Robert, C.: Pausanias als Schriftsteller. In-8o, 348 p., avec 9 plans dans le texte.
(Berlin, Weidmann 1909)
Compte rendu par Adolphe Joseph Reinach, Revue Archéologique t. 17 (4e série), 1911-1, p. 184-189
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Carl Robert. Pausanias als Schriftsteller. In-8o, 348 p., avec 9 plans dans le texte. Berlin, Weidmann, 1909.


     Peu d’auteurs ont été plus exploités et plus critiqués que Pausanias. Mais, en l’étudiant comme on le fait par phrase ou par chapitre, on perd trop souvent de vue les intentions du périégète et le caractère général de son œuvre. Kalkmann et Gurlitt, dans les ouvrages qu’ils lui ont consacrés, l’ont trop considéré comme un archéologue ou comme un mythographe ; Heberdey n’a vu en lui que le voyageur ; les grands commentaires de Frazer et de Hitzig et Blümner traitent son œuvre comme un Dictionnaire des monuments de la Grèce et des légendes qui s’y rattachent ; le livre récent intitulé : Pausanias, a second century Baedeker, traduit bien l’opinion devenue générale à son égard.

     C’est contre cette opinion que s’est surtout élevé Carl Robert, dans un ouvrage où l’on retrouve, avec tout son savoir, l’originalité et la vigueur coutumières à l’auteur des Archaeologische Maerchen. Le titre même en révèle les tendances. Pausanias n’est ni un guide ni un archéologue ; c’est, avant tout, un littérateur, soucieux de faire œuvre élégante, subordonnant souvent la préoccupation du fond à celle de la forme. Ce qu’il veut éviter, c’est, précisément, de paraître un simple guide ; il sait que la sécheresse et l’ennui sont les écueils des œuvres de périégèse et d’exégèse comme celle qu’il a entreprise ; aussi s’efforcera-t-il de se rendre agréable à lire par tous Les artifices de composition et de style dont disposait un sophiste du IIe siècle. « Jamais il n’a dissimulé que ce qui l’intéresse surtout sont les curiosités et les raretés, tout ce à quoi de jolies histoires se laissent rattacher, ce que l’on peut narrer avec tous les raffinements du style ; amusant, attachant et, avant tout, varié, c’est là ce qu’il cherche à être, non point à donner au lecteur un catalogue d’œuvres d’art ou une mine de renseignements érudits... Gendelettre (belletrist), comme on dit aujourd’hui, voilà ce qu’il veut être ; de son temps, c’est ce qu’on appelait un sophiste » (p. 68). Ce sont les artifices de style et les procédés de composition du sophiste Pausanias que M. C. R. s’est efforcé de mettre en lumière dans une série de chapitres consacrés au plan et aux tendances de l’ouvrage, aux λόγοι (parties exégétiques), aux θεωρήματα (pαrties périégétiques), à la manière d’ordonner l’exposition, à la méthode suivie dans les descriptions de régions et de villes, au style enfin et à l’époque de l’auteur. Nous ne pouvons songer à analyser ici ces chapitres si riches en aperçus nouveaux ; mais il faut indiquer brièvement les problèmes que les dires de Pausanias ont soulevés récemment et que M. C. R. est amené, chemin faisant, et bien qu’il s’en défende, à reprendre à son tour.

     Les premières découvertes de Vollgraff à Argos fournissent l’occasion d’une nouvelle reconstitution de l’agora de cette ville et de ses monuments (on s’étonne que, lorsqu’il passe à Sparte, M. C. R. ne tire pas profit des fouilles anglaises et, à propos de la Kadmeia, de celles de Kéramopoulos ; les unes et les autres ont renouvelé la question. Tout un appendice est consacré à l’agora d’Athènes. Relevons les points principaux ; le sogenannte-Théseion serait le temple d’Aphrodite Ourania, élevé pour contenir l’image de la déesse due à Phidias ; celui d’Aphrodite Pandémos aurait été détruit pour faire place aux parties hautes de l’Odéon d’Hérode Atticus. Le monument des Tyrannoctones ne se serait pas élevé près d’Hagios Athanasios, mais près de la chapelle de Denys l’Aréopagite qui occuperait l’emplacement de l’orchestra, où ils auraient accompli leur exploit. L’Aglaurion où les éphèbes venaient prêter serment n’a pu être l’étroite grotte où on le place généralement ; ce devait être une grande enceinte, située au-dessous des Propylées, séparée de la grotte de Pan par le Pélargikon, et contenant les sanctuaires voisins de Gê Kourotrophos et de Déméter Chloé. C’est au pied de la grotte d’Apollon Hypakraios, entre la base des grands rochers auxquels il devait son surnom et l’agora, que se seraient trouvés le temple d’Apollon Patrôos et les édifices connexes du Thesmothésion et du Prytaneion.

     Trente-deux pages sont consacrées aux deux questions brûlantes de la topographie de Delphes : les édifices de Marmaria et le début de la Voie Sacrée. Pour Marmaria, M. C. R. ne s’éloigne guère des conclusions de M. Ho­molle : les deux édifices de l’Est seraient les plus anciens, hérôon de Phylakos et temple d’Athéna Pronaia (l’Athéna Ergané de M. Homolle), construit au VIe siècle, reconstruit au IVe ; puis viendraient les deux trésors du VIe siècle ; au Ve siècle on aurait construit la tholos ; au IVe le grand trésor à l’entrée du gymnase (l’Athéna Pronaia de M. Homolle). N’ayant pas connu l’étude approfondie que M. Poulsen a consacrée à Marmaria, les pages de M. C. R. perdent beaucoup de leur valeur. (On trouvera, de son travail et de celui de M. Poulsen, une critique intéressante dans un article de G. Karo, BCH, 1910, p. 211-21). Pour la Voie Sacrée, l’information de C. R. ne s’étend que jusqu’au début de 1908 ; il n’a pu profiter des nouveaux travaux de Homolle, Pomtow, Poulsen, Heberdey, Karo et Bourguet qui ont dû modifier ses vues. Comme on a donné ici même (RA. 1909, l, 285) la reconstitution chronologique de M. Poulsen, il ne sera pas inutile, — si ce n’est que pour mettre en garde contre ces vues d’ensemble anticipées —, de traduire le résumé si différent de M. C. R. ; « Au VIe siècle, à gauche (sud) de la Voie Sacrée et un peu avant d’arriver au coude, s’élevaient deux trésors, peut-être appartenant à Sparte et à Argos vulgo tré­sors de Sicyone et de Cnide ; en face de celui d’Argos, à l’extrémité ouest, celui de Cnide (d’après Pomtow, Mégare d’après Homolle, Siphnos d’après Kéramopoulos). Dans la dernière décade de ce siècle, les Athéniens construisi­reill, il gauche et au dessus du coude, un autre trésor et, plus loin, tout près de la rampe, un portique vulgo trésor et portique des Athéniens). A la même époque, les Tarentins élevaient, sur la terrasse inférieure, un ex-voto en mémoire d’une victoire remportée sur les Messapiens. Le trésor voisin, dont on ne peut décider s’il est antérieur ou postérieur à l’ex-voto, serait celui de Sicyone (de Corinthe d’après Homolle, de Clazomènes d’après Pom­tow). Après les premières guerres médiques, les Athéniens élevèrent, devant leur trésor, un premier trophée de Marathon ; plus tard, au temps de Cimon, un nouveau monument en souvenir de Marathon fut élevé au début de la terrasse inférieure (au-dessus de l’ex-voto d’Aigos-Potamos d’Homolle) ; peu après, les Argiens élevèrent à côté celui qui commémorait leur victoire à Oinoé (v. 455 : c’est le monument dit des Sept-Chefs, généralement placé à l’Est de celui des Épigones). Les deux monuments faisaient face au trésor de Sparte (ceci n’est guère exact même dans la reconstitution de C. R.). A la fin du Ve siècle, toute la portion à gauche de la Voie Sacrée, comprise entre l’entrée et l’hémicycle des Épigones, fut occupée par le monument commémoratif d’Ægos-Potamos (on y place d’ordinaire le Cheval Dourien,l’ex-voto de Marathon et les Sept-Chefs), qui faisait face à celui de Marathon ; à la même époque, les Argiens dressaient, derrière l’ex-voto de Marathon, le Cheval Dourien destiné à commémorer leur victoire sur les Spartiates en Thyréatide (414). Enfin, après Leuctres et la résurrection de Messène, les Argiens élevèrent, pour s’honorer eux-mémes en même temps que leurs alliés de Thèbes, les rois d’Argos ancêtres d’Héraklès (M. R. les maintient à la place généralement admise cet exèdre des rois d’Argos) [sic] ; peu après (369), la Ligue Arcadienne alignait, face à face aux vainqueurs d’Aigos-Potamos, ses héros nationaux (les Arcadiens sont généralement placés par devant et en contre-bas des Spartiates) ; dans la seule place qui restait libre à la droite de la Voie Sacrée, les Argiens élevèrent l’hémicycle des Épigones en face de celui de leurs rois, quand ils se furent brouillés avec Sparte » (p. 308-9). » [sic]

     A côté de ces questions si complexes de topographie monumentale, C. Robert n’a pas manqué d’étudier diverses œuvres d’art dont il s’est occupé déjà à différentes reprises. Ainsi, il est disposé maintenant à admettre que le bronze de Bavai, à Saint-Germain, est une copie de la statue de Krésilas ; mais ce ne serait pas le vulneratus deficiens, qui devait être figuré tombant, évanoui ; les traces que porte la base de l’Acropole ne conviennent pas à une pareille statue ; ce sont celles d’une statue d’homme simplement blessé, encore debout, tel qu’est celui de Saint-Germain ; celui-ci peut dériver du Diitré­phès percé de flèches, mais le vulneratus deficiens reste inconnu (p. 89). Sans réfuter ici cette thèse, je remarquerais seulement que le vulneratus deficiens pouvait être représenté encore debout, se retenant à sa lance pour s’empêcher de tomber ; une pareille statue peut à la fois avoir servi de prototype au bronze de Saint-Germain et avoir tenu sur la base signée de Krésilas. Des deux autres difficultés qui ont empêché de rapporter à une seule et même œuvre le Diitréphès percé de flèches de Pausanias, le vulneratus deficiens de Pline, la base de l’Acropole et le bronze de Saint-Germain, l’une, qui frappait déjà Pausanias, est que Diitréphès était figuré percé de flèches, alors que, sauf les Crétois, les Grecs ne se servaient pas de l’arc à la guerre ; l’autre se fonde sur le mot d’ἀπαρχή qui se lit sur la base. Mais ne peut-on tout arranger en suppo­sant que Diitréphès périt sous les traits des archers thraces après avoir con­quis avec eux Mykalessos ? Sur le butin réservé au général vainqueur, son fils Hermolykos aurait pris de quoi élever sur l’Acropole la statue de son père mourant. — A propos de la base de Mantinée, C. R. repousse la correction de Μοῦσα en Μοῦσαι, proposée par Fougères et adoptée par Spiro. Cette correction lui paraît inutile, car elle ne saurait expliquer pourquoi Pausanias n’a pas men­tionné Apollon ; son long chiton de kitharôde le lui aurait fait prendre pour une Muse et cette erreur autoriserait à soupçonner une erreur semblable dans la question de l’Aurige de Delphes, dont le long vêtement aurait également amené Pausanias à le prendre pour une déesse (p. 63). Mais les deux cas ne me semblent pas comparables. Je tiens, avec Studniczka, pour impossible que l’Aurige ait jamais été pris pour une femme ; il n’est pas long vêtu et, sans parler de l’altitude qui lui a valu son nom, les jambes, les pieds, les bras, la tête respirent la force virile. De plus, c’était une œuvre de premier ordre dont les guides de Delphes devaient fournir une explication ne varietur ; si Pausa­nias s’en était écarté, il n’aurait pas manqué d’en avertir. (En raisonnant ainsi, Studniczka a oublié que l’Aurige était sans doute enterré depuis la catas­trophe de 372.)

     Par contre, la base de Mantinée, peu digne du ciseau de Praxitèle, n’a pris d’importance que pour nous et parce que le fameux groupe du maître qu’elle portait nous manque. D’ailleurs, s’il faut lire Pausanias avec l’esprit de finesse que nous recommande C. Robert, s’il faut le comprendre à demi-mot, est­-ce qu’il ne lui suffisait pas d’écrire ἐπὶ τῷ βάθρῳ (τοῦ θεοῦ) Μοῦσαι καὶ Μαρσύας αὐλῶν pour que tout Grec instruit comprît qu’il s’agissait de la joute entre Marsyas et Apollon en présence des Muses ? « Marsyas jouant de la flûte» ne pouvait se trouver que dans les deux épisodes où il se servit de son instrument devant Apollon et devant Athéna. La mention des Muses et le fait que la base supportait une statue d’Apollon suffisaient à faire comprendre qu’il s’agissait du premier épisode.

     Mais ne nous attardons pas à reprendre, à la suite de C. R., toutes les discussions que soulève le texte du périégète. Il n’a fait lui-même, pour chacune d’elles, qu’ajouter aux opinions déjà émises une théorie de plus, et qui ne sera pas la dernière. C’est pour ce qui touche à l’intelligence de l’œuvre qu’il a pu établir des conclusions nouvelles et durables. D’abord, pour sa composition même : né vers 115 à Damas et s’étant fait connaître par une description de la Syrie, Pausanias le Périégète serait identique au Pausanias ἀπὸ Συρίας σοφιστὴς εἰς Ῥώμην ἀφικόμενος dont Galien parle (de loc. aff. III, 11) vers le début du règne d’Antonin ; c’est sous son règne et sous celui de Marc Aurèle qu’il aurait voyagé en Grèce et publié sa Description en au moins quatre parties : l’Atthis, vers 160 ; le reste du livre I et les livres II-III-IV entre 160 et 174 ; les livres V-VI-VII en 174 ; les livres VIII et X après 177 (1). Pour la composition de chaque description de pays ou de ville, C. R. a remarquablement analysé les procédés du périégète. L’itinéraire continu est peut-être moins rare qu’il ne le pense ; mais rayonner autour d’un point central reste le procédé favori. Par cette méthode, Pausanias pouvait aisément commettre des oublis ; d’ailleurs, il ne se croit pas tenu de tout citer, ni même de citer ce qu’il y a de plus connu ; au contraire, il préfère souvent l’inconnu ou le méconnu s’ils lui fournissent l’occasion d’une légende curieuse ou d’un développement piquant. Un pauvre fétiche comme celui d’Héraklès à Hyettos ou une ville misérable comme Panopeus l’intéressent autant qu’Athènes et que la Parthénos. Il recherche l’inédit alors qu’il suppose les faits classiques connus de ses lecteurs : si l’on en était réduit à son texte, on ne saurait pas que Phidias est l’auteur de la Par­thénos. Souvent il passe d’un point à un autre non par succession topographique, mais parce qu’il y trouve l’occasion d’une jolie comparaison, d’une antithèse piquante, d’une clausule à effet. Analysant dans cet esprit l’œuvre du périégète, M. Robert n’a-t-il pas exagéré à son tour (2), voyant partout des pointes et des traits, prêtant sans compter à Pausanias les trésors de son esprit et de sa propre subtilité ? Mais n’est-il pas vrai qu’on ne prête qu’aux riches ? Et Pau­sanias n’aurait-il pas été reconnaissant à son nouveau critique de faire de lui, au lieu d’un Baedeker consciencieux et plat, un sophiste accompli ?

A[dolphe] J[oseph]-Reinach

 

(1) Les livres X et suivants, dit C. Robert ; et il suppose que l’œuvre comprenait encore : XI, Étolie et Acarnanie ; XII, Doride, Locride ; XIII, Thessalie ; XIV, Eubée. Sans doute, il est évident que la périégèse ne serait complète qu’ainsi ; pourtant l’on peut se demander pourquoi Pausanias n’aurait pas inclus la Macédoine, ou tout au moins les îles grecques ; mais le seul indice que nous ayons de l’existence de ces livres est bien faible. A l’article Τάμυνα (ville d’Eu­bée), Stéphane de Byzance renvoie à Παυσανίας ια’. C. R. veut corriger ιδ’. Mais comment expliquer que des quatre livres ainsi supposés aucun ms. ne nous ait rien conservé ? N’est-il pas préférable d’admettre la leçon du Rhedigeranus ι ? On pourrait supposer, ou que le renvoi à Pausanias dans Stéphane est tombé de l’article Τάναγρα, ou qu’une description sommaire de l’Eubée achevait le livre X.­ Dans la 1re hypothèse, on n’aurait rien perdu ; dans la 2e, la fin seulement du dernier volumen. Pausanias ayant près de 65 ans quand il composa le livre X, il n’y a rien que de très vraisemblable à supposer qu’il n’a pu achever son œuvre.

(2) Un exemple au hasard. Pausanias écrit, VII, 21, 14 : « Les femmes, à Patras, sont deux fois plus nombreuses que les hommes et s’il est des femmes à qui Aphrodite a marqué son intérêt, c’est bien celles-là. A la plupart d’entre elles, c’est le coton planté en Élide qui fournit les moyens de vivre ; elles en tirent des voiles et d’autres étoffes, etc. » C. R. veut expliquer ici l’interruption de la description topographique par le désir d’introduire « ce contraste à effet entre la licence des femmes de Patras et leur industrie » (p. 92). Mais Ἀφροδίτης μέτεστι καὶ ταύταις ne désigne pas nécessairement l’abandon aux plaisirs de Vénus ; ce n’est qu’une manière littéraire de dire que les femmes de Patras sont belles et désirables ; leur honnêteté nous est précisément garantie par la phrase qui suit ; la plupart gagnent leur vie en travaillant le coton.