Pichon, R.: Lactance. 1 vol. 8° de xx-470 pages.
(Paris, Hachette 1903)
Compte rendu par Paul Monceaux, Revue Archéologique t. 3 (4e série), 1904-1, p. 425-429
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R. Pichon. Lactance. 1 vol. 8° de xx-470 pages ; Paris, Hachette, 1903.


          On a beaucoup parlé de Lactance il y a quelques années, mais surtout à propos du De Mortibus persecutorum, pour démontrer ou contester l’authenticité de cet opuscule. En réalité, depuis bien longtemps, l’on n’avait pas étudié en elle-même l’œuvre de l’apologiste. C’est ce que vient de faire M. Pichon dans une excellente monographie, intéressante, exacte et complète, très poussée sur certains points.

          L’auteur fait presque table rase des travaux antérieurs ; il les relègue dans un Index bibliographique, et ne les cite guère que dans les chapitres où il discute des questions d’authenticité ou de chronologie. Il a ainsi beaucoup allégé son bagage d’érudit, sans grand dommage pour le lecteur ; et il a pu réserver le bas des pages à Lactance, dont il reproduit volontiers les textes, en le suivant pas à pas, en analysant ses démonstrations, en exposant et appréciant ses théories. On s’aperçoit que M. P. a longtemps vécu en tête à tête avec l’apologiste, et ce commerce prolongé inspire aussitôt confiance. On peut dire qu’ici tout est de première main ; et ce n’est pas un mince mérite que d’éviter jusqu’aux apparences de la fausse érudition.

          Le livre est fort bien composé. Une introduction de trente pages, où sont vivement traitées les questions relatives à la biographie, à la chronologie, aux dissertations dualistes et aux dédicaces à Constantin (p. 1-30). Une première partie, sur Lactance philosophe chrétien, c’est-à-dire sur les œuvres philosophiques et apologétiques (p. 33-171). Une seconde partie, sur Lactance écrivain classique (p. 175-334). Une troisième, sur Lactance historien et pamphlétaire politique, étude spéciale du De mortibus (p. 337-445). Une conclusion, sur l’influence, la réputation et le rôle de Lactance (p. 447-461) ; un Appendice, sur les poésies qui lui sont attribuées (p. 463-465).

          Nous présenterons seulement deux observations sur des détails de ce plan. Dans trois chapitres très nourris, où il résume et complète sur plusieurs points les conclusions de Brandt (p. 199-266), M. P. a étudié de très près les sources de Lactance. Ces trois chapitres, il les a placés dans la seconde partie, où il traite de la forme. Or l’apologiste a emprunté à ses devanciers encore plus d’idées ou de faits que de mots. L’étude des sources devrait donc plutôt précéder ou accompagner celle des œuvres. — Notre seconde remarque vise la place assignée au De mortibus, après l’analyse des procédés de l’écrivain. M. P. croit à l’authenticité du pamphlet ; mais, comme d’autres la contestent, il a poussé le scrupule jusqu’à isoler complètement cet opuscule. Il en étudie à part jusqu’à la forme littéraire, où d’ailleurs il reconnaît la main de Lactance (p. 429). N’est-il pas un peu contradictoire de démontrer l’authenticité d’un ouvrage, et de le traiter ensuite comme un apocryphe? 

          Dans l’Introduction, nous signalerons surtout une discussion très intéressante et très serrée sur les célèbres passages dualistes et sur les dédicaces à Constantin (p. 6 et suiv.). M. P. admet l’authenticité de tous ces morceaux, et suppose que les Institutions ont été terminées seulement en 313, après l’édit de Milan (p. 23). Malgré l’ingéniosité de son argumentation, la question reste obscure. Nous croyons plutôt, comme Brandt, à des interpolations. Les Institutions, qui ne contiennent aucune allusion à la paix de l’Église, nous paraissent antérieures, non seulement à l’édit de Milan, mais à l’édit de tolérance promulgué par Galère en 311.

          Dans sa première partie, M. P. a étudié sous tous ses aspects la philosophie chrétienne de Lactance. Après un coup d’œil sur les apologistes antérieurs (p. 33), il passe en revue les traités philosophiques ou apologétiques ; le De opificio Dei (p. 58), les Institutions (p. 73), l’Epitome et le De ira Dei (p. 152). Il insiste naturellement sur les Institutions, suit Lactance dans ses campagnes contre le polythéisme (p. 73) et les philosophes (p. 88), expose ses idées sur le dogme chrétien (p. 111) et sur la morale (p. 130).

          Ces analyses minutieuses sont des modèles de précision. Peut-être M. P. a-t-il exagéré parfois l’originalité de Lactance. Le De opificio Dei et le De ira sont de médiocres compilations philosophiques ; l’Epitome est un abrégé bien sec. Dans les Institutions mêmes, la seule partie qui nous paraisse assez neuve, est la théorie morale. Dans ses polémiques contre le polythéisme et les philosophes, Lactance ne fait guère que suivre les apologistes antérieurs. Avant lui, Tertullien et d’autres avaient souvent opposé aux païens les témoignages profanes ; ils avaient également mis en parallèle ou tenté de réconcilier la religion et la philosophie : déjà Tertullien avait défini le christianisme « une philosophie meilleure ». (De pallio, 6). Au fond, Lactance emprunte à ses prédécesseurs presque toutes ses idées et ses procédés de réfutation. A notre avis, la nouveauté des Institutions n’est ni dans les faits, ni dans les idées, ni dans la méthode ; elle est seulement dans le ferme dessein de l’auteur qui s’adresse au public tout entier, prétend exposer d’ensemble toute la doctrine, et subordonne tout à son système.

          Que vaut ce système? M. P. ne nous le dit pas nettement. La question méritait pourtant d’être approfondie. Si la polémique de Lactance n’a rien de neuf, son exposé dogmatique nous paraît être d’une lamentable insuffisance.

L’apologiste ne dit presque rien du dogme ; et il est encore plus discret sur le rôle de l’Église, sur le culte et l’organisation des communautés. Par ses lacunes ou ses erreurs, il dénature le christianisme de son temps. A-t-il du moins réussi, comme il le prétendait, à réconcilier la raison et la foi ? En fait, il sacrifie tout simplement la raison. Il la déclare compétente, si elle aboutit aux conclusions fixées par la foi ; mais il la taxe d’impuissance, dès qu’elle s’en écarte. Il croit que les philosophes ont entrevu la vérité ; mais, pour choisir entre leurs idées il veut un critérium, et ce critérium est la doctrine révélée. 

Son argumentation repose sur des sophismes et des jeux de mots. Il appelle sapientia tantôt la philosophie, tantôt la connaissance de Dieu par la révélation. Même équivoque sur le mot justitia, qui désigne tantôt la justice humaine, tantôt la justice au sens biblique, le culte du vrai Dieu. Ces théories ambitieuses se ramènent à une idée très banale, dès longtemps familière à tous les apologistes: la nécessité de la révélation pour atteindre la vérité. La vraie sagesse dont parle Lactance, n’est que la religion éclairée. Il tue la philosophie en la mettant au service de la religion ; il ouvre la voie à la scolastique. 

          La seconde partie du livre est consacrée à l’étude de la forme. Après quelques pages sur les apologistes latins (p. 175), M. P. analyse les sources religieuses et profanes de Lactance (p. 199), puis les procédés de la composition (p. 267), de l’art oratoire (p. 284), de l’expression et de la prose métrique (p. 306). Toutes ces analyses sont très précises et pénétrantes. Je crains pourtant que M. P. n’ait encore exagéré la variété du style (p. 305) ; au commun des lecteurs, les Institutions laissent une impression de monotonie un peu ennuyée. D’ailleurs, Lactance n’était peut-être pas, autant qu’on le dit, un pur cicéronien. On surprend dans le détail bien des concessions involontaires au goût nouveau ; et c’est par là que le style des Institutions annonce celui du De Mortibus.

          L’étude de ce pamphlet célèbre occupe plus de cent pages ; c’est une des parties les meilleures et les plus neuves du livre. M. P. ne doute pas de l’authenticité. Aux nombreuses raisons qu’il donne, j’ajouterai un argument, tiré de l’épigraphie. Les savants qui nient l’authenticité allèguent une prétendue différence dans les noms. Le manuscrit unique attribue le De mortibus à L<ucius> Cecilius ; or, d’après les derniers éditeurs, le nom de Lactance aurait été L. Caelius Firmianus Lactantius. Ce n’est nullement démontré. L’auteur des Institutions est appelé L. Caecilius par beaucoup de manuscrits. Deux inscriptions africaines paraissent prouver que son nom complet était L. Caecilius Firmianus qui et Lactantius (C. I. L., VIII, 7241 ; « L. Caecilius Firmianus » ; ibid., 17767 ; « qui est Lactantius ». — Cf. Jérôme, De vir. ill., 80 ; « Firmianus qui et Lactantius ».). Rien n’empêche donc d’identifier Lactance avec le L. Cecilius du De mortibus.

          M. P. examine l’opuscule à tous les points de vue ; authenticité (p. 337), source historique (p. 361), pamphlet politique et religieux (p. 384), thèse philosophique (p. 410), forme littéraire (p. 429). On rencontre dans ces chapitres beaucoup d’observations intéressantes. M. P. a grandement raison d’insister sur la valeur historique du récit ; il aurait pu alléguer le témoignage des monnaies, qui attestent la réalité de nombreux faits mentionnés seulement par Lactance (cf. Maurice, Bull. des Antiquaires de France, 1899, p. 335-340 ; 1903, p. 142-146). C’est sans doute aller trop loin que de faire du chroniqueur un conservateur résolu, un défenseur des vieilles traditions romaines et aristocratiques (p. 406). L’auteur des Institutions parlait assez durement du passé de Rome (Divin. Instit., II, 6, 13-16 ; 16, 17-18 ; VI, 9, 4 ; VII, 15, 15 ; etc.), et interdisait aux chrétiens le service militaire (ibid., VI, 20, 16) ; si dans son pamphlet il s’acharne contre les empereurs barbares, c’est que ces barbares avaient persécuté l’Église. Enfin, nous aurions hésité à écrire ; « Ni chez Minucius, ni chez Tertullien, ni chez Arnobe, on ne trouve rien qui tende à montrer dans les événements terrestres l’action d’un Dieu justicier » (p. 419).

On trouve déjà chez Tertullien l’idée d’une Providence élevant et abaissant les empires, frappant les persécuteurs, princes et proconsuls (Tertullien, Apolog., 5 et 26 ; Ad nation., II, 17 ; Ad Scapul., 3). 

          Comme M. P. (p. 447), nous croyons que l’influence de Lactance sur ses contemporains a été très limitée. En fait, il est rarement cité au IVe siècle, et la classe lettrée était encore presque entièrement païenne au temps des Praetextat et des Symmaque. Mais l’auteur des Institutions paraît avoir été lu au moyen âge plus que ne le dit M. P. (p. 451) ; vingt-cinq manuscrits datent du VIIe au XIIIe siècle, et plus de deux cents du XIVe ou du XVe (Brandt, Prolegomena, p. ix-x).

          M. P. a fort bien caractérisé le rôle historique de Lactance (p. 454). Dans ses jugements d’ensemble, il a résisté à la tentation de surfaire son auteur : « Lactance, dit-il, très régulier et très pondéré, a par là même une physionomie un peu terne et pas très personnelle... Lactance est médiocre au sens latin du mot, et un peu aussi au sens français » (p. viii). Pour peu qu’on ait lu les Institutions, on ne peut que souscrire à ce jugement ; mais à la condition de mettre à part le De mortibus, chronique savoureuse et vigoureux pamphlet, l’un des chefs-d’œuvre de la littérature chrétienne.

                                               P[aul] M[onceaux]