Bérard, Victor: Les Phéniciens et l’Odyssée. Tome Ier. Gr. in-8, vii -591 p., avec nombreuses gravures.
(Paris, Armand Colin 1902)
Compte rendu par Salomon Reinach, Revue Archéologique t. 1 (4e série), 1903-1, p. 312-317
Site officiel de la Revue archéologique
 
Nombre de mots : 2694 mots
 
Citation de la version en ligne : Les comptes rendus HISTARA.
Lien : http://histara.sorbonne.fr/ar.php?cr=1573
 
 

Victor Bérard. Les Phéniciens et l’Odyssée. Tome Ier, Paris, Armand Colin, 1902. Gr. in-8, vii -591 p., avec nombreuses gravures.


          Il est inutile d’apprendre à nos lecteurs que M. Bérard a beaucoup d’esprit et de verve, qu’il est bien informé des choses homériques et qu’il a le coup d’œil sûr du topographe ; mieux vaut, en présence d’un ouvrage aussi considérable, en indiquer le contenu et restreindre la part de la discussion comme celle de l’éloge.

          « L’ensemble des études qui vont suivre n’est guère que le développement d’une ou deux phrases de Strabon ; Si Homère décrivit exactement les contrées..., c’est qu’il tenait sa science des Phéniciens ; les Phéniciens, conquérants de la Libye et de l’Ibérie, lui avaient enseigné ces choses. Plusieurs épisodes et plusieurs chants (V-XV), toute une moitié peut-être de l’Odyssée, fournissent, je crois, les preuves de cette affirmation... L’Ulysséide m’apparaît comme un périple phénicien (de Sidon, de Carthage ou d’ailleurs), transposé en vers grecs et en légendes poétiques, suivant un certain nombre de procédés très simples et très helléniques, si l’on peut ainsi parler. Personnification anthropomorphique des objets, humanisation des forces naturelles, hellénisation de la matière... les Grecs brodèrent sur un solide, mais grossier canevas sémitique cette œuvre d’art et cette œuvre vraiment grecque qu’est l’Odyssée. »

          M. Bérard n’a négligé, pour sa thèse, ni l’histoire, ni la linguistique, ni la toponymie ; mais la science dont il use le plus volontiers est celle qu’il a dénommée topologie, dont l’objet est de tirer des lois historiques de la connaissance des sites. Par exemple, nous trouvons dans l’île de Corse deux ports, l’un plus ancien et regardant l’Italie, Bastia, l’autre regardant la France, Ajaccio (cf. p. 223, où sont cités de nombreux exemples analogues). Alors même que nous n’aurions pas de textes historiques, nous pourrions conclure de là que la Corse a été italienne avant de devenir française (1). Cet ordre de considérations a été indiqué en 1884 par G. Hirschfeld ; quelques années plus tard, cet homme excellent se plaignait qu’on n’eût pas prêté assez d’attention au mémoire qu’il a publié à ce sujet. Il n’est malheureusement plus là pour se réjouir de la moisson abondante née du petit grain qu’il a semé.

          La Méditerrannée [sic] a connu une série de thalassocraties, qui ont laissé leur empreinte dans la toponymie comme dans la topologie. Avant la thalassocratie anglaise se placent celles des Italiens, des Arabes, des Romains ; avant celle des Grecs, celle des Phéniciens (2). Les vestiges les plus sûrs de la thalassocratie phénicienne sont les noms de lieux que M. Bérard appelle heureusement des doublets. Par exemple, Aipeia, sur la côte de Chypre, s’appelle aussi Soloi ; Aipeia signifie, en grec, l’escarpée ; Soloi est le sémitique XXX colline ou roche. Donc, si le nom sémitique est antérieur, les Grecs l’ont à la fois emprunté et traduit ; c’est ce qui constitue le doublet. M. Bérard écrit très justement ; « Si une étymologie peut toujours être discutée, un doublet porte en lui-même sa preuve d’authenticité... La certitude s’impose à tout homme de bonne foi, pourvu que le doublet soit bien établi... et la certitude devient absolue si l’on peut prouver en outre que la chose convient bien à ce double nom » (p. 50-51). Cela est très vrai. Mais M. Bérard a oublié une chose essentielle ; c’est que tout doublet laisse ouverte la question de priorité. Reprenons Aipeia-Soloi. On peut admettre que les Grecs ont traduit Soloi, mais aussi que les Phéniciens ont traduit Aipeia. De même, j’ai montré, avec l’assentiment de M. Usener, que dans le triolet mythologique Megaloi Theoi, Kabeiroi, Kabirim (où Kabir = Megas), l’ordre historique a été Meg. Theoi, Kabirim, Kabeiroi (Rev. archéol., 1898, I, p. 56-61). M. Bérard connaît ce travail, mais ne le discute pas, non plus qu’il ne fait attention au mémoire où j’ai démontré l’antériorité de la thalassocratie phrygienne sur la thalassocratie phénicienne (Anthropologie, 1899, p. 397-409). Ce sont là des procédés trop sommaires.

          Une autre loi à laquelle M. Bérard attribue beaucoup d’importance est la loi des isthmes. La traversée des isthmes, larges ou resserrés, est une conséquence forcée de la petite navigation à voiles (p. 74), d’un commerce qui préfère les routes de terre aux routes de mer. Prenons la presqu’île de Smyrne. Le contour par mer (300 kilomètres) imposait aux voiliers anciens trois ou quatre jours de navigation ; on suivait de préférence les routes des vallées, aboutissant à des mouillages qui devinrent des ports fréquentés et prospères. « Mycènes, gardant le défilé terrestre entre la mer du Levant et la mer du Couchant, est la ville de l’or, son maître est le Roi des rois, parce qu’elle prélève une douane sur les ballots ou les personnes qui sont forcés de franchir cet isthme. La tradition voulait que Mycènes dût son existence à un héros venu de la mer, Persée. A coup sûr, elle dut sa richesse au commerce de la mer prolongée par la route terrestre ». Thèbes, quoique ville intérieure, fut bien fondée, comme le veut la tradition, par le commerce étranger « parce que les routes terrestres, unissant les mers du Levant, du Nord, du Sud et du Couchant viennent se couper en cet endroit » (p. 79). Ilion est aussi sur un isthme, celui qui relie, à travers la plaine du Scamandre, la baie de Besika, dernier mouillage de l’Archipel, à celle de Koum-Kaleh, premier mouillage des Dardanelles (p. 80). Télémaque, allant d’Ithaque à Pylos, à Phères et à Sparte, n’ira pas faire le tour du Matapan ; il préférera, lui aussi, la traversée d’une isthme [sic]. Débarquant en face d’Ithaque à Pylos, que M. Bérard place au Samikon, il se rendra à Sparte en voiture, à Phères et à Aliphèra, « bazar » arcadien (p. 111, 117). Ces conclusions sont vraisemblables et l’auteur a bien fait d’appeler de nouveau l’attention sur les murailles polygonales du Samikon, où l’on pourrait utilement tenter des fouilles ; mais tout cela aurait pu être exposé plus brièvement. Il est vrai que l’itinéraire de Télémaque n’est qu’un prétexte ; l’objet de M. Bérard est d’appliquer à la géographie homérique les règles de la topologie et de montrer que cette géographie, loin d’être fantaisiste, est d’une exactitude irréprochable. Chemin faisant, il apporte quelques étymologies sémitiques, par exemple celle de la rivière Néda qui reçoit le Lumax. Lumax, suivant les Grecs, vient de λύματα (impuretés des couches de Rhéa) ; or, impureté se dit en hébreu nida. « Il semble que nous ayons dans Néda-Lumax un doublet gréco-sémitique pour désigner le fleuve de l’impureté ou de la purification » (p. 128). Cette « rivière de l’impureté » coule aux pieds de Phigalie ; or, les Sémites ont la racine phagal pour désigner les choses impures (ibid.).

          Qu’est-ce que l’île de Calypso, point de départ du Retour d’Ulysse ? M. Bérard a ingénieusement insisté sur la précision de ces vers, mis, par le poète, dans la bouche d’Athéna ; « Ulysse supporte des maux loin de ses amis, dans une île cerclée de courants, où se dresse un nombril de la mer. Dans cette île aux arbres habite la fille du pernicieux Atlas, qui sait les abîmes de toute la mer et qui, seul, possède les Hautes-Colonnes dressées entre le ciel et la terre ». De ces détails, confirmés par une étude personnelle des lieux, l’auteur a conclu que l’île de Calypso est voisine des Colonnes d’Hercule et du détroit de Gibraltar ; ce serait l’îlot de Perejil. Kalypso est la cachette (καλύπτω), à rapprocher de la racine sémitique sapan, d’où Hispania, l’Espagne (p. 286). 

          Au premier abord, on est tenté de crier ; Holà ! Mais, à la réflexion, il semble bien possible que l’auteur de l’Odyssée, plaçant l’île de Calypso aux limites occidentales du monde, ait connu une île des parages de Gibraltar d’après des récits de navigateurs. Je crois de même que les récits grecs sur l’île des Hyperboréens contiennent quelques renseignements précis applicables à la Grande Bretagne. Bien plus, il se peut fort bien que Strabon ait eu raison et que les navigateurs, informateurs directs ou indirects d’Homère, aient été des Phéniciens. Personne, sauf peut-être M. Beloch, ne met en doute que le moyen âge hellénique (1100-750 environ) ait vu fleurir, dans la Méditerranée, la marine phénicienne. Seulement, cette marine n’avait fait que recueillir la succession de celles des Lydiens, des Pélasges, des Thraces, des Phrygiens, etc., qui lui avaient ouvert les voies vers les rivages d’Occident. M. Bérard, dans les ouvrages qu’il nous donne depuis dix ans, ne voit que la thalassocratie phénicienne avant celle des Grecs ; il est conduit ainsi à admettre des Phéniciens antérieurs encore à ceux de M. Helbig et à négliger les témoignages probants de l’archéologie, qui attestent l’originalité de l’art de l’Europe et de la côte d’Asie Mineure jusque vers l’an 1000, antérieurement aux influences de la Syrie sémitique. Le jour où il déclarera que sa thèse ne vaut que pour l’époque homérique et les deux ou trois siècles qui l’ont précédée, nous serons bien près d’être d’accord.

          M. Bérard n’a réuni nulle part ses étymologies phéniciennes et ses doublets gréco-sémitiques ; il faut les relever chemin faisant. En voici quelques exemples. La légende de Mégare connaît deux frères jumeaux, Learchos et Mélikertes. Learchos n’est que la traduction grecque de Melkart, roi de la ville (3). Mélikertes, après sa mort, devient Palémon, qui est Bal-emon ou maître du peuple (p. 208). Alopé est la nymphe de la Source de l’Amitié ; or alop, en hébreu, signifie ami (p. 209) (4). Monaco n’a rien à voir avec Héraklès Monoikos ; c’est la halte (menokha) de Melkart (p. 219) ; le même menokha se retrouve dans les nombreuses Minoa (p. 220). Hannon fonde une ville que la version grecque de son Périple appelle Θυμιατήριον ; c’est la traduction d’un dérivé de la racine sémitique kthr, fumer, d’où Kithéron ; le Kithéron thébain est un mont du bûcher ou de l’holocauste. « La route du Kithéron fut donc suivie jadis par les caravanes sémitiques, comme elle est suivie aujourd’hui par les convois d’Athènes... Un trafic oriental, venu de Mégare comme jadis, ou d’Athènes comme aujourd’hui, fait de Thèbes la capitale béotienne parce qu’il fait des passes du Kithéron la grande route commerciale » (p. 230). Ibérie vient de abar, signifiant passer ; les Phéniciens appelèrent Iber’a la côte du détroit de Gibraltar et ce nom s’étendit à toute la péninsule (p. 287, avec des réserves bien légitimes). L’île de Kirké est appelée par Homère Aiaié ; or, Κίρκη signifie épervière en grec et aie a le même sens en hébreu ; ai + aie = île + épervière, île de l’épervière (p. 301). Rheneia s’appelait aussi Keladoussa, de κέλαδος, bruit ; or, l’équivalent hébreu de κέλαδος est rina (p. 344) (5) ». Paxos (et non Paros) s’appelait aussi Plateia ; or, pax en hébreu signifie table, πλατεῖα (p. 350). Naxos est le signal, nax en hébreu ; Diodore parle du héros carien Naxos, fils du guerrier Polémon ; « C’est toujours le même procédé hellénique, tirant de nax, signal de guerre, le héros Naxos, fils du guerrier Polémon » (p. 365). Le Kykéon de Kirké est la traduction du sémitique messek, signifiant vin mélangé ; les racines Κυκάω et massak sont équivalentes (p. 403). Mais il faut se borner ; nos lecteurs ont une idée suffisante de la partie philologique de l’ouvrage, des scrupules qu’elle éveille et de l’ingéniosité dont elle témoigne.

          Je voudrais leur faire comprendre aussi bien l’intérêt des realia, des chapitres sur le commerce homérique éclairé par des rapprochements continuels avec celui du XVIIe siècle et du cabotage de nos jours dans les mêmes parages. C’est la partie vraiment charmante du livre de M. Bérard, mais celle qui se prête le moins à un résumé. Il circule à travers ces pages une odeur marine, un goût de saumure ou, pour parler comme M. Sully-Prudhomme ;

 

                        Un peu du grand zéphir qui souffle à Salamine. 

          Pour le philologue noyé sous six pieds de livres, cette lecture est un bienfait, quelque chose comme une cure sur la jetée de Dieppe, loin des écritoires et des Wochenschriften entassées...

          A la p. 444, M. Bérard dit que « des établissements romains installèrent des cultes orientaux le long des plages de Carnac, à l’entrée du Morbihan » et que « les statuettes de la Déesse syrienne Kourotrophe, qui se trouvent en grand nombre dans cette région, ont enfin créé le culte de sainte Anne ». On voudrait ici quelques références précises ; je pense que les statuettes auxquelles M. Bérard fait allusion viennent de l’Allier et qu’elles n’ont, même dans leurs motifs, rien d’ « oriental » ni de « syrien ». Il y avait des Kourotrophes celtiques. Du reste, toute cette partie du livre se ressent du peu de familiarité de l’auteur avec une science qu’il méprise, l’archéologie. Il traite de l’étain sans connaître les trouvailles d’étain pur dans les stations lacustres de la Suisse et s’imagine que l’ambre baltique a pu arriver à la Mer Noire, où les Phéniciens en prenaient livraison, par les grands fleuves russes, alors que la route de l’ambre est certainement plus occidentale (cf. Montelius, Temps préhist. en Suède, p. 62 de ma traduction).

          Dans le chapitre Rhythmes et nombres (p. 461 et suiv.), M. Bérard insiste sur la fréquence du nombre sept et des divisions septénaires partout où les Phéniciens ont passé. Il est certain que les Grecs ont eu l’instinct de la division décimale et mi-décimale plutôt que de l’hebdomade. Toute donnée mythique ou pseudo-historique où le nombre sept intervient suggère l’idée d’une origine orientale. A ce point de vue, il est intéressant de constater que Théra avait sept cantons et que les Théréens, suivant Eustathe, ne pleuraient pas ceux qui mouraient à sept ans (p. 471). Théra a pour nom secondaire Καλλίστη ; or, tar paraît quelquefois signifier beau en sémitique. A ce propos, M. Bérard semble m’attribuer (p. 474) une opinion du P. de Gara, qui tire Καλλίστη d’un vocable pélasgo-hittite contenant la racine khal. Je n’ai jamais donné mon approbation à cette hypothèse, mais bien à l’opinion, émise par le P. de Gara, que la couche phénicienne de Théra n’est pas primitive. L’archéologie est capable de prouver cela bien mieux que la linguistique. 

          Ce n’est qu’à la fin de son volume, et très discrètement, que M. Bérard aborde les questions de chronologie. Comme Hérodote, il place « Homère » vers 850 et, comme tout le monde, il admet que la Méditerranée homérique est celle de l’an mil au plus tôt (p. 586). « Quand Knossos nous aura livré des documents lisibles, il est possible que nous découvrions une Méditerranée antérieure, toute différente de notre monde homérique ; il est possible aussi que, à plusieurs siècles de distance, cette Méditerranée de Minos ressemble étrangement à notre Méditerranée d’Ulysse. Je ne cache pas que, dès maintenant, j’incline plutôt vers la seconde de ces hypothèses... Le nom même de Knossos me parait venu de langues sémitiques » (p. 587) (6). Enfin, M. Bérard se dit convaincu que l’avenir remettra « les fossiles mycéniens ou égéens dans cette couche de la Méditerranée phénicienne dont [il] essaye de reconnaître les sédiments ». Ici, je ne comprends plus bien, car la Méditerranée de 2500-1500 ne peut pas être mise dans la « couche » de la Méditerrannée [sic] de l’an mil au plus tôt (p. 586), à moins de gratifier cette « couche phénicienne » d’une extraordinaire épaisseur. MM. Heuzey et Pottier, que M. Bérard cite à ce propos, n’ont jamais rien dit de pareil. Et j’ajoute qu’une inscription assez longue, trouvée en Crète, écrite en caractères grecs, mais dans une langue inintelligible, dont je dois une photographie à l’amitié de M. Bosanquet, n’est pas favorable au postulat de la Crète phénicienne ; cette langue n’est pas le grec, mais elle a un facies indo-européen très accusé.

                                                             S[alomon] R[einach]

(1) M. Bérard (p. 135) signale lui-même la première expression de cette idée juste dans Strabon, XIV, 654. 

(2) Je ne veux pas m’arrêter pour dire que M. Bérard parle de paléontologie sans compétence (p. 16) et de l’archéologie avec une légèreté qui fait sourire 

(p. 19 et suivantes). Il est à souhaiter que les petites bêtises spirituelles de la p. 21 disparaissent de la prochaine édition d’un livre sérieux.

(3) A moins que Melikertes ne soit la traduction de Learchos ! 

(4) Cas analogue à celui des Cabires (voir plus haut). 

(5) Mais, si cela est, rien ne prouve que Rina soit antérieur à Keladoussa

(6) Ce pluriel me rend rêveur ; un nom peut-il venir de plusieurs langues ?