduite en langue bar­bare. » Plautus vortit barbare.

Même méthode·et même habileté dans les Observations historiques sur les formalités de l’état civil chez les Athéniens. Je ne m’y arrêterai point par la rai­son que ce morceau publié dans la Revue archéologique n’a pu être oublié de mes lecteurs, il pique trop vivement la curiosité ; il est étrange, en effet, de voir les formes conservatrices de la position sociale des citoyens parfaitement établies dans un coin du monde bien des siècles avant l’é­poque où notre civilisation perfectionnée a su les trouver. Mais passons, pour entrer dans un autre domaine, ceci est encore plus sérieux.

On a trouvé naguère sur un des tombeaux de la voie Appienne une épi­taphe dans laquelle le mort est représenté comme miséricordieux et ami des pauvres, misericordis, amantis pauperis (pour pauperes). S’il s’agissait d’une inscription chrétienne, il ne faudrait point y prendre garde, mais la forme des caractères étant jugée par les habiles comme pouvant nous indiquer l’époque d’Auguste, nous voici en face d’un gros problème qui dépasse la grammaire et l’épigraphie. Sans négliger l’une et l’autre, ce qu’un philologue ne pourrait faire en pareille occasion sans gravement se compromettre, M. Egger est entré résolûment dans l’appréciation philo­sophique et morale. Il s’est demandé si l’amour du pauvre, si la charité, en un mot si l’humanité n’existaient point dans le cœur de l’homme (comme on serait tenté de le croire) du temps des premiers empereurs, ou si l’on veut dans les âges où fleurit le paganisme, et en définitive si la société antique avait expulsé la pitié, ce contre-coup de la douleur des autres, suivant la belle expression de M Villemain. Ecoutons un instant M. Egger, car il parle avec âme et sagesse :

« En général, dit-il, nous sommes trop portés à exagérer le contraste de la société païenne et de la société chrétienne, quant au développement du sentiment moral. Ni l’unité primitive de la race humaine, ni les droits, et les devoirs qui en découlent, ni particulièrement le devoir de l’affection et de l’assistance mutuelle n’ont été inconnus à la philosophie avant le christianisme. L’école de Socrate a déjà proclamé plusieurs de ces nobles vérités ; le stoïcisme qui ne fait guère, en morale, que continuer l’école de Socrate, en a trouvé une expression plus vive, et leur a donné une force plus efficace encore dans la pratique. Le nom même de charité exprime déjà dans Cicéron l’amour de l’homme pour le genre humain, caritas generis humani, et ce ne sont pas là de vains mots, de simples théories, mais des faits qui prouvent que les sociétés anciennes ont connu d’autres liens que ceux de l’intérêt politique, les exemples qui nous montrent la famille païenne unie par des sentiments doux et sévères, attentive à cer­tains devoirs de la bienfaisance, humaine envers les esclaves et les pauvres, ces faits-là sont ou négligés par les historiens mêmes qui devraient s’ap­pliquer à les recueillir, ou ignorés jusqu’à ce jour. »

Je ne prétends point toucher ici à une grande question dans laquelle l’honneur de l’espèce humaine se trouve engagé, seulement je veux re­mercier M. Egger du tour tout nouveau qu’il donne à la défense de la morale antique en appelant l’épigraphie à son secours. Se servir de vieux matériaux que le hasard vous offre, en connaître le prix, voilà de l’habi­leté ; mais invoquer ces adieux suprêmes gravés sur la pierre funéraire, pour nous montrer que l’homme est toujours le même, et qu’à tous les âges de l’histoire l’étincelle divine a brillé au fond de son âme, qu’il est plutôt bon que méchant, c’est donner à l’étude des inscriptions un genre d’intérêt qui lui manquait encore, c’est la rajeunir en l’ennoblissant. Il y a là une voie toute nouvelle, et M. Egger nous doit, se doit à lui-même, d’aller en avant et de creuser le terrain.

Choisir parmi tous ces morceaux où la réflexion et l’érudition sont si heureusement mélangées, me paraît assez difficile, chacun d’eux a son mérite particulier. Cependant s’il me fallait citer absolument, j’indiquerais un de ces travaux dont l’extrême aridité semble diminuée par les efforts d’une philologie intrépide autant que patiente ; le spectacle de la difficulté vaincue nous plait toujours ; je veux parler des Observations critiques sur divers monuments relatifs à la métrologie grecque et à la métrologie romaine, et des Observations sur quelques fragments de poterie qui portent des inscrip­tions grecques. L’étude de ces inscriptions nous révèle ce qu’était la rareté du papier chez les anciens. Elle était incroyable, car les gens de lettres s’y trouvaient réduits (et l’on peut citer Apollonius Dyscole) à écrire leurs ouvrages sur des pots cassés. Vous tous, dont la plume est noircie d’encre du matin au soir, vous lirez, j’en suis sûr, avec un vif intérêt le Mémoire de M. Egger : Sur le prix du papier à Athènes, et l’un des meilleurs du re­cueil par le piquant et la nouveauté des informations. Quelle marchandise chère qu’une feuille de papier du temps de Periclès, à une époque où le génie courrait les rues ! 4 francs 80 centimes, pas un liard de moins ! Par bonheur Platon, Xénophon, Thucydide n’ont pas reculé devant cette dé­pense. La postérité lointaine, celle que nous constitueront un jour nos arrière-neveux, se louera-t-elle autant du rabais du papier ?

Ce qui m’étonne en présence d’un pareil état de choses, c’est de voir une si grande quantité de papyrus grecs. Chaque année leur nombre s’ac­croît et l’Europe savante en est vivement préoccupée. Associé à son excel­lent confrère, M. Brunet de Presle, que l’Académie des inscriptions a chargé de préparer pour l’impression la collection des papyrus du Louvre commencé par M. Letronne, M. Egger a trouvé ici même l’emploi de son érudition, et un emploi vraiment désirable. En effet, rien de plus singulier que les mœurs et la direction d’idées que ces papyrus nous révèlent. Ah ! ce n’est pas « sur la place publique d’Athènes ou de Corcyre, sur les champs de bataille de l’Attique ou de la Laconie » qu’ils nous transportent. Non ! c’est dans les sacristies de l’Egypte gouvernée par les Ptolémées, ou dans les bureaux d’une administration égyptico-macédonienne. Lisez le Mé­moire intitulé : Une pièce de comptabilité inédite. Cette pièce, datée du 4 du mois de Pharmouthi (37me année d’Evergete II, 132 ou 133 ans avant Jésus­-Christ) n’est autre qu’une lettre d’ordonnancement du gouverneur de la province qui prescrit au fermier des impôts dans la ville de Diospolis de payer aux prêtres d’Ammon Rha Sonther la contribution que le fisc leur accorde. A cette occasion, M. Egger rappelle (et il faut lui en savoir gré) le volumineux dossier de deux prêtresses de Memphis qui harcèlent l’auto­rité à l’effet d’obtenir leur salaire en nature, salaire que leur accordent les règlements. Instructions sur instructions, rapports sur rapports, négligence des employés subalternes, bienveillance stérile des employés supérieurs qui ont autre chose à penser ; rien n’y manque, et c’est la peinture la plus naïve et la plus vive en même temps des mœurs administratives de l’Égypte et de presque tous les pays. Je note en passant que dans la lettre adressée au receveur des finances de Diospolis, on parle du mandat à souche. Le mandat à souche déjà connu, il y a deux mille ans ! C’est pour le coup que nos comptables vont s’écrier qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil !

Quand je pense aux fortes études que renferme ce volume, aux problè­mes qu’il soulève et aux aspects si divers sous lesquels il nous montre l’antiquité, je regrette (appelé dans une autre direction et pressé par le temps) de ne pouvoir suivre pas à pas M. Egger sur un terrain qu’il sait féconder. Autrement je serais entré dans le détail de ces opérations dont les doctes et l’Allemagne elle-même, la dédaigneuse Allemagne, se plai­sent à constater les bons résultats. Ce qui me console, c’est la conviction que les dilettanti de la science ont déjà apprécié ces Mémoires d’histoire ancienne à leur juste valeur. Ils savent aussi bien que moi tout l’intérêt qui s’attache aux recherches d’un philologue qui ne se laisse point do­miner par les matériaux dont il dispose, agissant toujours en habile con­structeur. Mais je regarde comme un devoir d’engager les simples curieux à faire connaissance avec M. Egger. Il leur indiquera les grandes voies et les stations les plus intéressantes de ce monde antique et classique qu’il parcourt depuis tant d’années, observant et prenant note de toutes choses comme ce Polémon, surnommé le voyageur, dont ici même il a cherché la trace. Parent de Letronne par l’esprit et les goûts, il en a la méthode sévère et l’activité ; toutefois, sur un point assez capital, il s’éloigne de cet admirable critique, qu’il a si bien pénétré, ainsi que le témoigne la belle notice en tête du volume. Vous souvenez-vous de cette peinture si spiri­tuellement touchée, dans laquelle un littérateur charmant et l’un des professeurs les plus applaudis du Collége de France (1) nous montrait Letronne fièrement campé entre la Grèce et l’Égypte et prêt à livrer ba­taille à tout venant ? Eh bien ! chez M. Egger l’érudition est loin d’être agressive. Il est d’humeur facile et supporte la contradiction. Je dirai même que semblable à ce païen dont il a fort à propos commenté l’épitaphe, il est miséricordieux.

Ernest Vinet.

 

(1) M. Edouard Laboulaye.