Royo, Manuel - Hubert, Etienne - Bérenger, Agnès (éd.): "Rome des Quartiers" : des Vici aux Rioni. Cadres institutionnels, pratiques sociales, et requalifications entre Antiquité et époque moderne. Actes du colloque international de la Sorbonne (20-21 mai 2005), organisé par Institutions et Mentalités (EA3548), l’EHESS (UMR 8558), l’UMR 5189 (HiSoma-MOM - Antenne de Tours/Université Lumière Lyon 2), 398 p., 48 ill., 6 pl. photo., ISBN: 2701802539, 68 € (Paris De Boccard 2008)
Compte rendu par Yves Perrin, Université Jean Monnet, Saint-Etienne
Nombre de mots : 2352 mots Publié en ligne le 2010-09-20 Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700). Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=1059
Actes d’un
colloque tenu en Sorbonne en 2005, ce joli livre de 400 pages est dédié à la
mémoire du recteur François Hinard qui devait le publier ; il réunit les
contributions de dix-huit antiquistes, médiévistes et modernistes sur les
« quartiers » de Rome du IXe siècle avant J.-C. aux débuts
du XIXe après J.-C. La question n’a jamais suscité d’analyse
spécifique car, fascinée par les ensembles urbains et le pouvoir mondial de
Rome, la recherche a longtemps cantonné les petits espaces qu’on appelle aujourd’hui les quartiers dans ce qu’il est convenu d’appeler
la vie quotidienne.
Institutionnellement
et socialement définies, ces petites structures topographiques laïques et/ou
religieuses – pagi, vici, rioni ; diocèses, paroisses et
autres circonscriptions ecclésiastiques – apparaissent comme des creusets de
l’interaction entre lien social et réalités spatiales. Pièces d’un maillage
dont les limites territoriales et les compétences sont définies par les
gouvernements de la ville,
elles ont une vocation gestionnaire (administrer l’espace urbain, les hommes et
les biens). Cadres d’une dynamique sociale et économique propre, elles abritent
une vie collective structurée par les relations hiérarchiques entre classes
sociales, nourrie par le voisinage quotidien et les pratiques religieuses et
façonnée par le paysage urbain qui leur sert de cadre et engendrent chez leurs
habitants un sentiment identitaire.
Envisager
une étude exhaustive de ce domaine complexe et peu défriché dans les limites
d’un colloque et de sa publication étant utopique, les responsables de
l’entreprise ont dû et su opérer des choix qu’on pourrait qualifier
d’épistémologiques et/ou de « méthodologiques ». Ils ont choisi
de multiplier les approches de la question et de la traiter sur la (très)
longue durée (plus de vingt-cinq siècles) pour croiser les éclairages que
projettent antiquistes, médiévistes et modernistes sur le même objet, les
« quartiers » de la ville. En adoptant des démarches diverses, les
contributeurs présentent la question telle qu’elle se pose au cours de leur
période de prédilection en approfondissant des exemples précis. L’un de ses
intérêts réside donc dans la confrontation de la recherche entre des
spécialistes qui n’exploitent pas les mêmes sources et n’évoluent pas
habituellement dans les mêmes champs problématiques. Aussi les contributions ne
sont-elles pas publiées dans l’ordre chronologique, mais selon une logique
thématique. Sont d’abord définis les cadres juridiques et historiques des
« quartiers », puis leur vie sociale et économique et, in fine, les processus de leurs
évolutions et requalifications entre antiquité et période moderne.
Les sept
premières contributions portent sur les circonscriptions territoriales mises en
place par le pouvoir pour administrer la cité. Reprenant ses propositions sur
la naissance de Rome – système proto-urbain du Septimontium, cité-État
romuléenne, système servien –, A. Carandini montre que l’un des signes de
l’émergence de la ville comme cité réside dans sa division spatiale en pagi, curies, tribus, régions et que ce
maillage constituant devient définitivement constitutif. Complémentaires, les
études de M. Tarpin et E. Lo Cascio sur les vici
républicains et impériaux insistent sur leur double nature. Abritant une vie
collective intense où les plébéiens jouent un rôle actif, les vici sont de véritables petites
agglomérations de 2500-3500 habitants – voire davantage – qui pourvoient aux
besoins quotidiens de leurs habitants. Mais leur institutionnalisation comme
entité territoriale n’est pas le fruit d’une volonté populaire ; elle est
le fait du pouvoir supérieur. M. Tarpin montre comment les compitalia et le culte des Lares, originellement des fêtes
célébrées par les voisins dans le cadre gentilice, se déplacent au cours de la République de l’aire
privée vers l’aire publique. Avec les réformes césariennes du recensement et la
réorganisation augustéenne de l’administration de la Ville, les vici deviennent des circonscriptions
utilisées, voire instrumentalisées par les princes pour administrer au mieux
une mégapole exceptionnelle et conjointement assurer le régime et servir leur
rayonnement personnel. Quelle que soit la période, les vici sont caractérisés par leur mixité sociale et leur vie
collective, ce qui a pour corrélat que Rome ne connaît pas ce qu’on appelle
aujourd’hui l’« urban zoning ».
La Rome médiévale
puis moderne transforme le legs antique selon des processus que le volume
suggère plus qu’il ne les explicite. Au cours du haut Moyen Âge et du Moyen Âge
central (T. di Carpegna Falconieri), Rome est divisée en circonscriptions
ecclésiastiques qui se recoupent : diocèses urbicaires, régions diaconales et
circonscriptions baptismales ont une vocation administrative et liturgique. Les
contemporains en trouvent une légitimation historique : leur nombre, sept, veut
les inscrire dans le legs de la
Rome antique. Mais le discours gestionnaire et idéologique
cache des réalités socio-politiques : si coexistent trois types d’entités
territoriales, c’est que chacun constitue la base de la puissance des
différentes catégories des milieux dominants, qui tous s’efforcent de
sauvegarder un pouvoir que remettent en cause les évolutions démographiques et
économiques... Entre 1558 et 1624, la renovatio
Urbis fait de la paroisse la circonscription majeure (E. Sonnino, D.
Rocciolo, S. Passigli) : cadre du soin des âmes et de l’application de la
justice que la vie laïque est contrainte d’accepter, elle fonde un ordre social
soumis aux normes du droit canonique. Cette topographie administrative est solide
puisqu’il faut attendre 1814-1824 pour qu’elle subisse des révisions et l’unité
italienne pour qu’elle soit remise en cause.
Complétant
les contributions qui ont défini historiquement les cadres juridiques des
« quartiers » romains au cours des siècles, les pages qui suivent
posent la question de l’usage que les particuliers font des circonscriptions
territoriales – Comment indiquait-on son adresse dans la Rome antique ? (A. Bérenger)
– et celle des cadastres urbains et de leurs usages (R. Meneghini). Rome ignore
ce qu’est une adresse au sens moderne ; quand un particulier cherche la
résidence de quelqu’un, il interroge les passants et tenanciers des tabernae du vicus... Si sa démarche peut éventuellement prendre un certain
temps, le gouvernement dispose, lui, d’informations précises sur la résidence
et les propriétés de ses administrés ; d’Auguste aux Sévères, la Rome impériale n’ignore rien
des cadastres. C’est là désormais un point acquis. Bien des questions restent
cependant posées : la datation des différents cadastres dont les archéologues
ont mis à jour des fragments, la raison d’être et l’identité des commanditaires
de plans qui semblent en être des copies, et, question récurrente, la nature et
la fonction de la forma de Septime
Sévère – issue d’un cadastre, elle n’en est pas un, mais elle porte peintes en
rouge les limites des quatorze regiones.
À
l’importante partie consacrée aux cadres historico-juridiques des
« quartiers » succède une moins nombreuse abordant les indicateurs
sociaux : J.-P. Guilhembet, M. Royo et R. Valenzani étudient
respectivement l’insediamento
aristocratique à la fin de la
République et de l’Empire et aux IXe-Xe
siècles, leurs problématiques se rejoignant dans la mesure où elles se fondent
sur l’archéologie. En insistant sur la diversité du patrimoine foncier et
immobilier des milieux sénatoriaux – domus,
horti, horrea, tabernae, insulae – et des aristocrates du IXe
siècle – domus, curtes mais aussi
champs cultivés, vignes et vergers – les trois auteurs décodent l’emprise de
ceux-ci sur la ville ; particulièrement stimulantes sont les pages qu’ils
consacrent à la domination sociale et économique des « quartiers »
par telle ou telle gens, tel ou tel
grand personnage dont les dépendants résident à proximité des domus et des curtes. Mais ils montrent aussi combien il faut nuancer le tableau
: certains grands préfèrent louer leur logement plutôt qu’investir dans une
résidence, le marché immobilier est actif, bien des clients ne résident pas à
proximité de leur patron comme l’illustrent les longs trajets qu’ils doivent
effectuer pour les operae. Par-dessus
tout nos sources sont lacunaires : si on peut connaître la stratégie d’une
famille comme les Aemilii ou les
évolutions d’un quartier comme le Palatin antique ou l’aire des forums
impériaux à l’époque médiévale, la documentation ne permet pas un tableau
d’ensemble. E. Hubert adopte une autre approche de l’enracinement du pouvoir
des classes dominantes aux XIIe-XIVe siècles : il
décrypte la diversité socio-économique des « quartiers » à travers le
marché immobilier. Après avoir rappelé les caractéristiques démographiques de
la période, il analyse la mise en place d’une nouvelle forma urbis marquée par la recomposition du territoire intra muros. Sont mis en place des
espaces emboîtés et hiérarchisés : regiones
(12 puis 13), « quartiers » (contrada),
petites circonscriptions (venticinquine
pour le recrutement des piétons de la milice). Si elle peut évoquer celle de la Rome augustéenne,
l’organisation en est néanmoins différente car ses circonscriptions sont
recoupées par un tissu paroissial très dense et les évolutions historiques
engendrent une nouvelle topographie du pouvoir : le centre de la ville est
désormais au croisement des deux axes politiquement et économiquement majeurs,
celui qui relie Latran, Capitole et Vatican, et celui que constitue le Tibre
avec ses ports. Si ces mutations vont de pair avec le renouvellement des
classes dominantes, celles-ci restent duales, ecclésiastiques et laïques, et se
soucient toujours d’asseoir territorialement leur domination.
La
perception que les contemporains ont des structures territoriales de la ville
fait l’objet d’approches croisées. La Roma ricercata de Martinelli, un guide du
XVIIe siècle, montre comment ce genre d’ouvrage fabrique le regard
du « touriste » en lui apportant une géographie savante et
commerciale et comment émerge un point de vue international qui façonne celui
des Romains eux-mêmes (B. Gruet). Avec une sensibilité rafraîchissante, D.
Favro cherche à voir la ville avec les yeux de ses habitants : leur perception
de l’espace n’a nul besoin de signes pour guider leurs pas, elle relève d’une
géographie mentale familière – la rue, la fontaine, le Tibre, les espaces
sacrés – qui témoigne d’une conception ouverte de la ville qui explique le
succès de l’expérience urbaine romaine. Dans une démarche plus archéologique,
D. Palombi rejoint cette problématique dans son analyse de l’aire des forums
impériaux en montrant comment les legs du passé – pagus succusanus, mur servien, portae
Ianualis et Argiletana, pomerium – en conditionnent les
aménagements et comment l’œuvre augustéenne et la construction des forums ont
des conséquences juridiques et politiques en délimitant une aire publique qui
exprime le pouvoir de l’empereur sur la ville.
Consacrée
aux évolutions des « quartiers », la dernière partie aborde un peu
paradoxalement cette thématique à travers les exemples de deux zones longtemps
tenues pour être à l’écart de la ville, le Trastevere et le borgo. Partant des
événements de 186 avant J.-C., C. Bustany et G. Cariou s’efforcent de montrer
que l’histoire du Trastevere est indissociable de celle de Rome dès le IVe
siècle et que, aux IIe-Ier siècles avant J .-C., un
tissu urbain déjà dense couvre les aires proches du fleuve et s’étend le long
des voies. Sautant quinze siècles, les contributions coordonnées de L. Palermo,
M. Vaquero Pineiro et A. Esposito sur le borgo médiéval et renaissant
rappellent la spécificité d’un quartier caractérisé par ses activités
politiques et religieuses (Saint-Pierre, Vatican, château Saint-Ange), son
économie (commerce, artisanat, mais aussi activités agricoles) et sa société
(hommes d’Église, commerçants, changeurs... et pèlerins) ; pour être
outre-Tibre et constituer une entité à part (le non-spécialiste aurait apprécié
d’en avoir un plan), le borgo exerce une influence décisive sur la ville, en particulier dans
les aménagements de ses espaces urbains. Impulsée par Nicolas V et approfondie
par ses successeurs du XVIe siècle, la renovatio Romae redéfinit la topographie du pouvoir en opposant
Saint-Pierre et le Capitole et en faisant du pont qui relie le borgo et la cité
le centre névralgique de la capitale papale.
Les choix des responsables de l’entreprise – dont la pertinence n’est pas en cause, on y
reviendra – ne placent pas le livre dans la catégorie des ouvrages dont la
structure rend la lecture aisée. Son ordonnancement thématique fait sauter
par-dessus les siècles au fil de contributions dont chacune sous-entend que le
lecteur est initié à la culture scientifique de son auteur et réduit
concurremment l’attention portée aux mutations historiques (le passage des
quatorze régions augustéennes aux sept régions diaconales alto-médiévales ou le
glissement des regiones et vici aux rioni ne sont par exemple que diffusément évoqués). Puisque le
colloque est fondé sur l’hypothèse que l’examen de périodes différentes
et le croisement des approches doivent permettre d’éclairer réciproquement les
« quartiers » romains au fil des siècles, on aimerait savoir dans quelle mesure les éditeurs estiment l’hypothèse
féconde. Un bilan final écrit à plusieurs mains par des antiquistes,
médiévistes et modernistes eut été bienvenu pour aider le lecteur à tirer les
conclusions épistémologiques de l’ensemble des contributions en dépassant les
limites que sa spécialisation impose à ses horizons. Par ailleurs, dans un
volume consacré à des structures territoriales, les questions de cartographie
mériteraient d’être plus présentes. Si quelques exposés les abordent, beaucoup
ne le font que marginalement, voire pas du tout.
Ceci dit, la publication apporte beaucoup.
Le spécialiste y trouve matière à enrichir sa connaissance de la période qu’il
étudie personnellement et à réfléchir sur son approche et – la remarque vaut
aussi pour le non-spécialiste – il apprécie de trouver dans beaucoup d’entre
elles un commode état des questions. Si la structuration thématique induit une certaine hétérogénéité et des
solutions de continuité, l’histoire linéaire est néanmoins présente en filigrane et le volume est très cohérent. Toutes ses
contributions traitent du même sujet, les « quartiers » de Rome, et
alimentent la connaissance et la réflexion sur chacune de ses facettes :
comment la dynamique sociale et économique crée-t-elle des espaces urbains de
sociabilité où se forge une forme d’identité locale ? Comment le gouvernement
structure-t-il territorialement l’administration de la cité ?
Multiplier les approches historiques sans négliger
celles de la sociologie urbaine et poser la question sur le long terme est sans
nul doute fécond en raison de la spécificité des fonctions et de l’histoire de
Rome et de la continuité exceptionnelle quoiqu’inégale de la documentation. Par
l’ampleur chronologique et la variété de ses approches, le volume ouvre nombre
de pistes. Deux, d’ordre structurel et diachronique, sont particulièrement
intéressantes. L’une des composantes de la spécificité romaine est la constante
structuration topographique institutionnelle et sociale de la ville. Sans forcément
coïncider, les aires du maillage administratif et de la « vie de
quartier » sont étroitement articulées tout en restant dissociées. Les
milieux dominants asseyent socialement et économiquement leur pouvoir dans les
« quartiers », mais, en raison de la nature des instances officielles
de ceux-ci, leur contrôle n’est pas un enjeu pour eux. En combinant
une « vie de quartier » marquée par la mixité sociale et une
administration territoriale efficace, le système fait que la ville n’est jamais
une « agglomération de villages » et qu’elle ne connaît pas
d’ « urban zoning ». C’est là, semble-t-il, un ingrédient
fondamental de son histoire qui explique la brillante originalité de son
expérience urbaine. Corrélativement, une des leçons du volume est qu’on ne
saurait comprendre l’évolution de la trame urbaine romaine en se limitant aux
questions d’expansion et de rétractation.
On l’aura compris, « Rome des quartiers » : des vici aux rioni
est un volume stimulant quimontre que la recherche sur les
« quartiers » de Rome est potentiellement très féconde pour le
renouvellement de nos connaissances sur la Ville.
Éditeurs : Lorenz E. Baumer, Université de Genève ; Jan Blanc, Université de Genève ; Christian Heck, Université Lille III ; François Queyrel, École pratique des Hautes Études, Paris Site conçu par Lorenz Baumer et François Queyrel et réalisé par Lorenz Baumer, 2006/7