Bérard, Victor: Les Phéniciens et l’Odyssée. Tome II. Grand in-8°, vii-630 p., avec nombreuses cartes et gravures.
(Paris, Colin 1903)
Compte rendu par Salomon Reinach, Revue Archéologique t. 3 (4e série), 1904-1, p. 432
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Victor Bérard. Les Phéniciens et l’Odyssée. Tome II. Paris, Colin, 1903. Grand in-8°, vii-630 p., avec nombreuses cartes et gravures.


          Ce second volume du magnum opus de M. Bérard contient la fin des Aventures d’Ulysse et les conclusions de l’auteur sur l’origine de l’Odyssée. Comme le premier, plus encore peut-être, il est si divertissant qu’on céderait au plaisir d’en faire l’éloge alors même que l’érudition n’en serait pas de si bon aloi et les témérités si ingénieuses et si suggestives. Cela empêche de le trouver long ; et cependant, gagné par l’exemple des conteurs grecs, M. Bérard est loin d’étre sobre ; parfois même on peut trouver qu’il bavarde ; mais il n’est pas donné à tout le monde de bavarder aussi aimablement que M. Bérard.

          La vie des corsaires aux temps homériques ressemble fort à celle des corsaires du XVIIe siècle ; l’analogie peut se suivre dans les détails. Ils ont des complices parmi les indigènes ; quand ils attaquent une plage, les épirotes arrivent à la rescousse. Une différence essentielle, pourtant, c’est que, lorsque les corsaires antiques font ripaille, chacun a sa juste part, tandis que, chez les corsaires francs, butins et provisions appartiennent à l’état-major ; l’équipage n’a que les rebuts.

          Le Protée d’Homère est le prouti, « la Sublime Porte » des Égyptiens, un pharaon d’un conte des bords du Nil. Alors que M. Maspero pensait que les Egyptiens du temps d’Hérodote rapprochèrent seulement le Protée homérique du Prouti égyptien, M. Bérard estime que la légende homérique elle-même n’a été que l’adaptation grecque d’un conte égyptien. « Ce Pharaon odysséen règne sur des phoques, comme les Pharaons des fables et des caricatures égyptiennes règnent sur les rats, les lions et les chats » (p. 58). Le parallélisme pourrait être plus frappant, mais M. B. ajoute d’autres raisons et il conclut : « Je ne doute pas que le nostos de Ménélas soit une copie des contes d’Egypte ; mais je crois qu’il n’est pas venu directement des bords du Nil... Ménélas et le pirate crétois ont passé par la Phénicie ; le conte égyptien a dû prendre la même route. » Les renseignements du poète odysséen sur l’Egypte sont exacts et précis ; les corsaires achéens fréquentaient sans doute les côtes du Delta, « attirés vers cette plaine maritime comme un essaim d’abeilles vers un pot à miel ». Mais M. Bérard incline à croire que le poète homérique a suivi une source écrite, un portulan égyptien phénicisé, car on démêle, dans cet épisode, des éléments sémitiques greffés sur le vieux fonds égyptien. 

          Les Lotophages sont les gens de Djerba. Le lotos était bien un arbre et un fruit de ce nom, mais le poète odysséen a fait un calembour en rapprochant lotos de λήθη, oubli ; d’où l’idée que le lotos « fait aux navigateurs oublier leur patrie ». Cette hypothèse me paraît un peu risquée, parce que je crois que les Grecs ont confondu moins facilement que nous les sons T et Θ. M. B. relève, dans les Instructions nautiques, que « les habitants de Djerba sont très hospitaliers » et c’est là un trait de caractère qui s’est conservé depuis l’époque achéenne. Mais quoi? Si le rédacteur des Instructions avait lu Homère ?

          Quant aux Cyclopes, ce sont les habitants sauvages et troglodytes du golfe de Cumes ; mais ce sont aussi les cratères circulaires, présentant l’aspect de gros yeux, qui bordent ce golfe. L’Oinotria, c’est le pays des yeux, en hébreu oin. Si le Cyclope poursuit le vaisseau d’Ulysse en lançant de grosses pierres, c’est un effet de sa nature volcanique. M. Bérard a publié la photographie d’une carte en relief des champs Phlégréens où les cratères ressemblent, en effet, à des yeux ; mais cela est-il aussi sensible pour des navigateurs qui regardent la côte du pont d’un bateau ? M. B. a retrouvé jusqu’à la caverne du Cyclope ; il pousse l’evhémérisme géographique aussi loin que Schliemann. Voici sa conclusion (p. 177) ; « Le poète grec n’a presque rien inventé. Ici encore, il n’a fait que mettre en œuvre des renseignements exacts et précis... Comme il avait fait de la Cachette, Spania, une nymphe amoureuse et jalouse, Kalypso, il fit de l’OEil Rond un Kyklope terrible ; le volcan devint un lanceur de pierres et un broyeur d’hommes, à qui le poète prêta les mœurs et la férocité des bergers opiques. »

          L’île Aiolié est Stromboli, l’Ile Haute (ai + ol’a), dont le volcan a passé longtemps pour déchaîner des tempêtes. La Lestrygonie, où est l’aiguade de l’Ours, est le nord de la Sardaigne, qui commande les bouches de Bonifacio ; Ptolémée y signale un Promontoire de l’Ours, ἄρκτου ἄκρα. Le nom de la Lestrygonie signifie le rocher des Colombes, λᾶας τρυγόνων, Colombo. Eux-mêmes étaient des montagnards féroces, parents des Cyclopes. Quant à la ville de ces sauvages, Télépylos, son nom est une épithète de la ville phénicienne d’Érycion ou Érycinon, qui se trouvait probablement dans ces parages. Mais pourquoi les nuits y sont-elles si courtes, comme dans l’Europe du nord ? 

          L’île de Circé a conservé son nom, Circeo : c’est « l’île de l’Épervière ». Elle s’appelle Ai-aié, de Ai, île et ai’a, épervier ; voilà un « doublet » très séduisant, sauf que Circeo n’est pas une île, mais un promontoire ; peut-être le Périple a-t-il fait erreur, la côte à l’entour étant très basse. La déesse Circé est l’antique Fer-onia, déesse des fauves ; elle avait son sanctuaire et son bois sacré à trois milles de Terracine. Le pays était très riche en sangliers, ce qui explique la transformation en porcs des compagnons d’Ulysse ; deux bourgades voisines, Suessa et Setia, doivent leurs noms à l’abondance des pourceaux. L’Hermès bienfaisant que rencontre Ulysse est le Jupiter italien local, Jupiter puer, Anxour ou Axour, que l’on pouvait très bien confondre avec Hermès. Le moly est une plante que les Grecs appelaient ἅλιμος (de ἅλς, sel) ; or, XXX m l h, signifie « sel » en hébreu. Moly serait donc la transcription grecque du mot sémitique dont halimos est la traduction (p. 289).

          Le Pays des Morts, où Ulysse va consulter Tirésias, est vis à vis l’île de Circé. « Le Pays des Morts odysséen n’est pas plus chimérique que la Lotophagie ou la Kyklopie. A une heure de navigation de Kirké, à la distance indiquée par le poème, le Pays des Morts existe » (p. 313). C’est l’Averne, comme le dit déjà Strabon. Sinus Lucrinus (lucrum = πλοῦτος) est une traduction de κόλπος Πλουτώνιος, en sémitique hok-ewan, d’où ὠκεανός ; l’ὠκεανός du Périple n’est que le golfe Lucrin (p. 316). Sirène, c’est sir-en, « chant de fascination » ; les Sirènes ne sont-elles pas surtout des fascinatrices ? Les îles des Sirènes sont dans le golfe de Paestum et s’appellent aujourd’hui les Coqs, Galli. Charybde et Scylla sont décrites par le poème homérique avec une irréprochable exactitude ; Scylla est bien une terrible aboyeuse, car « ces cavernes hurlantes se rencontrent tout le long du détroit sicilien ». Spallanzani, naviguant sur une barque à deux milles de Scylla, commençait à entendre « un frémissement, un murmure et je dirai presque un bruit semblable à des hurlements de chien. » Pour Charybde, M. Bérard accepte l’étymologie sémitique proposée par M. Lewy ; Khar oubed, le Trou de la Porte

          L’île du Soleil est la Sicile ; le Port Creux est le port de Messine. Les grands taureaux du Soleil ont laissé des descendants ; Mme Bérard en a photographié une paire, couronnés décernes démesurées (p. 889). Enfin nous voici dans le royaume d’Ulysse, à Ithaque ; M. Bérard ne croit pas du tout à la théorie de M. Doerpfeld, pour lequel l’Ithaque odysséenne est Sainte-Maure, et maintient l’identification traditionnelle. Mais la place me manque pour exposer, comme elle mériterait de l’être, cette partie considérable de son travail.

          Les conclusions sont longuement motivées ; elles peuvent se résumer ainsi. Les descriptions odysséennes sont exactes, mais exactes à la façon des périples. Seule la frange maritime est bien connue ; l’horizon terrestre est très étroit. « La langue même de l’Odyssée fleure encore son périple » (p. 555). La source du poème hellénique est un périple phénicien, dont les noms sémitiques sont tantôt hellénisés, tantôt traduits en grec. Le poète grec a fourni l’élément anthropomorphique ; c’est presque à cela que se réduit sa part de broderie. Mais entre le périple sémitique primitif et le poème grec, il a pu y avoir des intermédiaires, les uns sémitiques, les autres grecs ; « l’Odyssée, étant un chef-d’œuvre, ne dut pas être un coup d’essai » (p. 574). « Les Hellènes avaient leurs nostoi ; les Sémites avaient leurs périples et, peut-être, leurs contes, romans ou poèmes de navigation ; l’Odyssée homérique est le résultat d’un habile mélange ou croisement. Je la définirais volontiers l’intégration, dans un nostos grec, d’un périple ou d’un poème sémitique » (p. 577). Pour la date, M. Bérard accepte celle d’Hérodote ; environ 850 av. J.-C. D’autre part, le poète paraît anatolien, car l’Eubée, pour lui, est la plus lointaine des îles ; il est probable qu’il a vécu dans une des cours néléides, à Milet ou dans une autre ville ionienne. Thalès de Milet, suivant Hérodote, descendait d’une famille phénicienne ; un poète de Milet a pu s’instruire auprès de marchands et de navigateurs phéniciens.

          Tout cela est raisonnable. Même l’opinion émise par un aussi bon juge que Strabon, que les Phéniciens ont été les informateurs d’Homère, n’a rien qui doive nous choquer. Ce qui paraît, au premier abord, plus difficile à admettre, c’est la genèse de cette poésie si aimable, si libre d’allures, qui se serait astreinte à une observation presque servile des données relatives aux lieux et aux distances, telles qu’elles ressortaient des informations écrites ou orales des Phéniciens. La difficulté est d’autant plus grave que, de l’aveu même de M. Bérard, notre Odyssée n’est pas l’Odyssée primitive ; il y avait eu toute une série d’essais, de remaniements, de développements et d’abréviations, au cours desquels le vieux fonds de topographie réaliste serait resté intact ! Ne dirait-on pas que M. Bérard a voulu trop prouver et que les détails minutieux où il est entré ont compromis plutôt que servi sa thèse ? Mais, quoi qu’on puisse dire, il reste que ces deux volumes, œuvre de bonne foi, de bonne humeur et de science solide, marquent une date dans la « littérature » homérique, seront beaucoup lus et vaudront à Homère de nouveaux lecteurs.

                                               Salomon Reinach