Lasteyrie, R. de : L’architecture religieuse en France à l’époque romane, ses origines, son développement. Gr. in-8, 749 p. avec 731 fig.
(Paris, Picard 1912)
Compte rendu par Emile Bertaux, Revue Archéologique t. 20 (4e série), 1912-2, p. 435-437
Site officiel de la Revue archéologique
Lien avec l'édition numérique de ce livre
 
Nombre de mots : 1172 mots
 
Citation de la version en ligne : Les comptes rendus HISTARA.
Lien : http://histara.sorbonne.fr/ar.php?cr=608
 
 

R. de Lasteyrie. L’architecture religieuse en France à l’époque romane, ses origines, son développement. Paris, A Picard, 1712 [sic]. Gr. in-8, 749 p. avec 731 fig.


 

Les lecteurs studieux doivent un tribut de gratitude aux maîtres qui, après toute une carrière d’enseignement, ne se recueillent que pour continuer à enseigner par la plume. Voici quelques années que M. Robert de Lasteyrie est descendu de la chaire qu’il occupait avec tant d’honneur à l’École des Chartes. Il ouvre maintenant son « cours public » dans un livre monumental consacré à l’art roman. L’introduction renferme une dédicace discrète du professeur à Quicherat, dont il avait pris la succession, et aux trente générations de travailleurs dont il avait été le guide ; mais l’œuvre doit dépasser le cercle des spécialistes. Elle s’adresse à tous ceux qui ont le culte de la curiosité du passé artistique de la France ; elle se présente à eux, parée de cette élégance scientifique qui est celle des architectures solides et bien proportionnées.

Le livre de M. de Lasteyrie, que le public cultivé doit connaître, sera pour les chartistes d’hier et de demain et pour tous les historiens de l’art français, quelle que soit leur origine, un bréviaire et un modèle. Ils y trouveront appliquée la méthode qui est celle de l’École des Chartes et dont il faut, avec M. de Lasteyrie, faire honneur à Quicherat : c’est la « méthode directe » de l’histoire de l’art, qui a été appliquée par des Français à l’architecture bien longtemps avant de l’être à d’autres arts tels que la peinture par des connaisseurs qui pour la plupart ne sont pas Français. Quicherat avait reconnu dans le monument le véritable document dont le témoignage est moins faillible que celui du parchemin ; il avait fondé ses études d’archéologue sur des connaissances d’architecte-amateur ; il avait audacieusement suspendu l’histoire des styles et des écoles à la structure des voûtes. L’œuvre d’analyse dont Quicherat enseignait les secrets demeure irréprochable dans la plupart des travaux de chartistes ; mais cette œuvre, lorsqu’elle s’étend à un ensemble de faits, doit se fondre dans une synthèse. Or, Quicherat n’a laissé que des écrits fragmentaires. Son testament est un recueil de « Mélanges », dont une bonne partie est faite de simples notes de cours. M. de Lasteyrie, en remaniant la substance de ses propres leçons, l’a modelée en un livre où tout est clairement ordonné, logiquement conduit, digne d’être non seulement consulté, mais lu, un vrai « livre ». La langue technique, d’une rigueur exemplaire, se contente d’un petit nombre de mots, les plus clairs et les plus connus. Les menues descriptions, qu’entendent difficilement les spécialistes eux-mêmes, sont remplacées par une illustration abondante et riche en photographies inédites. L’histoire des monuments est éclairée, lorsqu’il est nécessaire, par l’histoire ecclésiastique ou politique. L’architecture n’est pas une sorte d’entité, isolée dans le vide, comme celle que nous ont présentée d’excellentes monographies de chartistes. Même dans des publications aussi nécessaires et aussi remarquables que le Manuel de M. Enlart et le Bulletin monumental, dirigé par M. Eugène Lefèvre-Pontalis, on peut regretter que l’art du moyen âge, si complexe, si opulent, se trouve réduit à la seule maçonnerie. M. de Lasteyrie a su voir que la décoration est inséparable de l’architecture, dont plus d’une fois elle précise la date et que, dans tous les cas, l’étude de l’architecture doit être complétée par celle de la sculpture, de la peinture, du vitrail. C’est à ces arts de décoration qu’il a réservé ses derniers chapitres. Le mobilier liturgique lui-même n’est pas oublié : il y manque seulement l’orfèvrerie et l’émaillerie, auxquels une place pouvait être faite, ne fût-ce que pour le rôle que les arts précieux ont joué dans la parure des églises, avant la renaissance d’une sculpture monumentale. Le chapitre qui esquise [sic] la grammaire décorative de la sculpture romane, celui qui classe les types de chapiteaux sont nourris de faits et d’exemples peu connus. L’étude sur la sculpture est un travail personnel, dont une rédaction plus détaillée pour l’école provençale avait été publiée par M. de Lasteyrie dans les Monuments Piot. Si le chapitre qui résume les conclusions les plus récemment acquises par l’histoire de la peinture et du vitrail à l’époque romane est moins original que les chapitres relatifs à la sculpture, c’est que le professeur de l’École des Chartes se trouvait ici (et il ne s’en cache pas) dans un domaine que M. Mâle vient d’annexer au patrimoine de l’École Normale en le faisant sien.

L’architecture, qui donne au volume son titre, en demeure le sujet essentiel. En traitant ce sujet, l’auteur a mis à profit les monographies sur l’architecture romane dans tel ou tel diocèse qui ont été publiées par ses disciples et ses collaborateurs ; mais il domine avec une remarquable aisance le travail régional dont il a contribué à former les bons artisans. Il s’attache à des problèmes que l’École des Chartes avait laissés jusqu’ici à la curiosité des savants étrangers : problèmes d’origine et de filiation lointaines. M. de Lasteyrie est peut-être le premier érudit français qui ait discuté quelques-unes des thèses formulées il ya plus de vingt ans dans le magistral ouvrage de Dehio, le professeur de Strasbourg. Il a pris parti dans les « questions byzantines », dont les « questions romanes » sont inséparables : s’il n’a pas rompu avec le « romanisme » et s’il reconnait justement ce que l’art roman doit (en dépit des thèses révolutionnaires) aux restes de l’art gallo-romain, il sait reconnaître les apports de l’Orient particulièrement dans la décoration (par exemple p. 73), à la suite d’un autre chartiste, Louis Courajod[,] dont les savants allemands et slaves ont trop oublié les audaces de précurseur.

On aurait aimé à voir un critique aussi clairvoyant se mesurer avec M. Strzygowski, dont les dernières thèses, qui reprennent avec des arguments tout nouveaux une thèse du marquis de Vogüé, suivie jadis par Viollet-le-Duc lui-même, ne tendent à rien moins qu’à chercher en Syrie et en Asie Mineure les ancêtres directs des premières églises voûtées de l’Occident. Une question qui a été discutée avec un soin particulier par M. de Lasteyrie est celle de ces galeries absidales à chapelles rayonnantes, qui devinrent le motif le plus caractéristique des plans « romans » et auxquelles l’auteur restitue leur vrai nom : il ne faut plus dire déambulatoire, mais carole, comme Villard de Honnecourt. Il est permis de croire que la carole n’est pas une invention française et qu’elle se rattache bien par une suite d’intermédiaires au type oriental et africain des absides ajourées dont l’exemple le plus notable en Occident est l’abside de la basilique sévérienne de Naples et dont M. de Lasteyrie n’a pas oublié de noter l’existence. L’auteur établit lui-même, en se rencontrant avec Dehio, que le plus ancien exemple de carole en France est l’abside de la basilique Saint-Martin de Tours, dont les fondations, mises à nu par une fouille, remontaient au Xe siècle. Cette abside est, selon toute probabilité, une imitation plus ou moins modifiée et enrichie du chevet de l’église primitive et des portiques qui donnaient accès au tombeau du saint, par le côté opposé à l’entrée, de la même manière qu’à Nola, dans les constructions de Saint-Paulin, et dans les Martyria de Jérusalem.

E[mile] Bertaux