Chabas, François: Notices sommaires des papyrus hiératiques égyptiens I. 243-371 du Musée d’antiquités des Pays-Bas à Leide, Papyrus égyptiens hiératiques I. 343-371, du Musée d’antiquités des Pays-Bas à Leide par Conrad Leemans
(Chalon-sur-Saône 1863)
Compte rendu par Samuel Birch, Revue Archéologique 9, 1864-5, 2e série, p. 226-232
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Dernières publications de M. F. Chabas.


I. Notices sommaires des papyrus hiératiques du Musée de Leide, publiées avec les papyrus originaux, dans le grand ouvrage des monuments égyp­tiens de ce Musée, sous la direction de M. le docteur Leemans.


II. Les Inscriptions des mines d’or. Chalon-sur-Saône, 1862.


III. Recherches sur le nom égyptien de Thèbes, avec des observations sur l’Alphabet sémitico-égyptien, etc. Chalon-sur-Saône, 1863.


IV. Observations sur le chapitre VI du Rituel funéraire, à propos d’une sta­tuette du Musée de Langres. Langres, 1863.


V. Les Papyrus hiératiques de Berlin, récits d’il y a 4000 ans. Chalon-sur-Saône, 1863.  


La science du déchiffrement des hiéroglyphes a marché à pas de géants dans ces dernières années, en dépit de l’incrédulité qu’affectent encore quelques hommes de lettres. Ces heureux résultats sont dus principalement aux études de plus en plus approfondies dont la littérature hiératique a été l’objet de la part des égyptologues. Longtemps négligés pour les légendes monumentales, les papyrus, qui sont les véritables livres de l’an­cienne Égypte, ont enfin pris dans la science la place qui leur appartient. Comme ils nous ont fidèlement conservé la langue usuelle des Egyptiens, c’est dans l’étude des textes qu’ils nous ont conservés que l’on s’efforce de trouver aujourd’hui la clef des dernières difficultés.

M. F. Chabas, déjà si connu par le zèle et le talent qu’il a déployés dans l’étude des hiéroglyphes, vient d’ajouter à la liste déjà longue de ses ouvrages sur cette matière, plusieurs productions nouvelles, deux d’entre lesquelles sont consacrées à des documents en écriture hiératique. Je me propose d’appeler sur ces travaux récents l’attention des savants qui prennent intérêt de l’archéologie égyptienne.

I. M. le docteur Leemans a formé une espèce de Corpus de l’ensemble des papyrus hiératiques que possède le musée de Leide. C’est une collec­tion considérable qui ne couvre pas moins de quatre-vingt-sept planches ; elle embrasse une grande variété de sujets : histoire, religion, formules magiques, recettes médicales, ordres officiels, talismans, correspondance épistolaire, etc.

M. Chabas a été chargé par M. Leemans d’étudier ces manuscrits et d’en rédiger les Notices sommaires pour le grand ouvrage des Monuments égyptiens du Musée de Leide, publié aux frais du gouvernement néerlandais. Il s’est acquitté avec succès de cette tâche ardue, qui exigeait l’examen approfondi d’un grand nombre de manuscrits inconnus jusque-là, la plupart d’une écriture difficile à lire, et tous criblés de lacunes qui compliquent singulièrement la difficulté. Les Notices sommaires donnent de tous ces documents, non des traductions complètes, mais des explications qui en précisent bien la nature et qu’appuient le plus souvent des traductions partielles.

Il serait trop long de mentionner ici tous les faits intéressants relevés dans cet important travail. Je citerai toutefois l’étrange mythologie des papyrus de formules magiques, dans laquelle on rencontre les divinités égyptiennes mêlées à des dieux syriens ou arabes, tels que Raspu, Anata, Nenukai, Kituri, la mère des serpents qui tuent, etc.

L’Égypte antique paraît avoir emprunté à ses voisins orientaux un grand nombre de pratiques superstitieuses. Peut-être que certaines maladies redoutables, que l’on combattait par des conjurations, avaient aussi la même origine. Tel paraît être le cas surtout pour celle que les papyrus nomment Samauna. Toutefois les mêmes armes mystiques étaient employés contre des maux vulgaires, tels que la colique, les maux de tête, la piqûre des reptiles et des scorpions, etc. Un papyrus spécial fournit des formules pour détourner la contagion annuelle, peut-être la peste, comme le pense M. Chabas. Ces singuliers documents, curieux pour l’histoire de la super­stition, présentent un intérêt puissant au point de vue de la mythologie, en ce que l’efficacité des charmes est constamment liée à quelques faits de l’histoire des dieux, surtout à ceux qui ont trait à la grande lutte des deux principes, la guerre de Set contre Osiris.

Parmi les autres papyrus passés en revue par M. Chabas, de citerai le n°1,344 comme particulièrement remarquable. Le sujet en est compléte­ment nouveau dans ce que nous connaissons jusqu’à présent de la litté­rature égyptienne. Il se compose de trois parties principales, dont les deux premières sont divisées en courts paragraphes, comme s’il s’agissait d’un recueil de maximes ou de proverbes. La dernière partie n’offre pas cette division. En comparant ensemble les portions lisibles de ces trois sections, il m’est venu à l’idée qu’il s’agissait d’un tableau très-imagé, de toute espèce de calamités. On pourrait supposer que l’auteur a voulu détailler les malheurs qui frappèrent l’Égypte aux grandes époques de désastres, telles, par exemple, que celle qui suivit l’invasion des Pasteurs ; peut-être aussi s’agit-il simplement de la peinture des maux divers qui peuvent at­teindre l’humanité en ce monde. Quoi qu’il en soit, on y trouve un curieux assemblage de malheurs publics et privés. « Des morts en grand nombre, y est-il dit, sont ensevelis dans les flots ; le blé est dérobé de toutes parts ; il n’y a plus de greniers ; les hommes sont dépouillés de leurs vêtements et le paisible passant est jeté en prison. Des rois sont réduits à la condition de pasteurs, ou de gardeurs d’oies. Le boucher n’a plus de couteau pour tuer les veaux ; le maître de troupeaux n’a plus ni bœufs, ni chevaux pour la charrue, le tisserand plus de métier, le musicien plus d’in­struments. »

A en juger par le passage suivant (pl. X, 1. 3), on serait tenté d’admettre que les malheurs décrits ne sont pas imaginaires : « Pleure, ô Basse­-Égypte ! la résidence du roi est tombée, à ce que chacun me rapporte, et le palais du roi est démoli en entier ; il n’y a plus ni grains, ni vo­laille, ni poissons, ni métaux, ni cire, ni provisions. Toutes bonnes choses ont fui. Le désordre commande dans la maison royale. »

On comprend aisément le grand intérêt qui s’attacherait à la détermi­nation de l’époque de l’histoire égyptienne qui fut le témoin daces scènes de désolation. Bien que le papyrus ait perdu son commencement et sa fin, et qu’il ne contienne plus pour ainsi dire une seule phrase dans toute son intégrité, il n’est pas impossible qu’une étude serrée ne réussisse à en extraire quelques mentions caractéristiques, qui permettront de résoudre le problème d’une manière plus ou moins absolue.

Nous ne reparlerons pas des papyrus que M. Chabas a spécialement étu­diés dans ses Mélanges égyptologiques. On se rappelle suffisamment que, dans cette publication, il a signalé le nom hiéroglyphique des Hébreux, trouvé par lui dans deux de ces manuscrits, ainsi que la mention des travaux auxquels ils furent assujettis en Égypte.

II. La deuxième dissertation de M. Chabas résume les travaux antérieurs sur les textes qui parlent des mines d’or exploitées par les Égyptiens, en Nubie, dans les déserts qui séparent la vallée du Nil de la mer Rouge. Le principal intérêt de cette étude réside dans le rapprochement des données de l’inscription de Kouban avec celles des textes sculptés sur les murs du temple de Radesieh. On trouve de plus dans l’ouvrage de M. Chabas une nouvelle copie de l’inscription Kouban, plus correcte que celle qu’avait publiée M. Prisse, ainsi qu’un nouveau fac-simile du plan égyptien de mines d’or, conservé au Musée de Turin. L’original de ce plan est à plu­sieurs teintes, et les terrains aurifères y sont coloriés au rouge, conformé­ment à l’indication de la légende principale, dont j’ai donné la traduction avant de savoir que telle était réellement la condition matérielle du docu­ment, la copie publiée par M. Lepsius ne reproduisant pas les couleurs.

III. Dans sa dissertation sur le nom égyptien de Thèbes, M. Chabas discute tous les groupes dans lesquels le signe [HIéROGLYPHE] entre comme élément. Après avoir démontré la polyphonie de cet hiéroglyphe, l’auteur fait voir que, dans le groupe désignant Thèbes, il a la valeur de ôbé ou ébé (1), qui devient tôbé ou tébé avec l’article féminin. De là serait dérivée la transcrip­tion grecque [GREC]. Ces conclusions me paraissent justes, et j’ajouterai que le mot égyptien ta-uabu, dont la contraction a formé le nom de Thèbes, signifie le monceau, la butte. Il est vraisemblable que cette dénomination a tiré son origine des collines de sable qui couvraient la localité où s’éleva la ville aux cent portes.

Parmi les mots assez nombreux que M. Chabas a étudiés dans ce travail, se rencontrent ceux de ser et de t’eser, qui nomment certains breuvages fréquemment cités dans les textes mystiques. Aux exemples cités par l’au­teur, je puis ajouter le passage de l’inscription de Mentuhotep (2), qui parle « du t’eser blanc de la divine vache Kes, aimé des mânes. » Il paraît que le nectar des mânes consistait en quelque préparation de laitage, et que le copte [COPTE], crème ou beurre, nous conserve l’ancien nom seb.

M. Chabas s’occupe aussi de la double dénomination de l’or :

[HIéROGLYPHES] et [HIéROGLYPHES]. Pour le dernier groupe, la lecture nam me pa­raît préférable à celle de djom, quoiqu’il n’en existe aucune preuve con­cluante (3). Mais à l’égard du premier, c’est très-certainement le copte noub. Cette valeur est, en effet, démontrée d’une manière irréfragable, par la variante [HIéROGLYPHES], que donne le papyrus Burton, du Musée britannique, pour le groupe [HIéROGLYPHES] (Todtb., ch. 17, 50).

IV. C’est l’explication du sixième chapitre du Rituel qui fait l’objet de la quatrième dissertation de M. Chabas. On sait que ce chapitre est ordi­nairement reproduit par les légendes des statuettes funéraires. Toutefois cet usage parait s’être établi seulement vers le temps de Séti Ier, et à l’époque des Aménophis on rencontre des formules différentes sur cette classe de figurines.

Le Musée britannique en possède une collection considérable, et les autres Musées égyptiens de l’Europe en sont également fort riches. Ce nombre immense de monuments de même espèce permet de recueillir une foule de variantes, indépendamment de celles qu’a rapportées M. Chabas.

L’auteur a bien fait ressortir les difficultés qui résultent du mélange bizarre de certains membres de phrase dans les formules. Toutefois, il y a lieu d’observer que ces difficultés s’amoindriraient et quelquefois même trouveraient une solution satisfaisante dans l’étude comparative d’un grand nombre de légendes. On conçoit, par exemple, qu’en ce qui touche l’emploi du pronom de la deuxième personne, tantôt au singulier, tantôt au pluriel, l’anomalie, plus apparente que réelle, tient à ce que l’invoca­tion a en vue tantôt une seule statuette, tantôt l’ensemble de celles que la piété des parents plaçait près du mort, dans le but de le soulager ou de le suppléer pendant ses travaux d’outre-tombe.

L’examen de toutes les questions intéressantes que soulève le sujet traité par M. Chabas ne saurait entrer dans le cadre de cette notice. Je signa­lerai cependant deux variantes utiles à retenir. La première est la forme [HIéROGLYPHES], qui remplace le groupe [HIéROGLYPHES] dans la phrase initiale du chapitre. On voit que le sens de cette phrase est : Le défunt est habillé (ou équipé) pour le travail du Kar-neter, ce qui paraît se référer à l’accou­trement particulier des statuettes funéraires.

La seconde variante donne la forme pleine [HIéROGLYPHES] du mot ordinairement exprimé, dans le chapitre, par le seul signe [HIéROGLYPHE] dont le phonétique n’avait pas encore été signalé.

V. La dernière publication de M. Chabas peut être considérée comme son chef-d’œuvre, soit à cause du grand intérêt historique qui s’attache aux faits qu’elle fait connaître, soit à raison du travail énorme qu’elle à dû coûter à l’auteur. Elle est intitulée : Les Papyrus de Berlin, récits d’il y a 4000 ans et fait, pour la première fois, connaître le contenu des papyrus dont le fac-simile a été publiée par M. Lepsius dans son grand ouvrage des Denkmœler aus Aegypten und Aethiopien. Quatre de ces manuscrits, les plus importants de la collection, ont appartenu à l’agent de M. Salt, signor d’Athanasi, qui les a vendus au Musée de Berlin.

Leur type graphique, lourd et massif, les rapporte indubitablement à l’âge le plus ancien de la littérature hiératique. Sous ce rapport ils ne le cèdent qu’au papyrus Prisse, mais ils lui sont de beaucoup supérieurs en intérêt historique. De ces quatre documents, le n° IV n’est qu’un duplicata et une continuation du n° II, de sorte qu’en réalité ils se réduisent à trois. M. Chabas a expliqué le n° I et le n° II.

Le premier est une espèce de notice biographique d’un fonctionnaire qui a vécu au commencement de la XIIe dynastie sous Amenemha Ier et Osortasen Ier. Ce personnage, nommé Sineh, avait été chargé d’explorer les pays qui s’étendent entre Atema (Edom?) et Tennu. Il raconte les incidents de son voyage et parle notamment de ses rapports avec les Sati, race dont l’origine et même le nom constituent les problèmes embarras­sants. Ce nom, que M. Chabas discute en grand détail, me parait comporter la signification de Peuple des rayons du Soleil, ce qui convient assez à une race venue de l’Orient, comme les Pasteurs, avec qui elle paraît avoir eu une intime connexion. Le mot sati, entre autres significations bien éta­blies, a celle de rayons solaires. Nous aurions donc ici une dénomination assez analogue à celle de Levantins.

Les détails relevés dans le papyrus par M. Chabas jettent quelque lu­mière sur la politique déjà envahissante de l’Égypte et sur ses premiers rapports avec ces races venues de l’Orient, qui plus tard devaient faire peser sur elle une cruelle oppression.

Le papyrus n° II raconte les infortunes et les longues plaintes d’un ou­vrier qui, s’étant enfui, fut maltraité et dépouillé par un surveillant. Le malheureux va porter plainte à un haut fonctionnaire nommé Meruitens, qui habitait Soutensinen. Après avoir examiné l’affaire, Méruitens en réfère au souverain régnant Neb-ka-ra, que M. Chabas croit appartenir à la XIe dynastie, tandis que M. Lepsius le classe parmi les incertains. Tout ce qu’on peut affirmer, c’est que ce pharaon est antérieur aux Amenemha.

La localité d’où l’ouvrier s’était enfui porte le nom de plaine de sel, et le texte dit expressément que l’on y recueillait du natron et du sel. D’après ces indications, qui concordent bien avec la nature des déserts situés entre la vallée du fleuve sans eau et l’oasis de Siwah, M. Chabas a été conduit à appuyer fortement l’identification du Soutensinen (ou Soutennekhen, l’hiéroglyphe de l’enfant étant polyphonique), avec le célèbre oracle d’Ammon. Les motifs de M. Chabas méritent considération, mais toute in­certitude n’est pas levée. Il existe, en effet, des raisons qui portent à cher­cher Soutensinen plus près des bouches du Nil, et le voisinage immédiat des lacs de Natron conviendrait peut-être mieux à l’identification proposée.

Dans ce travail sur les papyrus de Berlin, documents dont le type gra­phique présente des difficultés tout à fait exceptionnelles, M. Chabas a fait preuve de cette solidité et de cette flexibilité d’esprit qui sont nécessaires à l’égyptologue pour la saine appréciation des complications grammaticales et syntaxiques particulières aux écrits de cet âge reculé.

Les investigations de ce savant ne se sont point étendues au papyrus n° III, mais M. Goodwin, qui vient de lire à la Société royale de littérature de Londres un Mémoire sur les mêmes documents, a donné de ce manuscrit une explication bien intéressante. Il traite d’un individu dont l’en­fant avait été dévoré par un crocodile et qui se répand en imprécations contre son épouse, ainsi que contre les crocodiles et les dieux. Il reçoit les consolations d’un ami qui lui signale le cours de la justice divine. C’est, comme on le voit, une espèce de livre de Job égyptien.

En terminant cette revue un peu trop succincte des dernières publications de M. Chabas, je ne puis m’empêcher d’exprimer la satisfaction que j’é­prouve des grands progrès réalisés récemment dans l’étude de l’hiératique. Les travaux de M. Chabas, dans cette direction, ont puissamment contribué à ce résultat ; ils peuvent servir de modèle et de guide aux investigateurs qui voudront le suivre sur le même champ de recherches, l’un des plus vastes et des plus féconds qui aient été ouverts à l’intelligence humaine.

S. Birch.

Londres, 1er janvier 1864.

 

(1) La transcription rigoureuse est vàbu, prononcé ouùbou, ce qui peut faire douter qu’on trouve là l’étymologie du nom de Thèbes, comme le pense l’auteur, mais on y trouve certainement celle du nom du village arabe de Médinet-Abou, ou Medineh­-Tabou. (Note de la rédaction.)

(2) Prisse, Monum. Égypt., pl. VII.

(3) Une légende de l’époque ptolémaïque semble donner le phonétique nm, mais je soupçonne que c’est une erreur de copie et qu’à cet endroit le texte doit porter le pronom de la seconde personne du féminin, nt, à toi. Voir Rosellini, Mon. reali, 117.