Cherbuliez, André: La ville de Smyrne et son orateur Aristide
(Genève )
Compte rendu par G. P., Revue Archéologique 10, 1864-5, 2e série, p. 239-240
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La ville de Smyrne et son orateur Aristide, par André Cherbuliez, professeur à l’Académie de Genève, membre effectif et ancien président de la section de litté­rature de l’Institut national génevois.


Nous n’avons malheureusement encore sous les yeux que la première partie du mémoire de M. Cherbuliez ; il n’a encore donné au public que l’histoire de la ville de Smyrne, depuis son origine jusqu’au siècle des Antonins. Qu’il nous soit permis, en annonçant aux amis de l’antiquité ce remarquable travail, de regretter que l’auteur l’ait ainsi morcelé. Cette étude aurait gagné en intérêt à être plus habilement composée, à former un ensemble assez harmonieux et assez complet pour que M. Cherbuliez ne pût songer à le diviser et à le couper en deux. La personne et le rôle d’Ælius Aristide auraient, ce me semble, pu fournir le lien qui aurait rat­taché à la peinture de la vie grecque au temps de l’empire les origines fabuleuses et les antiques traditions de la glorieuse et impérissable cité, aujourd’hui encore une des reines de l’Orient.

A cette objection près, nous ne saurions que témoigner du soin qu’à apporté le savant profeseur de Génève à rapprocher tous les faits, à élu­cider et à critiquer tous les textes relatifs à l’histoire de la Smyrne qui aurait vu naître Homère et de celle qui serait née d’une pensée d’Alexandre. Peut-être s’attarde-t-i1 trop dans ce qu’il appelle lui-même « l’âge téné­breux des mythes et des origines. » J’avoue qu’il me semble difficile d’extraire aucune donnée vraiment historique de tous les récits fabuleux où apparaissent Tantale et Pélops avec leurs Méoniens, ou ces Amazones auxquelles la vanité des Smyrnéens attribuait la première fondation de la ville. Je doute aussi qu’il soit possible de déterminer, avec quelque degré de vraisemblance, à quelle race appartenaient ces Cariens et ces Lélèges qui n’ont guère laissé dans l’histoire qu’un nom, dangereuse matière d’étymologies hasardées et de conjectures contradictoires. Il y a plus d’intérêt dans la discussion archéologique et topographique qui conduit M. Cherbuliez à placer la première Smyrne, ce que Pausanias (VII, 5, 1) appelle la Veille ville, auprès de la hauteur où se trouve le tumulus connu sous le nom de Tombeau de Tantale. Cependant, ce qu’il y a de plus cu­rieux et de vraiment nouveau dans le mémoire, c’est l’histoire de la seconde Smyrne, de la Smyrne gréco-romaine, et les réflexions que fait à ce propos notre auteur sur le véritable caractère de la conquête romaine, sur les rapports du gouvernement central et de ses représentants avec les cités provinciales, et particulièrement avec les cités grecques. Pour bien faire comprendre quel était l’esprit de cette administration, et quel libre jeu elle laissa, pendant près de trois siècles, aux institutions municipales et à la vie locale, M. Cherbuliez puise aux sources les plus diverses ; il consulte les historiens anciens, et pour compléter leur témoignage, si souvent in­suffisant sur les points qui piquent le plus notre curiosité, il interroge les lois romaines, qui lui sont familières, et les inscriptions grecques et latines de l’Asie Mineure. Dans toute cette dernière partie, il y a une calme sûreté de pensée et une maturité de jugement qui contrastent d’une manière heureuse avec cette manie d’allusion et des préoccupations personnelles que plusieurs écrivains distingués ont apportées, depuis quelques années, dans l’étude de cette même époque et dans l’appréciation du régime impérial.

Tous ceux qui auront lu avec le soin qu’elle mérite cette œuvre de consciencieuse et sagace érudition attendront avec impatience la suite promise de l’histoire de Smyrne. C’est une curieuse figure que celle d’Ælius Aristide, le panégyriste et le fils adoptif de cette·Smyrne qui crut voir en lui l’héritier des grands orateurs de la Grèce libre. Quelque sin­gulière que nous paraisse aujourd’hui cette illusion, nous ne saurions nous empêcher d’être frappés de la puissance que gardait encore, au milieu de cette décadence, l’éclat de la parole et la richesse du langage, l’ombre fardée et le brillant fantôme de l’éloquence. Aristide aussi mérite d’être étudié comme homme ; il y a quelque chose d’étrange dans la bonne foi avec laquelle il se prend au sérieux. Il est dupe de l’admiration qu’il inspire et des honneurs qu’on lui rend, à Rome comme à Smyrne et à Cyzique, et sa solennité est parfois d’un haut comique. C’est comme une caricature d’Isocrate, et il fait parfois songer involontairement à Trissotin. Ce n’est pas là le seul des personnages de Molière qu’il rappelle ; ses six Discours sacrés, une des plus bizarres productions que nous ait laissées l’antiquité, auraient pu donner l’idée du Malade imaginaire.

Avec cette monomanie se combine chez lui une dévotion superstitieuse qui n’est pas moins amusante à étudier. Le pauvre homme est si infatué de lui-même qu’il se croit sous la protection toute spéciale d’un dieu, qui, chaque nuit lui envoie des rêves et lui prescrit chacun des bains et des remèdes qu’il doit prendre pour se guérir de toutes les infirmités exceptionnelles et de toutes les maladies inédites dont il se sent atteint. Nous espérons que M. Cherbuliez fera revivre pour nous, dans sa complexe ori­ginalité, ce personnage, bien oublié aujourd’hui (1), qui a eu son heure de réputation ou plutôt de gloire.

G. P.

 

(1) M. Caffiaux, connu par ses études sur l’Oraison funèbre chez les Grecs, et par ses tableaux sur Hypéride, a été le premier à traduire en français un discours entier d’Aristide, l’Éloge du jeune Étéonée. Valenciennes, 1864, in-8°.