Sense, P. C.: A critical and historical enquiry into the origin of the Third Gospel.
(Londres, William and Norgate 1901)
Compte rendu par Salomon Reinach, Revue Archéologique t. 2 (4e série), 1903-2, p. 141-142
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P. C. Sense. A critical and historical enquiry into the origin of the Third Gospel, Londres, William and Norgate, 1901.


          Ayant lu de très près, et avec un intérêt soutenu, le livre de M. Sense, je n’ai pas été médiocrement surpris et peiné d’en trouver, dans la Revue biblique (1er octobre 1902, p. 632), un compte rendu non seulement sévère, mais dédaigneux. L’auteur de ce compte rendu n’a évidemment pas lu le livre dont il parle, mais s’est contenté d’en feuilleter les cinquante premières pages. Que M. Sense, qui est évidemment un autodidacte, ait commis quelques fautes de goût et de raisonnement, qu’il ne sache pas assez se défendre contre la tendance si naturelle de juger les choses du passé d’après les idées du présent, j’en conviens et le regrette pour lui ; mais tous ceux qui, comme moi, prendront la peine de le suivre, reconnaîtront qu’il a travaillé avec honnêteté, avec zèle, toujours de première main (1) et qu’il y a une singulière injustice à le traiter comme un fantaisiste ou un « mauvais plaisant ». Cela est plus qu’injuste, j’ose le dire, car le manque de justice se double ici d’un défaut de charité. 

          La thèse soutenue par M. Sense n’est pas neuve, mais elle avait été abandonnée depuis longtemps et il l’a reprise avec des arguments nouveaux. Tertullien (vers 200) accusait Marcion (vers 150) d’avoir mutilé l’Évangile de Luc ; il a écrit un gros ouvrage pour l’en blâmer avec sa violence habituelle. D’autre part, au IVe siècle, Épiphane a repris la question et a dénoncé, à son tour, les suppressions opérées par Marcion ; Épiphane est indépendant de Tertullien. Or, il se trouve que, dans nombre de cas, le texte soi-disant écourté de Marcion, tel qu’il ressort de la critique de Tertullien, paraît, examiné de près, plus vraisemblable ou plus « primitif » que celui de Luc ; d’où la conclusion que Marcion n’a pas amputé l’Évangile de Luc, mais qu’il possédait un Évangile moins interpolé que celui dont s’est servi Tertullien. En second lieu, Épiphane reproche parfois à Marcion des suppressions que Tertullien, pourtant très minutieux, ne signale pas ; M. Sensé en conclut que, dans l’intervalle entre Tertullien et Épiphane, de nouvelles additions avaient grossi l’Évangile de Luc.

          Ces deux thèses doivent être discutées avec détail avant de trouver crédit ; mais il convient de les discuter et non d’envoyer en pénitence l’auteur qui les a soutenues de bonne foi.

          Les thèses accessoires de M. Sense sont moins importantes, mais méritent aussi un examen attentif, en particulier celle qui prête à Irénée un rôle prépondérant dans la formation du Canon évangélique.

          M. Sense a publié précédemment un ouvrage sur le quatrième Évangile, où il soutient que le fond de cet Évangile dérive de Cérinthe, comme celui du troisième Évangile dérive de Marcion. Cette opinion n’est pas nouvelle non plus et remonte même à l’antiquité chrétienne, où certains aloges prétendaient que Cérinthe était l’auteur non seulement du quatrième Évangile, mais de l’Apocalypse. Le fait qu’une opinion n’est pas nouvelle et a été abandonnée ne suffit pas à faire présumer qu’elle soit fausse ; le champ de la science est jonché d’opinions laissées pour mortes qui sont destinées à se relever un jour (2).

                                                             S[alomon] R[einach]

(1) Il cite les auteurs d’après les traductions (d’ailleurs généralement très bonnes) de la collection dite Ante-Nicene Library ; mais pour tous les passages difficiles, il a eu recours aux textes originaux. 

(2) Depuis que cet article est écrit, j’ai eu la tristesse d’apprendre la mort subite de l’auteur, décédé à Cambridge au printemps de 1903. Sense est un pseudonyme.