Zhmud, Leonid : The Origins of the History of Science in Classical Antiquity
(De Gruyter 2006)
Compte rendu par Michel Feugère, Instrumentum, 2007-26, p. 31
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Leonid Zhmud, The Origins of the History of Science in Classical Antiquity Transl. From the Russian by A. Chernoglazov (Peripatoi, Bd. 19)


Avant cet ouvrage, l’historiographie de la science grecque était un champ presque inexploré. Dans le prolongement de ses nombreux travaux sur la science, la médecine, la philosophie et la religion de la Grèce ancienne, et tout particulièrement sur les débuts du Pythagorisme, L. Zhmud, professeur à l’Institut d’Histoire des Sciences et de la Technologie de Saint Petersburg, était parfaitement indiqué pour explorer la question. La personnalité et l’œuvre d’Eudemus de Rhodes (c. 370 – c. 300 BC), un étudiant devenu un « compagnon » d’Aristote, s’impose comme celle du père de cette discipline.

 

L’intérêt pour les diverses technai se concentre d’abord, au VIe et au Ve s., sur leur invention et les personnalités auxquelles on attribue la découverte. Cette « heurématographie », réduite à un simple catalogue de protoi heuretai, les inventeurs, peut être assimilée à un diffusionnisme assez naïf… Il a donc fallu que cette approche évolue pour que la notion de science, puis d’histoire des sciences puisse faire son apparition. Les théories grecques de l’évolution scientifique, par exemple chez Démocrite, ne vont pas de l’empirique au théorique, mais des savoirs utiles (agriculture, médecine, artisanat) à ceux qui sont liés au seul plaisir (musique, poésie, rhétorique…). A partir de cette classification, et des emprunts qu’ils distinguaient de leur propres « inventions », les Grecs ont d’abord créé une histoire largement mythique, faussée à la fois par l’a priori chronologique et le manque d’intérêt pour les inventions barbares ; l’heurématographie était par ailleurs totalement déconnectée du contexte social et culturel des inventions, d’où son rejet par Platon, entre autres.

 

De plus, la Grèce antique n’a pas tout de suite connu de terme équivalent à notre «science », qui recouvre tous les savoirs et pas seulement l’expérience humaine. Dans la seconde moitié du Ve s., technè a encore une connotation pratique liée à son origine artisanale. Pour les premiers Sophistes, par exemple, la connaissance est avant tout utilitaire : la philosophie elle-même sert à rendre les êtres plus sages et plus heureux, voire à leur assurer une meilleure carrière… Bien vite, cependant, technè va désigner toute connaissance utile, spécialisée et pouvant être enseignée : cette définition recouvre naturellement bien d’autres disciplines que les « arts appliqués ». Entre la fin du Ve s. et celle du IVe s., les notions d’épistémon et de technè se recouvrent progressivement, incluant les nouvelles disciplines comme les mathématiques ou l’astronomie.

 

C’est probablement Aristote qui apporte la contribution la plus déterminante à l’émergence du concept de science, ouvrant la voie au projet historiographique du Lycée à la fin du IVe s. L’importance accordée aux faits, non seulement dans l’origine de toute science mais aussi dans leur histoire, constitue une rupture avec les approches antérieures. Mais Aristote lui-même disparaît avant d’avoir pu récolter les fruits de cette nouvelle orientation; ce sont ses disciples Eudemus, et dans une moindre mesure Théophraste, qui vont en concrétiser la partie historique. Bien qu’aucun ouvrage d’Eudemus de Rhodes ne soit parvenu jusqu’à nous, d’assez nombreux extraits ont été transmis par les auteurs successifs qui ont utilisé ses travaux. L. Zhmud peut ainsi examiner successivement l’approche d’Eudemus dans ses histoires de la Géométrie, de l’Arithmétique et de l’Astronomie, montrant sa modernité à travers ses lecteurs et surtout l’impact qu’il a eu sur le développement de la pensée scientifique. 

 

Réalisateur du projet d’Aristote dans le domaine de l’historiographie scientifique, Eudemus a sans aucun doute pâti de l’isolement où l’a laissé le départ de son maître, puisque c’est Théophraste qu’il a choisi pour lui succéder au Lycée. Son œuvre historiographique, intervenue très tôt dans le développement de la pensée scientifique grecque, est bien le projet d’un visionnaire. Après lui, dès le IIIe s., l’historiographie scientifique décline rapidement, bien qu’on retrouve une influence d’Eudemus chez Eratosthène, par exemple, quand il applique l’approche historico-scientifique à la géographie. L’histoire des sciences antiques montre, du reste, plusieurs exemples similaires de disciplines abandonnées après la disparition de leur initiateur, et redécouvertes un peu plus tard avec succès.

 

Analysant de manière critique les différents aspects de l’histoire des sciences telle qu’elle est apparue en Grèce au IVe s, la contribution de L. Zhmud est magistrale à plusieurs points de vue. Une grande partie des ouvrages utilisés ne nous sont connus que par des citations ou extraits postérieurs : leur approche ne peut donc s’effectuer qu’à travers l’impact de ces écrits sur les générations futures, jusqu’à la disparition des derniers manuscrits. Dans ces conditions, l’exercice d’analyse textuelle est particulièrement périlleux, et peu de savants maîtrisent l’ensemble de la littérature grecque et romaine, y compris tardive, pour s’y livrer avec quelque chance de succès. L’érudition de L. Zhmud lui permet, malgré l’état d’épaves auquel le temps a réduit nombre d’ouvrages scientifiques de l’Antiquité grecque, de faire revivre devant nous, avec Aristote et Eudemus de Rhodes, la naissance de la pensée scientifique, historique et technique.