Bertaux, E.: L’art dans l’Italie méridionale. Tome Ier. In-4°, xiv-835 p. avec 404 figures dans le texte, 38 planches hors texte et deux tableaux synoptiques.
(Paris, Fontemoing 1904)
Compte rendu par Salomon Reinach, Revue Archéologique t. 3 (4e série), 1904-1, p. 169-171
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E. Bertaux. L’art dans l’Italie méridionale. Tome Ier. Paris, Fontemoing, 1904. In-4°, xiv-835 p. avec 404 figures dans le texte, 38 planches hors texte et deux tableaux synoptiques.


          Voilà un chef-d’œuvre. S’il convient de ne point abuser de ce gros mot, pourquoi craindre de l’employer à l’occasion ? Je l’emploie ici en toute sérénité de conscience ; d’autres, je l’espère, le prononceront après moi et sans plus de remords.

          L’art de l’Italie méridionale, depuis la ruine de Pompéi jusqu’au XVIe siècle, est resté longtemps presque inconnu des archéologues. Il y avait de cela plusieurs causes. La première était l’insécurité et la misère du pays, peu hospitalier aux voyageurs. La seconde était une audacieuse mystification du XVIIIe siècle, l’œuvre du peintre De Dominici ; Vita dei Pittori, Scultori ed Architetti napolitani (3 vol., 1743). Comme la mauvaise monnaie chasse la bonne, cet étrange monument de fantaisie et de fraude écarta les chercheurs sérieux d’un vaste domaine, désormais hanté par un simulacre menteur d’érudition.

          Le brave Millin, en 1812 et 1813, fut le premier à visiter scientifiquement les Calabres, la Terre de Labour, les Abruzzes et les Pouilles. Puis ce fut le Saxon H. W. Schultz, archéologue excellent, formé parles conseils de Rumohr, qui commença, en 1832, l’exploration du royaume de Naples. Il mourut en 1855, sans avoir publié la grande œuvre pour laquelle il avait amassé des matériaux très précieux ; ceux-ci furent mis au jour par F. von Quast, dans l’introuvable ouvrage intitulé ; Denkmäler der Kunst des Mittelalters in Unteritalien (4 vol. in-fol. et un atlas, Dresde, 1860).

          Les antiquaires locaux, ceux de Naples surtout, commencèrent à travailler avec méthode vers 1845 ; mais leurs mémoires et leurs livres ne franchissaient que rarement les frontières de l’Italie. Trois Français, MM. F. Lenormant, Enlart et Diehl s’engagèrent, entre 1880 et 1895, sur les pas de Millin et de Schultz. M. E. Bertaux, devenu membre de l’École de Rome en 1894, résolut tout de suite de se spécialiser dans cette étude. Voyageur infatigable, bon dessinateur, initié à l’étude de l’architecture, parlant l’italien avec la facilité d’un indigène, il se « naturalisa » Napolitain. A plusieurs reprises, il retourna dans l’ancien royaume de Naples et publia, tant en français qu’en italien, d’importantes monographies, pleines de découvertes, sur les antiquités de ce pays. Maintenant, sous prétexte de doctorat es lettres — n’est-il pas singulier qu’on ne puisse nommer de tels hommes « docteurs » sans les soumettre à la comédie d’un examen? — il nous donne le premier volume d’une œuvre énorme, presque sans précédent dans la littérature archéologique, l’exposé méthodique et détaillé, appuyé sur des centaines d’illustrations de premier ordre, de l’histoire de l’art en Italie depuis la fin de l’Empire romain jusqu’à celle de la dynastie des Hohenstaufen.

          Cette histoire, il lui a fallu la construire. Il y avait des matériaux, mais pas de maison. Même le Cicérone de Burckhardt était muet, ou peu s’en faut. Ce qu’il dit de l’art de l’Italie méridionale dans la dernière édition a été fourni, sur la demande des éditeurs, par M. Bertaux. C’est un sujet de légitime fierté pour l’archéologue français d’avoir ainsi éclairé et reconstitué d’un coup tout un grand chapitre de l’histoire de l’art dans la péninsule.

          Par sa situation géographique et les voies de grande communication qui la desservent, l’Italie méridionale devait être soumise à la fois ou tour à tour aux influences de l’Italie centrale — ayant pour hinterland l’Italie du nord, la vallée du Rhin et la France de l’est — et à celles des pays grecs riverains de l’Archipel. Après le triomphe du christianisme, la première forme d’art qu’on y constate est étroitement apparentée à l’art de Ravenne, romain suivant quelques-uns, asiatique et byzantin suivant beaucoup d’autres. La conquête de Bélisaire y mplanta [sic] définitivement l’art byzantin. Toutefois, les traditions de l’art romain-chrétien n’étaient pas mortes ; elles se montrent dans l’Italie méridionale au Xe siècle, avec des éléments analogues à ceux qui, élaborés à Rome, s’épanouirent dans l’art carolingien. L’art oriental ne prévalut pas au même titre dans toutes les régions du duché de Naples. En Apulie, du Xe au XIIIe siècle, l’art, propagé par les moines basiliens, est nettement, entièrement oriental. En Campanie, autour du Mont Cassin, il y eut rencontre de deux tendances, l’une orientale, l’autre occidentale. Cette dernière serait plus exactement qualifiée de septentrionale, car elle offre d’évidentes affinités avec l’art germanique à l’époque des Othons. Mais cette influence du Nord se constate seulement au XIe siècle et dans les œuvres de peinture et d’enluminure sorties des couvents bénédictins.

          Après l’art germanique, ce fut l’art français qui exerça son action, depuis les Abruzzes jusqu’à la Calabre, dans le domaine de l’architecture et la sculpture. Cette action n’est pas due à la conquête normande, qui lui fraya seulement la voie. C’est au sud de la Loire, non à la vallée de la Seine et à la Normandie, qu’appartiennent les modèles des églises élevées sous la domination des Normands ; le prototype fut la grande église abbatiale de Cluny.

          Les Cisterciens succédèrent aux Clunisiens comme porteurs de l’influence française ; mais ils paraissent avoir trouvé, dans l’Italie méridionale, un champ moins propice que dans les États romains.

          Vers la fin du règne de Frédéric II, l’art français, importé par la voie terrestre du nord comme par la voie maritime de l’est (Chypre et l’Orient latin), régna sans conteste en Apulie et en Sicile. Au XIIe siècle cette région subit aussi l’influence de l’art musulman, dont le décor géométrique se rencontre à Salerne comme à Palerme ; le centre de cette action était la cour des rois normands de Sicile.

          Un phénomène extraordinaire de l’histoire de l’art, Nicolas de Pise, a été expliqué d’une manière plausible, sinon encore complète, par M. Bertaux. On savait depuis longtemps que, du temps de Frédéric II, il y avait eu, dans l’Italie méridionale, une école de sculpteurs imitant l’antique, et l’on savait aussi que le père de Nicolas de Pise était de Apulia. Mais s’agissait-il de l’Apulie ou d’une des localités dites Pulia dans l’Italie centrale? Tout récemment encore, l’origine toscane de Nicolas de Pise a été énergiquement revendiquée. M. Bertaux a montré qu’il existait un lien intime entre le château toscan de Prato, élevé vers 1250, et le château de Frédéric II à Castel del Monte (1240) ; comme la chaire du baptistère de Pise était terminée en 1260, il devient très vraisemblable, presque certain, que Nicolas a été le constructeur de Prato et de la chaire de Pise, qu’il a porté en Toscane la Renaissance éphémère de l’art antique dont Frédéric II s’était fait le protecteur. M. Bertaux est arrivé à ces résultats par une étude, que l’on n’avait pas encore faite, de l’architecture de la chaire de Pise, comparée à celle de Castel del Monte. Reste toujours à savoir comment Nicolas s’est élevé subitement et si haut au-dessus des sculpteurs romanisants de l’Apulie ; mais , comme le dit en terminant l’auteur, l’analyse ne peut pas expliquer tout et « il convient de s’incliner enfin devant l’énigme du génie ».

          Inclinons-nous, à notre tour, devant le talent viril et l’indomptable force de volonté dont M. Bertaux a fait preuve dans la préparation de ce grand ouvrage. L’exécution matérielle est à la hauteur de la conception, du savoir et du style ; c’est, pour la critique, un agréable devoir de rendre hommage à une si belle réunion de qualités.

                                               Salomon Reinach