Hérodote - Saliat, Pierre (trad.) - Talbot, Eugène (éd.): Histoires d’Hérodote, in-8°
(Paris, Plon 1864)
Compte rendu par Frédéric Baudry, Revue Archéologique 10, 1864-5, 2e série, p. 335-336
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Histoires d’Hérodote, traduction de Pierre Saliat, revue sur l’édition de 1575, avec corrections, notes, table analytique et glossaire, par Eugène Talbot, docteur ès lettres, etc. Paris, Plon, 1864, in-8°.


 

Dans le langage comme chez les hommes, chaque âge a son esprit et sa spécialité d’expression. Les langues mûres et vieillies expriment mieux la réflexion, la critique, la philosophie ; les langues jeunes et fraîches triom­phent dans le naïf et le spontané. La transition de l’une à l’autre de ces deux périodes ne dure qu’un instant. Hérodote marque en Grèce ce mo­ment précieux, cet éveil de la réflexion, comme le XVIe siècle le marque chez nous. M. Egger l’a dit avec sa sûreté d’appréciation : « Le grec d’Hé­rodote, c’est le français des bons prosateurs de la Renaissance, un mélange de science et d’ingénuité, de force et de bonhomie, quelque chose de grammatical avant les grammaires, et de finement senti avant les belles théories sur le goût. » Paul-Louis Courier était donc dirigé par une vue très-juste, quand il s’efforçait de traduire le père de l’histoire dans le français d’Amyot, qui s’y serait adapté encore mieux qu’à Plutarque, disci­ple cultivé d’une époque philosophique. Mais le succès des pastiches est rare ; le pastiche de Courier ne réussit pas. Avec un peu de bibliographie, il eût pu s’épargner cet échec, et savoir qu’au XVIe siècle on avait accompli ce qu’il tentait. Qui l’avait fait ? Un homme aujourd’hui inconnu, Pierre Saliat, de son vivant secrétaire du cardinal Odet de Châtillon, le frère aîné de l’amiral Coligny et le protecteur de Rabelais. Saliat traduisit bien d’au­tres choses encore, des Oraisons de Cicéron, le Monde d’Aristote, le Songe de Scipion. Son Hérodote vit le jour en 1556 ; il était dédié au roi Henri II.

On ne saurait se le dissimuler ; Saliat ne vaut pas Amyot. Mais au-des­sous de ce charmant écrivain il y a encore de bonnes places ; Saliat en mérite une pour l’aisance familière de sa diction, rappelant Hérodote par cette bonhomie que notre langue travaillée, hérissée de termes abstraits et savants, ne pourrait plus reproduire. La lecture en est agréable et cou­lante, et console des platitudes de Larcher.

M. le professeur Eug. Talbot, l’habile et infatigable traducteur de Lu­cien, de Sophocle, de Xénophon et de l’empereur Julien, a bien vu qu’ici il n’y avait pas de nouveau à faire, et que le mieux était de profiter de l’ancien. Saliat n’avait qu’un défaut : ce n’était pas un helléniste consommé, et plus d’un contre-sens lui était échappé, comme au bon Amyot. Mais M. Talbot y a veillé, et ses notes ont redressé les passages qui boitaient dans le texte. Nous en indiquerons quelques-uns.

Liv. II, ch. 67, à propos des animaux sacrés de l’Egypte, après avoir énu­méré les chats et les chiennes qu’on enterrait en cérémonie, Saliat ajoute que les Egyptiens « font le pareil des veneurs et braconniers. » Hérodote avait parlé des ichneumons ([GREC]), mais le pauvre traducteur a été dérouté devant cet animal inconnu. Plus loin (liv. IV, ch. 169), il a pris la plante silphium (1), si recherchée des anciens, pour un « pays de Silphie, » et des conducteurs de chars à quatre chevaux ([GREC]) pour une nation des « Tethrippobates. » Ailleurs (VIII, 70), une distraction lui a fait confondre sans doute le grec [GREC] avec le latin nix, et il en est résulté qu’il fait retarder d’un jour l’attaque des Perses à Salamine, « à cause qu’il neigea, » tandis qu’Hérodote a dit, « parce que la nuit survint. » Mais ce n’est pas assez des fautes de Saliat lui-même ; ses imprimeurs lui en avaient prêté par surcroît, suivant une habitude qui ne s’est pas perdue. En voici une que M. Talbot a corrigée avec beaucoup de sagacité. L’édition de 1515 qu’il suit portait (VIII, 62) dans les paroles de Thémistocle à Eurybiade : « Nous chargerons nos mesmes et prendrons la route de la ville de Siris. » Nous chargerons nos mesmes (2) n’avait pas de sens, et le grec [GREC] indiquait bien qu’il s’agissait de dire : Nous prendrons avec nous nos familles. M. Talbot a songé à une expression employée ailleurs par Saliat, et il a émendé : « Nous chargerons nos mesnies. » La correction est certaine et la faute typographique saute aux yeux.

Malgré les travaux qui, depuis quelques années, ont avancé l’étude du vieux français, le public sera-t-il assez éclairé pour ne pas redouter un peu les formes du XVIe siècle, qui pourtant touchent à la langue moderne ? M. Talbot a fait tout ce qu’il a pu pour le rassurer : notes au bas des pages, petit glossaire à la fin du volume, rajeunissement de l’orthographe. Sur ce point même, il a été un peu plus loin que nous n’eussions voulu. Les imparfaits en ai n’étaient pas nécessaires, malgré le précédent de P.-L. Courier ; et le maintien de l’oi aurait, je crois, conservé un peu de la phy­sionomie ancienne. L’ai avec les tournures archaïques a quelque chose qui choque l’œil. Nous aurions préféré aussi que la règle que l’éditeur s’est imposée, de respecter les mots, les phrases et le mécanisme de la vieille syntaxe, fût appliquée absolument et sans exception pour les parti­cipes. Lorsque Saliat écrit, comme on écrivait de son temps : « ayant prise la ville ; ayant dressées leurs batailles, » quel avantage M. Talbot trouve-­t-il à dire : « ayant pris la ville, dressé leurs batailles ? » N’est-ce pas trou­bler l’harmonie des phrases et dénaturer le style du XVIe siècle, qui valait bien le nôtre à cet égard ?

Mais ce n’est là qu’un détail, que nous notons pella soddisfazione dei pe­danti. Il nous reste seulement à remercier M. Talbot, qui a eu l’heureuse idée d’exhumer une traduction si bien en harmonie avec l’original, et M. Plon, qui s’est senti le courage de risquer, pour cette tentative, sa plus belle exécution typographique.

F. Baudry.

 

(1) M. Talbot est-il bien sûr que le Silphium soit, comme il le dit, notre Assa­fœtida ? On songe à d’autres Ombellifères, à un Pencedanum, par exemple. Le plus probable est peut-être de supposer une espèce perdue par épuisement, à force d’avoir été recherchée.

 

(2) Dans l’édition de 1580, la faute a fait son chemin. Au lieu de nos mêmes, il y a nous-mesmes, c·est-à-dire une correction qui perd tout.