Rosen, Felix: Die Natur in der Kunst. in-8, avec 120 gravures.
(Leipzig, Teubner 1903)
Compte rendu par Arthur Mahler, Revue Archéologique t. 3 (4e série), 1904-1, p. 186-189
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Félix [sic] Rosen. Die Natur in der Kunst. in-8, avec 120 gravures. Leipzig, Teubner, 1903.


          Saint François d’Assise, initiateur religieux et social, ouvre une ère nouvelle dans l’histoire de la pensée européenne. A l’art nouveau il fournit aussi de nouveaux sujets. M. Rosen n’a pas rendu justice à cette influence ; de même, on peut lire son Introduction sans se douter qu’il existe une question ; « Florence ou Sienne ». Giotto se forma à la tâche, qui n’était encore échue à aucun artiste, de représenter la vie de saint François ; sa grande innovation est d’avoir introduit l’observation de la nature dans l’art. En revanche, il était très peu doué pour la perspective et ne savait pas observer le paysage, ce que M. Rosen fait ressortir en analysant avec détail la fresque de Joachim au désert. L’auteur a écrit des pages intéressantes sur les relations entre Giotto et Pisano, sur l’explication de la représentation en surface des feuilles par la technique du relief, sur le fait, géologiquement démontré, que les rochers conventionnels des paysages de Giotto dérivent de modèles romains. A propos des Fiançailles de la Vierge de Taddeo Gaddi, M. R. esquisse le développement des fonds de jardin ; d’abord, c’est un jardin clos de mur des faubourgs de Florence (Taddeo) ; puis, ce mur s’orne de pilastres (Fra Angelico) ; le mur est remplacé par un portique à colonnes avec niches (Domenico Veneziano) ; le portique s’ouvre sur une lointaine perspective (Botticelli, Ghirlandajo). M. R. traite, par la même occasion, des représentations du citronnier et en déduit des critères chronologiques qui seront utiles. Par l’analyse des fonds d’architecture, il établit que Taddeo Gaddi n’a pas été, comme on le croit souvent, dans la dépendance immédiate de Giotto, mais qu’il fut, en partie du moins, original.

          L’évolution du sentiment de la nature est étudiée pas à pas, depuis les arbres, dont la détermination botanique devient bientôt possible, jusqu’aux plantes et à l’herbe (p. 54). M. R. démontre que l’art n’est pas parti des notions complexes, telles que la forêt, le gazon, la prairie, mais n’y est parvenu que par la réunion d’arbres, de touffes d’herbes et de plantes. Le XIVe siècle n’a pas encore réalisé cette synthèse. Traitant du Miracle du sang de Bolsena, à Orvieto, M. R. montre finement qu’un des caractères de l’art du moyen âge est d’avoir peu de goût pour la ligne horizontale ; la victoire de la Renaissance s’exprima par «la réaction contre les lignes verticales et l’observation sans préjugés de la largeur» (il est impossible de dire ces choses en français ; un critique doit s’estimer heureux d’en suggérer l’idée dans notre langue).

          Un des grands attraits du livre de M. R., c’est la juxtaposition, dans la série des gravures, d’œuvres d’art et de vues admirables prises sur nature (arbres, lignes de paysage, etc.). Pour faire saisir le parallélisme du développement au nord et au sud des Alpes, M. R. a étudié en grand détail l’autel de Gand. Il croit trouver le critère si longtemps cherché pour distinguer l’œuvre des deux frères Van Eyck dans les particularités de la conformation des mains. C’est à Jean van Eyck qu’il attribue le mérite d’avoir découvert l’infinie beauté de la nature et de l’avoir représentée de façon adéquate. L’auteur est naturaliste, en même temps et au même titre que critique d’art, et c’est un grand plaisir pour le lecteur de le suivre dans ses analyses de botaniste et de géologue, à le voir déterminer les espèces des plantes et raconter la formation des montagnes. M. R. admire Jean van Eyck, mais sans aveuglement ; il montre combien il est encore engagé dans les liens de la tradition, réunissant, par exemple, des éléments hétérogènes dans ses paysages. Le rendu de ces éléments est d’ailleurs si parfait que M. R. a pu prouver que les rochers des volets des Pèlerins appartiennent au dévonien moyen de la vallée de la Meuse en amont de Liège. Il a également établi, d’une façon, à mon avis, tout à fait convaincante, que le paysage de la Madone du Louvre est une vue de la Meuse à Liège. Fort de ses observations de détail, M. R. aborde l’étude du Crucifix de Berlin. Il ne se contente pas d’expressions vagues comme « éléments de style » et « ressemblance », mais montre avec précision que le sol et les pierres sont imités de Jean van Eyck, que le fond atteste une certaine familiarité avec le tableau peint par Van der Goes pour les Portinari, que le moulin à vent ne favorise nullement l’attribution à Jean van Eyck, que le peintre du Crucifix connaît les Alpes bien mieux que Jean, qu’il a subi l’influence de Bouts, que les physionomies trahissent celle de Rogier, en somme, que ce tableau trop vanté est l’œuvre non d’un grand maître, mais d’un éclectique postérieur.

          Jean van Eyck ne connaît le monde que « sous un vêtement du dimanche », un « costume de féerie ». Partant de cette observation, M. R. a dit des choses justes et neuves sur Petrus Cristus, qui, dans le paysage, s’est montré peu imaginatif, mais original ; il faut donc protester contre la mode régnante, consistant à attribuer à Cristus ce qui paraît trop faible pour un des Van Eyck. Pourquoi Rogier van der Weyden adopte-t-il quelquefois un fond d’or, et, d’autres fois, place-t-il une scène de la Passion dans une église (tableau d’Anvers) ? M. R. répond ; « La douleur amère ne demande ni quand ni » (p. 118). C’est possible ; mais si la douleur ne pose pas ces questions, le peintre les pose. Il me semble que la réponse est celle-ci ; aux yeux du croyant, toute l’histoire sacrée est indépendante de l’espace et du temps. Elle ne s’est pas seulement produite une fois, à Jérusalem et en Judée, mais elle se renouvelle chaque année et en tous lieux ; tous les vendredis saints, J.-C. est mis en croix, sur la Meuse comme sur l’Arno ; à chaque nuit de Noël, il vient au monde. Cela posé, ni le peintre, ni le spectateur ne pouvaient être sensibles à ce qui nous paraît anachronisme aujourd’hui.

          L’étude de Thierry Bouts fournit à M. R. des observations frappantes ; il voit en lui un observateur excellent, un vrai naturaliste, dont certaines qualités ont presque l’autorité d’une signature. Le grand tableau d’autel des Portinari par Van der Goes est l’objet de pénétrantes recherches. C’est parce que Van der Goes était de famille noble qu’il a pour ainsi dire découvert le type pittoresque du paysan ; c’est en outre le premier qui ait peint de grands arbres et qui en ait bien distingué la structure. Après Memling, qu’il considère comme un peintre rhénan, M. R. aborde Gérard David, en qui il montre le premier peintre de la forêt, le premier qui ait justement indiqué les rapports de grandeur entre l’homme, la colline et la montagne.

          Revenant à l’art de l’Italie, M. R. passe à Masaccio, auquel il attribue, à la suite de Schmarsow, les fresques de Saint-Clément. Il localise le paysage de la Crucifixion aux environs de la mer Tyrrhénienne. Uccello est le premier maître méthodique de la perspective ; M. R. a fait d’ingénieuses remarques sur sa manière d’opposer les feuilles. L’influence du naturalisme est manifeste dans Fra Angelico, malgré le caractère médiéval de son talent ; très loin des Van Eyck, il eut cependant l’œil ouvert sur la nature, du moins jusqu’au jour où il s’enferma dans son couvent. Fra Filippo Lippi est le premier Florentin qui ait peint une forêt et une prairie ; à cet égard, Botticelli se rattache étroitement à son maître, plus préoccupé de la vision d’ensemble que du détail. C’est aux carrières voisines de Fiesole que Botticelli aurait emprunté le modèle des rochers que l’on voit sur son tableau allégorique du palais Pitti, Minerve et le Centaure ; j’avoue n’en point être convaincu. En revanche, je crois que M. R. a tout à fait raison de retrouver dans l’entourage d’une Madone de Mantegna les rochers de la vallée du Mugnone. L’observation botanique de Verrocchio porte principalement sur les formes dont la connaissance est utile au sculpteur ; le Tobie et l’Ange de Florence ne doit pas être attribué à Verrocchio, car le traitement des plantes y est tout autre. M. R. loue comme un chef-d’œuvre d’observation géologique et naturaliste la fresque de Baldovinetti à S. Annunziata de Florence et il attribue au même artiste la Madone Duchatel (au Louvre). Gozzoli est étudié longuement et avec amour. C’est, aux yeux de M. R., un décorateur original, plein d’une joie de raconter qui est encore toute du trecento, dont Gozzoli est l’expression la plus complète. Ici encore, M. R. essaie de déterminer géologiquement les éléments des fonds de paysage et montre combien l’observation de Gozzoli est juste. On peut regretter que Piero di Cosimo ait été expédié en quelques lignes, car il eût été intéressant d’appliquer à ce Protée de l’art les nouveaux critères établis par l’auteur. Enfin, Domenico Ghirlandajo paraît comme la synthèse de toute son époque, même des éléments fournis par Van der Goes. L’achèvement du paysage du XVe siècle s’accomplit avec Lorenzo di Credi sous l’influence des Flamands.

          Gentile de Fabriano est encore un maître tout gothique, qui ne put avoir d’influence sur l’art florentin. Piero della Francesca offre, en revanche, une importance très grande, admirable perspectiviste et peintre d’arbres, précurseur du XVIe siècle dans l’observation du caractère spécifique, car il dessine déjà l’arbre en lui-même et non telle ou telle variété. Luca Signorelli a composé des paysages à la façon de mosaïques, sans le moindre sentiment de la distance ni des charmes de la nature ; cela s’explique chez un maître aussi exclusivement épris de la forme humaine, chez le vrai prédécesseur de Michel-Ange.

          Pinturicchio est un grand maître décorateur ; M. R. montre avec quelle richesse de fantaisie il a transformé les types indigènes des arbres ; d’autre part, par sa prédilection pour la ligne verticale, il se rattache encore au XIVe siècle. Pérugin, si souvent sacrifié aujourd’hui, trouve en M. R. un juge bienveillant ; ses paysages sont en accord parfait avec ses personnages ; ils sont vrais et font prévaloir l’horizontale, en réaction contre la manière gothique et le paysage en mosaïque de Signorelli. Les arbres caractéristiques de Pérugin, si minces et si élancés, sont des peupliers (noirs et blancs) très bien observés.

          Je ne puis que signaler au lecteur les pages pleines d’aperçus que M. R. a consacrées aux paysages de Léonard et de Mantegna. Raphaël, Michel-Ange et les Vénitiens sont traités plus sommairement ; il y aurait lieu, pour l’école vénitienne, de reprendre le même sujet avec le détail qu’il comporte et en suivant l’excellent exemple donné par M. Rosen. Son livre, un des plus originaux que l’on ait publié de notre temps sur l’histoire de l’art, ne peut être trop chaleureusement recommandé ; quel meilleur éloge que de dire, comme je ne crains pas de le faire, qu’il ouvre une voie nouvelle et féconde à la critique et à l’appréciation des chefs-d’œuvre !

          Rome.

                                                             A[rthur] M[ahler] (1)

(1) Traduit, sur le manuscrit de l’auteur, par S[alomon] R[einach].