Eisler, William : Lustrous images from the Enlightenment: the medals of the Dassiers of Geneva, Images chatoyantes du siècle des lumières: les médailles des Dassier de Genève.
Incorporating an illustrated general catalogue - Suivi d’un répertoire général illustré. Edited by / Édité par Matteo Campagnolo.
P. 244, 80 pl. coul, 740 ill. N&B, 28 x 24 cm
ISBN 978-2-8306-0247-0 (Musées d’art et d’histoire, Genève), 978-88-572-0508-3 (Skira editore). 39 €
(Skira, Milan 2010)
 
Rezension von Jan Blanc, Université de Genève
 
Anzahl Wörter : 2554 Wörter
Online publiziert am 2010-11-22
Zitat: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Link: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=1018
 
 


          Ce livre, consacré aux artistes-médailleurs Jean Dassier (1676-1763) et à ses deux fils, Jacques-Antoine (1715-1759) et Antoine (1718-1780), représente sans nul doute une contribution essentielle à l’histoire des arts à Genève, au XVIIIe siècle, mais aussi, plus largement, à celle des arts européens, durant le Siècle des Lumières. Comme ne cessent de le souligner les auteurs de ce livre, William Eisler, assistant scientifique au Musée monétaire cantonal de Lausanne, et Matteo Campagnolo, conservateur du Cabinet de numismatique de Genève et chargé d’enseignement à l’Université de Genève, les Dassier ont construit une véritable carrière internationale qui, tout au long du XVIIIe siècle, les a amené à Genève, Paris, Amsterdam, Londres et Rome. L’édition bilingue (français et anglais) de cet ouvrage permettra, il faut l’espérer, une large diffusion et réception d’un ouvrage, qui s’ingénie, avec succès, à souligner la dimension européenne du travail des Dassier, et dont l’importance, de ce fait, dépasse, de loin, le strict cadre genevois des productions artistiques du XVIIIe siècle.

 

          Il faut, de ce fait, saluer le travail et les contributions de William Eisler, sans doute le meilleur spécialiste mondial des Dassier. Consultant lors de l’exposition 1676-1763 : Jean Dassier, médailleur genevois et européen, organisée au Musée d’art et d’histoire de Genève, entre 2001 et 2002, il a publié de nombreux articles et ouvrages sur le sujet (p. 155). Parmi eux, les deux volumes, en anglais, d’un imposant et indispensable catalogue raisonné des médailles de Jean Dassier, conservés au Cabinet de numismatique de Genève et au Cabinet des médailles de Lausanne, assortis de longues et profondes analyses sur le contexte social, historique et politique dans lequel ces œuvres ont été produites et diffusées (Lausanne-Genève, Association des amis du Cabinet des médailles de Lausanne, Musée d’art d’histoire de Genève, « Cahiers romands de numismatique », 2002-2005).

 

          Il apparaissait donc comme l’auteur désigné de cette étude, précédée d’un avant-propos signé par Matteo Campagnolo (p. 12-15) et d’une très utile et complète chronologie de la carrière des Dassier, mise en parallèle avec le contexte historique (p. 16-31). William Eisler consacre une brève mais très dense analyse à l’œuvre des Dassier (p. 32-59), systématiquement replacée dans son contexte historique, social, politique et artistique, et où il démontre, avec beaucoup de précision, les relations que les Dassier ont établies – ou suscitées – avec les artistes contemporains. Il serait désormais impossible d’envisager une histoire du portrait anglais au XVIIIe siècle, en peinture, en sculpture, ou en miniature, sans s’interroger sur le rôle frappant des modèles des Dassier, dans leur diffusion ou dans leur invention.

 

          Cette analyse précède la partie des planches, laquelle comprend un portrait au pastel de Jean Dassier par Jean-Étienne Liotard (pl. I) – l’un des seuls artistes genevois du XVIIIe siècle à avoir fait l’objet d’une véritable reconnaissance internationale, avec les Dassier (p. 33) –, une série de photographies de médailles en pleine-page, parfois assorties d’illustrations de comparaison ou des modelli utilisés par les médailleurs (pl. II-LX), puis l’ensemble des illustrations en noir et blanc des médailles des Dassiers (p. 158-219). Un index des noms propres – dont ceux des modèles – clôt le volume (p. 221-222).

 

          La composition et la structuration du catalogue illustré méritent d’être commentées. William Eisler a choisi de ne pas faire figurer « les œuvres demeurées au stade de projet », les « frappes postérieures effectuées avec des coins originaux », ainsi que les « variantes » et les « œuvres hybrides, composées d’avers et de revers qui, à l’origine, ne furent pas frappés ensemble » (p. 158). Ce choix répond à la logique de l’ouvrage : mettre en lumière les modèles et les productions originales des Dassier, plutôt que de dresser un panorama qui ne pourrait, en tout état de cause, atteindre l’exhaustivité. Contrairement aux planches en couleurs, toutes les reproductions en noir et blanc du catalogue illustré sont présentées à l’échelle, ce qui permet de restituer une part de la matérialité des objets originaux. Un seul bémol, dans la composition du livre : la légende des planches en couleurs se trouve insérée entre les planches elles-mêmes et le catalogue illustré des médailles des Dassier (p. 148-153), ce qui rend la lecture du livre et le repérage des références des illustrations un peu ardu.

 

          Le catalogue illustré est structuré par périodes ou par séries successives, lesquelles sont classées dans un ordre globalement chronologique : les Prix du Collège de Genève et la médaille dédicatoire à Philippe d’Orléans (1711-1712, ill. 1-3, p. 158) ; les Métamorphoses d’Ovide, d’après Jérôme Roussel (1717, ill. 4-62, p. 159-166) ; les Hommes illustres du siècle de Louis XIV (1723-1724, ill. 63-135, p. 167-176) ; les Réformateurs de l’Église (1725, ill. 137-161, p. 177-180) ; les portraits de théologiens genevois, actifs à Genève ou liés à des théologiens Genevois (années 1720, ill. 162-171, p. 181-182) ; les médailles liées à l’Angleterre (ill. 172-220, p. 183-191) ; les médailles bernoises (fin des années 1720-début des années 1730, ill. 221-228, p. 192-193 ; 1742-1749, p. 196-197) ; l’Histoire métallique de Genève (1734-1749, ill. 229-240, p. 194-196) ; diverses médailles pour la Suisse et l’Europe (années 1720-1740, ill. 249-263, p. 198-200) ; les médailles produites par Jean-Antoine Dassier lors de son séjour en Italie (1737-1739, ill. 264-266, p. 201) ; l’Histoire de la République romaine (achevée en 1748, ill. 267-327, p. 202-209) ; les médailles produites par Jean-Antoine Dassier lors de son séjour à Londres (1740-1751, ill. 328-346, p. 210-215) ; diverses médailles produites entre 1744 et 1757 (ill. 347-356, p. 216-218) ; et les dernières médailles de Jacques-Antoine Dassier (1753-1759, ill. 357-359, p. 219).

 

          La qualité des images est tout à fait remarquable, le livre, publié par les éditions Skira, ayant fait l’objet d’un soin tout particulier pour la maquette et la photogravure des soixante planches en couleurs ainsi que des trois cent cinquante médailles en noir et blanc. Le choix d’un papier blanc glacé est heureux : il permet de restituer, autant que faire se peut, les teintes et les reflets des médailles, qui, on le sait, faisaient partie des qualités essentielles que l’on reconnaissait à cet art. La plupart des clichés sont effectués à la lumière rasante, ce qui permet de renforcer les effets de relief et de saillie à la surface des objets. Si j’insiste sur cet aspect du livre de William Eisler, c’est que, comme le souligne Matteo Campagnolo dans son avant-propos, la principale critique qui avait été adressée aux deux volumes du catalogue raisonné publié entre 2002 et 2005 concernait la qualité médiocre des reproductions de certaines médailles (p. 13).

 

          Ainsi, le choix de privilégier des reproductions à l’échelle des médailles, pour les illustrations en noir et en blanc, et des agrandissements, pour les clichés en couleur, paraît très sensé. Et même si la photographie de la couverture, présentant un détail du portrait de Jean Dassier par Antoine, en 1735, propose un agrandissement considérable des dimensions et de la visibilité de la médaille, elle offre l’avantage d’apprécier la manière propre du médailliste, faite d’une grande variété dans les lignes et les reliefs, ainsi que d’un goût prononcé pour les différents effets de traitement du métal – lisse et détaillé pour les traits du visage, le col, la chemise, le gilet, plus esquissé et fondé sur des contrastes de reliefs, plus important pour la longue chevelure bouclée.

 

          Comme le montrent la chronologie et l’essai de William Eisler, l’atelier familial a été largement développé par Jean Dassier, né à Genève, le 17 août 1676, près de la place de la Madeleine. Formé auprès de son père, Domaine Dassier (1741-1719), puis dans les ateliers parisiens de Jean Mauger (v. 1648-1722) et de Joseph Roettiers (1635-1703), il retourne à Genève en 1696, où il est d’abord employé auprès de son père, à la Monnaie, travaillant, pour la « Fabrique » genevoise, aux décors de petits objets, comme des montres, des horloges ou des tabatières. Sa première médaille connue est le Prix de Piété, frappée comme Prix du Collège, en 1707. Plus tard, en 1712, il entre avec son frère, Paul (1681-1768), à la corporation des orfèvres à Genève, devenant ainsi un artiste-médailleur indépendant, avant d’être nommé au poste de maître-graveur de la Monnaie de la République de Genève, en 1720, à la mort de son père, en décembre 1719.

 

          Parmi les premières productions de Dassier, les Métamorphoses ont joué un rôle capital, non pas en termes commerciaux, mais en termes de prestige (p. 37). D’abord issues d’une collaboration avec le médailleur français Jérôme Roussel (1663-1713), rencontré pendant les années de formation parisiennes, et le marchand genevois Abraham Guy, les soixante médailles de la série sont frappées sur la presse monétaire de la République de Genève, en 1711. Celles-ci sont nouvellement émises, en 1717, et dédiées à Philippe d’Orléans, régent de France depuis deux ans, après la mort de Louis XIV, et jusqu’à la majorité de Louis XV – tout comme la série des 73 médailles des Hommes illustres du siècle de Louis XIV (1723-1724). Cette dernière se trouve fortement marquée par la série des Médailles sur les principaux événements du règne entier de Louis le Grand, dite Histoire métallique de Louis XIV, sur laquelle travaillaient Mauger et Roettiers, lorsque Jean Dassier fréquentait leur atelier, à Paris, et dont les modèles sont fournis par Jacques-Antoine Arlaud (1668-1743), miniaturiste du Régent.

 

          Les séries en question valent à Jean Dassier une réputation européenne, qui, avec son frère Paul, achète une maison dans le quartier genevois de Saint-Gervais, pour la somme de 16 000 livres (1721). Elles amènent également Dassier à prendre conscience de la nécessité d’inscrire sa production métallique dans le cadre traditionnel de la commémoration historique, mais aussi dans celui de l’actualité. Ceci suppose, de sa part comme de celle de son atelier, non seulement une réactivité importante, en termes de conception des modèles, mais encore une grande et rapide productivité. Ainsi, lorsque George II de Hanovre (1683-1760) accède au trône d’Angleterre, Jean Dassier fait frapper, la même année, une médaille marquant la mort de George Ier, et se rend à Londres, l’année suivante, en 1731, et entre 1733 et 1740. Entre 1730 et 1731, il commence la gravure des 33 médailles des Rois d’Angleterre et, entre 1731 et 1738, celles des Britanniques célèbres, suivant la même stratégie que celle qu’il avait choisie, à la mort de Louis le Grand.

 

          La réception de ces premières productions n’a pas été unanimement positive (p. 39-40). William Eisler rappelle que « les premières épreuves de diverses médailles, notamment celles d’Henri VIII, Édouard VI et la reine Marie, furent sévèrement critiquées pour leur manque d’authenticité par le graveur d’estampes George Vertue » (p. 39). Sans doute le reproche vise-t-il deux aspects de la production des Dassier : d’une part, leurs modèles clairement français, notamment puisés dans les productions de Mauger et Roettiers ; d’autre part, l’absence d’une connexion directe avec les tableaux et les miniatures considérés, au XVIIIe siècle, comme les portraits « authentiques » des Tudor. Comprenant parfaitement les raisons de ces réserves, Dassier corrige aussitôt le tir : il s’appuie alors sur des modèles gravés d’après des œuvres de Hans Holbein et Antonis Mor, fournis par Vertue, et s’applique à restituer les physionomies de ces modèles disparus, tout en cherchant à traduire, dans le métal, les qualités généralement reconnues de ces portraits – finesse de la taille, diversité des étoffes, des reliefs et des patines, fonds abstraits ou peu travaillés, expressions neutres, positions de trois quarts plutôt que de profil. Pour Dassier, il s’agit de souligner sa capacité à s’inscrire dans une tradition iconographique, formelle et technique, ce qui a pour effet de souligner, sur le mode du paragone, la supériorité de son médium, capable de renvoyer, tout à la fois, à la vie des portraits peints, à la minutie précieuse des miniatures et à la durabilité monumentale des médailles.

 

          De même, il a souvent été dit que ces liens entre l’Angleterre et Genève, dans l’œuvre de Dassier, recoupaient probablement les relations existant entre les communautés anglicanes et protestantes (p. 37). Cette hypothèse est probable et permet de comprendre qu’après les premières « années anglaises » de Jean Dassier, le médailleur soit choisi comme « représentant » de la bourgeoisie dans le gouvernement de la République de Genève, en 1734, et fasse graver, cette année et la suivante, le portrait du premier syndic, Louis Le Fort, dont le rôle a été décisif dans la résolution de la trêve entre les deux factions en lutte, à Genève, ainsi qu’une célébration du Bicentenaire de la Réforme, avant d’entrer dans le Conseil des Deux Cents, en 1738. Il s’agit alors de célébrer « les efforts [de ces hommes] en faveur de l’unité du protestantisme » (p. 37).

 

          L’ouvrage de William Eisler montre toutefois que la réalité est plus complexe, et qu’il est difficile de faire coïncider une géographie des arts avec la géographie des confessions religieuses. L’atelier des Dassier cherche d’abord à se construire les réseaux les plus denses et les plus étendus possible, se concentrant sur la France entre 1711 et 1724, puis sur l’Angleterre, entre 1727 et 1738, tout en envoyant, durant la même période, son fils, Jacques Antoine, né le 13 novembre 1715, dans l’atelier parisien de l’orfèvre Thomas Germain, puis à l’Académie royale de peinture et de sculpture (1732-1736). Ces liens forts, maintenus avec la France, répondent probablement à des exigences de formation (Paris demeure le lieu par excellence de formation des orfèvres et des médailleurs, en même temps qu’il offre la possibilité de nombreuses rencontres avec d’autres artistes ainsi qu’avec de futurs clients) comme à des contraintes politiques (la France jouera un rôle essentiel, dans la médiation qui aboutit, en 1738, à la fin de la période de troubles à Genève). Cette construction de réseaux ouverts explique le départ pour l’Italie de Jacques-Antoine Dassier, sans doute encouragé par son père. Séjournant à Rome entre 1737 et 1739, il y grave les portraits de Clément XII, élu une dizaine d’années auparavant, et qui n’a jamais cessé d’accueillir et d’encourager les cercles ainsi que les rébellions jacobites contre la monarchie anglaise installée, et de Charles-Emmanuel III de Savoie, couronné duc de Savoie et roi de Sardaigne en 1734.

 

          La rédaction du testament de Jean Dassier, le 14 septembre 1740, et la constitution de la Société Dassier et fils, constituent sans doute des événements importants dans l’histoire de la famille de médailleurs, même s’il serait faux d’y voir un « tournant ». Au contraire, Jacques-Antoine cherche visiblement à s’inscrire dans l’esprit et les stratégies développées par son père, qui continue à veiller à l’organisation commerciale, technique et matérielle de l’atelier jusqu’à sa mort, en 1763. Dès décembre 1740, Jacques-Antoine effectue le voyage de Londres que son père avait fait, pour la première fois, douze ans plus tôt, avant de travailler à des séries de portraits de sujets contemporains de la Couronne britannique, entre 1741 et 1751. Ces nouvelles productions lui valent, fait important, d’être nommé troisième graveur de la Monnaie royale. Comme son père, Jacques-Antoine travaille parallèlement, dès 1740, à la production de séries genevoises, à commencer par l’imposante série de l’Histoire de la République de Genève, constituée de 60 médailles. Et les recherches de nouveaux marchés, liés aux événements politiques ou historiques du temps, continuent : en 1747, Guillaume IV, prince d’Orange (1711-1751), devient stadhouder des Provinces-Unies, ce qui lui vaut, un an plus tard, d’être le dédicataire de l’Histoire de la République romaine ; puis, en août 1756, Jacques-Antoine Dassier signe un contrat de graveur de deux ans, avec la Monnaie impériale de Saint-Pétersbourg, quinze ans après le couronnement d’Élisabeth Ire de Russie.

 

          En se présentant comme un atelier aux stratégies continues et aux productions formellement homogènes, les Dassier ont cherché à construire, à partir de la fin du XVIIe siècle, une marque de fabrique tout autant qu’une image de marque. Leur réputation européenne leur vaut d’être les uniques médailleurs du XVIIIe siècle à avoir le privilège d’être cités dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (p. 11), mais il n’est pas impossible que les Dassier aient eux-mêmes contacté les auteurs de l’Encyclopédie afin de pouvoir bénéficier de cette reconnaissance. On sait qu’Antoine contactera le peintre et historien zürichois Johann Kaspar Füssli, dont il savait qu’il préparait les vies des meilleurs artistes suisses. On sait aussi qu’il lui enverra un manuscrit concernant la vie et des œuvres de Jean et Jacques-Antoine Dassier, accompagné d’un portrait de Jean Dassier, d’après Liotard (pl. I), que Füssli fera graver et utilisera comme frontispice, lors de la parution de sa Geschichte der besten Künstler in der Schweitz (1774). Moins apologétique que celui de Füssli, le livre de William Eisler et Matteo Campagnolo offre à un large public la possibilité de découvrir une part essentielle des productions artistiques des Lumières, y apportant, tout à la fois, la clarté des langues, des démonstrations et des présentations, et la subtilité d’analyses qui permettent de restituer ces objets dans toute leur complexité.