Morgan, J. de: Les Premières civilisations. Études sur la préhistoire et l’histoire jusqu’à la fin de l’Empire macédonien. Gr. In-8, vii-513 p., avec 124 gravures et cartes dans le texte.
(Paris, Leroux 1909)
Compte rendu par Salomon Reinach, Revue Archéologique t. 15 (4e série), 1910-1, p. 303-304
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J. de Morgan. Les Premières civilisations. Études sur la préhistoire et l’histoire jusqu’à la fin de l’Empire macédonien. Paris, Leroux, 1909. Gr. In-8, vii-513 p., avec 124 gravures et cartes dans le texte.


L’auteur a vu tant de pays divers, il a fait tant de fouilles heureuses et de belles découvertes qu’on eût trouvé plaisir à le lire, alors même qu’il nous eût offert une simple causerie sur ses impressions d’explorateur et d’archéologue. Le présent livre est cela, mais aussi davantage : c’est une histoire générale de l’antiquité depuis les temps géologiques, sous un titre emprunté à Lenormant. M. de Morgan a sur Lenormant quelques avantages, notamment celui d’être venu après lui, de s’être initié tout jeune aux sciences naturelles et d’avoir passé plus de temps au grand air que sur un rond de cuir. D’une lecture toujours attachante, cet exposé d’un vaste sujet est nécessairement inégal. Tout le premier tiers (169 p.) est consacré à la géologie, à la paléontologie, au préhistorique ; à mon avis, c’est beaucoup trop. Là où il est question des pays que l’auteur a explorés lui-même, Égypte, Caucase, Perse, Afrique française, il a du nouveau à nous dire et il le dit bien ; ailleurs, je trouve trop de faits cités de seconde main et parfois des opinions contestables. Ainsi l’on a cessé depuis longtemps d’attribuer à l’époque historique les flèches en silex ramassées sur des champs de bataille classiques ; ce sont les traces d’ateliers néolithiques qui existaient là (p. 167). L’importance attribuée au passage de l’Avesta sur le froid (p. 163) est une vieille erreur (1867) qui ne tient compte ni du contexte, ni de la date assignée aujourd’hui aux livres avestiques. Je regrette aussi l’emprunt, fait à Lenormant, d’une opinion impossible à défendre encore sur l’origine indienne de l’étain (p. 108) ; l’Inde exportait si peu d’étain qu’elle l’importait d’Égypte à l’époque alexandrine. Avec le chapitre VII, M. de Morgan aborde l’Asie antérieure et l’Égypte préhistorique (on sait qu’il est presque le père de celle-ci). Sans oublier la géologie, sa science favorite, il expose avec une aisance et clarté les origines de la civilisation de ces contrées, les grands mouvements de peuples qui l’ont tour à tour servie et retardée. Je ne suis pas convaincu comme lui que les Akkadiens aient « quitté leur patrie l’Arabie » (p. 193), ni que la poterie peinte ait rayonné de l’Elam sur le reste du monde (p. 202) ; mais je recommande aux archéologues les pages instructives et originales qu’il a consacrées aux céramiques primitives. Les chapitres suivants concernent l’expansion des Sémites, l’Égypte jusqu’au Moyen Empire, la réaction élamite (cause de l’invasion des Hycsos et de modifications profondes dans l’aspect du monde antique, p. 265). Puis c’est le tour de l’Assyrie « nid d’oiseaux de proie », dont M. de M. maudit l’esprit destructeur, comme il rend hommage aux vertus civilisatrices des « Aryens ». Ces Aryens ne venaient pas d’Europe, mais d’Asie ; l’auteur est d’accord avec Ed. Meyer (mais par de tout autres motifs) pour revenir à l’ancienne opinion qu’on croyait abandonnée. La fin du volume concerne les peuples « sympathiques », Grecs, Romains, Celtes, Perses, etc. Les philologues ne seront pas toujours satisfaits de la manière dont M. de M. cite les textes ; il a d’ailleurs été victime d’un imprimeur par trop assyrien dans sa rage de massacrer les noms propres. Le Caucase, la Chine, le Japon ne sont pas oubliés et, dans cetts [sic] revue rapide, c’est à peine si l’on éprouve quelque fatigue sous la conduite d’un guide aussi alerte. Les conclusions (p. 472-503) forment une intéressante synthèse de la synthèse, qui contribue à la clarté de l’ensemble. Je ne concéderais pas à M. de Morgan que la civilisation de la Chine soit, aujourd’hui encore, « dans toute la verdeur d’une brillante vieillesse », ni que certaines religions antiques, ou même une seule religion quelconque, aient été « conçues pour réfréner les passions humaines », ni surtout que « le stoïcisme pousse l’homme à l’égoïsme, abat son initiative », ni d’autres choses dont la discussion serait longue. Puisqu’il me faut conclure à mon tour, je dirai que le brillant et incorrect ouvrage de M. de. M. doit être jugé non comme un tableau de chevalet, mais comme une fresque ; ne mettons pas des lunettes pour y chercher des écailles fragiles, mais rendons hommage à l’élan soutenu de l’exposition, à l’aisance cavalière du style, enfin à toutes ces qualités d’un conquistador scientifique qui conduit une fouille comme un raid et une enquête sur l’histoire du vieux monde comme une belle fouille.

S[alomon] R[einach]