Mâle, Emile: L’art religieux du XIIIe siècle en France. Étude sur l’iconographie du Moyen Age et sur ses sources d’inspiration. Nouvelle édition, revue et corrigée, illustrée de 127 gravures. In-4°, 468 p.
(Paris, Colin 1902)
Compte rendu par Salomon Reinach, Revue Archéologique t. 1 (4e série), 1903-1, p. 304-305
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Emile Mâle. L’art religieux du XIIIe siècle en France. Étude sur l’iconographie du Moyen Age et sur ses sources d’inspiration. Nouvelle édition, revue et corrigée, illustrée de 127 gravures. Paris, Colin, 1902. In-4°, 468 p.


          Très remarqué dès sa publication (comme thèse soutenue à la Sorbonne), le savant et aimable ouvrage de M. Mâle trouvera de nouveaux amis sous la forme élégante et presque luxueuse qu’il a revêtue. La thèse de l’auteur, est-il besoin de le dire ? n’a pas varié. Au premier abord, il pouvait sembler hardi de répartir tous les motifs de l’art du XIIIe siècle entre les quatre divisions du Speculum de Vincent de Beauvais, miroir de la nature, miroir de la science, miroir moral, miroir historique. Des esprits positifs pouvaient s’effrayer d’aphorismes comme ceux-ci ; « L’art du moyen âge est un langage symbolique » (p. 28). « La forme y fut presque toujours l’enveloppe légère de l’esprit » (p. 37). « L’art est à la fois une écriture, une arithmétique, une symbolique » (p. 38). Mais, à la vérité, si le XVIIIe siècle a ignoré tout cela, le XIXe s’en est quelque peu douté, et même il a été d’un bond beaucoup plus loin que M. Mâle. Ce n’est pas la thèse de l’auteur qui est nouvelle ; c’est son bon sens, son tact, sa mesure. Il cite, mais pour les désapprouver, ces lignes écrites en 1847 par l’abbé Aubert ; « Dans ces majestueuses basiliques (nos cathédrales), pas un détail, pas une tête sculptée, pas une feuille de chapiteau qui ne représente une pensée et ne parle un langage compris de tous ». Mais le grand mérite de M. Mâle, c’est encore moins d’avoir su s’arrêter à temps que d’avoir justifié la part très grande qu’il fait au symbolisme par une étude personnelle et minutieuse de la littérature latine du moyen âge. Les explications qu’il donne ne sont pas sorties de sa fantaisie, mais de ses lectures, et si parfois il ne peut alléguer un texte pour en justifier une, il a grand soin d’en avertir le lecteur et de s’excuser.

          Par instants, toutefois, on dirait que M. M. n’est pas tout à fait d’accord avec lui-même sur la place qu’il accorde au symbolisme. Ainsi je lis, p. 30 ; « Dans l’art du moyen âge, toute forme est vivifiée par l’esprit ». Cela est formel. Mais voyez, p. 66, où il est question des motifs végétaux si admirablement représentés au XIIIe siècle ; « La plupart du temps, ils se contentèrent d’être des artistes, c’est-à-dire de reproduire la réalité pour leur plaisir ». Et p. 70 : « Aucune idée dans cet art charmant ». Ainsi, dans la pratique, M. M. est guidé par un instinct très sûr ; il refuse, par exemple, de raffiner sur les animaux monstrueux, sur les terreurs fantastiques des gargouilles ; mais, dans l’exposé théorique, il s’est peut-être laissé entraîner. La formule initiale de son ouvrage ; « Le moyen âge a conçu l’art comme un enseignement » est évidemment trop absolue. Car, après tout, « le moyen âge », c’est une abstraction ; il s’agit des artistes du moyen âge et ces artistes, M. M. l’a dit lui-même, se sont souvent contentés d’être des artistes. Ils semblent même avoir eu grand plaisir à n’être parfois que cela. 

          Rien de plus heureux que la démonstration de l’auteur concernant le Bestiaire, dont l’influence sur l’art ne s’est exercée efficacement que par l’entremise des sermons d’Honorius d’Autun (1). J’imagine qu’on pourrait aller plus loin encore dans cette voie. C’est moins à la littérature savante du moyen âge qu’à la littérature de prédication orale, dérivée de celle-là, que les artistes ont dû puiser leur symbolisme. Il y a là — M. M. s’en est-il souvenu ? — quelque chose de fort analogue à la belle découverte de Le Blant (2), montrant que les motifs de l’art chrétien primitif sur les sarcophages dérivent des prières liturgiques. Ce n’est pas un mince mérite pour M. Mâle d’avoir fait pour la cathédrale française ce que Le Blant a fait pour le sarcophage chrétien, d’en avoir sinon fondé, du moins fixé l’exégèse. Quand j’aurai ajouté que M. M. écrit d’une façon très agréable, qu’il est très savant et n’est pas pédant du tout, je craindrai encore de payer bien mal les bonnes leçons d’archéologie que je lui dois (3).

                                                   Salomon Reinach

(1) Voir aussi, p. 113, l’explication nouvelle d’une figure de Laon par un passage de Boëce. 

(2) M. M. a insisté sur le rôle de la liturgie (p. 212), mais je crois qu’il a oublié 

Le Blant.

(3) A la différence d’Hauréau et de Thurot, à qui la fréquentation de la littérature latine du moyen âge en avait fait passer le goût, M. M. se montre très enthousiaste. Il nous parle, par exemple (p. 103), de « l’admirable éclat » que jetèrent, dès la fin du Xe siècle, les écoles de la cathédrale de Chartres et ajoute que Fulbert « y enseignait toutes les sciences humaines », sans nous dire que ces sciences-là valaient peu de chose au regard de celles qu’on avait enseignées à Alexandrie. De même, il montre une indulgence qui m’étonne pour les ineptes jongleries du moyen âge sur les chiffres (p. 25) et trouve « une véritable grandeur » là où il n’y a, si je ne m’abuse, qu’une effrayante débauche de subtilité.