Bayard, Marc (dir.): Rome-Paris, 1640. Transferts culturels et renaissance d’un centre artistique, 592 pages, 178 illustrations, 25 euros, ISBN 978-2-7572-0290-6, format : 16 x 24 cm
(Académie de France à Rome, Rome / Somogy, Paris 2010)
 
Rezension von Milovan Stanic, Université de Paris Sorbonne-Paris IV
 
Anzahl Wörter : 2148 Wörter
Online publiziert am 2010-07-20
Zitat: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Link: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=1081
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           Les échanges entre Rome et Paris intéressent l’histoire de l’art depuis qu’elle s’est constituée comme discipline, ceux-ci étant fondamentaux pour la compréhension des faits artistiques, notamment en France à l’époque de son aspiration à la prépondérance en Europe. De multiples concepts furent forgés et appliqués pour saisir la réalité de ces échanges, à commencer par celui de l’imitation, de l’influence, de la réappropriation, de l’interaction, de la translation ; ce dernier s’inspirant de l’aspiration de la monarchie française (elle n’était pas la seule sur ce terrain) à revendiquer pour elle-même le legs de l’Empire romain, aspiration d’origine médiévale, mais particulièrement actuelle au Grand Siècle. L’intérêt que l’on peut porter aux échanges Rome-Paris n’a rien perdu de son actualité, tant le champ d’investigation est vaste ; et on peut difficilement imaginer un lieu mieux placé que la Villa Médicis pour réunir des chercheurs travaillant sur ce domaine.

 

           L’introduction aux actes du colloque qui a eu lieu à la Villa en avril 2008 place l’ensemble des vingt-deux contributions sous l’enseigne d’un concept nommé « transferts culturels ». Était-il nécessaire, dans cette même introduction, de le problématiser, sa complexité étant finalement assez faible et son emploi dans la pratique de la recherche plutôt facile, au point d’en perdre l’orientation, pour finir par l’esquisse d’une perspective d’une désarmante généralité : « L’étude des transferts culturels [est] une manière de combiner ensemble différents regards dans un souci de globalité, sans pour autant prétendre à l’universalité, et ceci appliqué à un champ d’étude bien déterminé » (p. 15) ? Avec toutefois cette précision, que le concept est abordé dans la publication plutôt dans le sens de translatio, plus précisément de celui du désir de la monarchie française de supplanter Rome dans la suprématie artistique et politique. L’article de Jean-François Chauvard, « Capitales et transferts culturels. Quelques réflexions autour de Rome-Paris, 1640 », qui suit l’introduction, n’apporte rien de plus, sinon quelques remarques d’ordre général sur la complexité des circulations culturelles, sur le rôle des passeurs entre les deux villes, et sur l’apparente intensification des interactions justifiant le choix précisément de l’année 1640.

 

           Les études proprement dites sont réparties en cinq rubriques : « Rome : modèle/anti-modèle », « Les Français à Rome », « Les agents intermédiaires et les milieux », « Les arts italiens à Paris », et « Le théâtre et ses nouvelles perspectives : une politique de l’effet ».

 

           Toutes ne traitent pas de Rome-Paris, 1640. La belle contribution d’Ellena Tamburini, par exemple, « Entre l’art et le théâtre : antithèse et ‘tromperie’ dans la poétique du Bernin », ne mentionne pas une seule fois Paris. On y trouvera en revanche une nouvelle analyse de la chapelle Cornaro du Bernin, qui approfondit les enjeux théologiques de la composition, développe en filigrane les questions complexes autours des motifs centraux, celui de l’extase de sainte Thérèse, pendant l’Eucharistie, et accorde au spectateur – invisible – au centre du dispositif le rôle clé. Elle conclut par une considération de la relation au théâtre religieux de l’époque, celui des Barberini en particulier, et par une réflexion sur l’aspect concettiste des inventions berniniennes, entre Tesauro et les Exercices de saint Ignace.

 

           Il n’est pas surprenant d’ailleurs de trouver Bernin en bonne place dans plusieurs contributions, ses relations avec la France sont en revanche évoquées de manière très générale, ainsi par Geneviève Warwick, dans « Le Bernin, artiste de cour entre Rome et Paris ». L’essentiel de l’étude est consacré à l’examen du travail théâtral du Bernin, rarement examiné sérieusement par les historiens de l’art, comme le dit à juste titre l’auteur, et l’incidence qu’il pouvait avoir sur ses œuvres : les mélanges du vrai et du faux, du réel (des spectateurs et des phénomènes naturels) et de l’illusion, le « far parer vero cio che in sostanza era finto », ainsi Domenico Bernini dans la Vita de son père. Un détail cependant : lorsque Bernin, envoyant aux Français le mode d’emploi de sa machine solaire, très admirée, ajoute un petit mot disant « riuscirà quand’io costà manderò le mie mani e la mia testa », il est plus probable qu’il exprime ironiquement un doute quant à la réussite de sa machine sans sa présence sur place, qu’il ne « [confirme] ainsi le statut de l’artiste de cour, qui, tel un mage, pouvait ‘tromper l’œil’ par le travail des mains… » (p. 477).

 

           Faire participer des spécialistes du théâtre à un colloque d’historiens de l’art consacré au XVIIe siècle était une initiative heureuse. Trois autres contributions font partie de ce volet du volume : « Stefano Della Bella, inventeur des gravures des Nozze degli dei (1637) et de Mirame (1641) », par Benoît Bolduc, « Au cœur d’une mutation socio-politique et esthétique de l’art dramatique en France : le théâtre à machines à la cour et à la ville (1630-1650) », par Hélène Visentin, et « Rome , ville de palais et de pouvoirs », par Zoë Schweitzer. La première examine la commémoration du premier théâtre à l’italienne à Paris, inauguré le 14 janvier 1641, par une série de gravures, en fait un livre commémoratif, une autre première en France, de Stefano Della Bella, qui reprend ici à l’identique un type de travail réalisé en 1637 à l’occasion de la représentation des Nozze degli dei, à Florence, au palais Pitti, pour le mariage de Ferdinand II de Médicis et de Victoire de la Rovere. Les deux mises en scène, l’italienne et la française, et leurs représentations gravées, sont examinées avec force détails, toutes deux, la mise en scène française et le livre commémoratif, étant d’ailleurs destinées à une postérité importante. Hélène Visentin se consacre à l’implantation du modèle de la scène à l’italienne au théâtre de la cour et du public favorisés par l’activité de Mazarin dans ce sens, un apport important de la production parisienne notamment se signalant à partir des années 1640. L’étude de Zoë Schweitzer étudie un cas particulier de l’art dramatique en France, les tragédies formant une espèce de « sous genre », la « tragédie de conjuration », qui mettaient en scène les drames du pouvoir de la Rome antique : La Mort de César, de Scudéry (1636), La Mort de Sénèque, de Tristan l’Hermite (1644), et La Mort d’Agrippine : tragédie, de Cyrano de Bergerac (1654). En l’espace d’à peine une vingtaine d’années, ainsi l’argument de l’auteur, l’image de Rome, le lieu par excellence du pouvoir, et par cela matière efficace pour penser le politique, s’était radicalement modifiée : d’un modèle à imiter, Rome devient un cas à méditer pour ce qu’il pouvait contenir d’exemple négatif.

 

           L’étude de Jean-Claude Boyer, « Donner de la jalousie à l’Arioste et au Tasse », très bien documentée, va bien au-delà de l’année 1640. En fait, elle montre la fortune des thèmes littéraires et poétiques italiens en France, de la fin du XVI siècle jusqu’au XVIIIee siècle avancé, avec les temps forts et les temps faibles, leur éclipse vers la fin du XVIIe siècle, qui pouvait faire croire à la fin du « transfert », puis leur reprise au siècle suivant, les hauts et les bas des faveurs des représentations figuratives des thèmes épiques italiens laissant entrevoir leur lien avec les conjonctures esthétiques et politiques.

 

           Paulette Choné, dans « Scudéry et les Romains », interroge Le Cabinet du poète français (1646) comme un témoignage du goût au moment où Mazarin importe massivement les exemples du goût romain : l’organisation de l’ouvrage, novateur en France, sa structure réfléchie, la varietas de ses exemples seraient représentatives d’un savoir mondain sur la peinture, parfaitement adapté aux conversations de salon dont Scudéry était familier. Est mise en exergue parmi les ekphrasis des œuvres l’école romaine de peinture, avec ses inspirations antiques, que Paris commence à s’approprier. Par le truchement des artistes, et des œuvres imaginaires du Cabinet, un moment de déplacement est esquissé, celui de la géographie artistique européenne au milieu des années 1640.

 

           Frédéric Cousinié, dans « Rome ridicule. Inversion, souillure et dégradation du modèle romain », prend le thème à contre-pied en quelque sorte. Partant du poème Rome ridicule (1643) de Saint-Amant, il dessine, de manière très documentée, tout un univers de contre-culture, italienne et française, qui se plaisait dans la dévalorisation de la « haute » culture des élites. Il commence par une présentation du courant satyrique et burlesque d’écrits contre Rome, antique et moderne, bien ancré dans la tradition, visant autant la Ville Éternelle que les autres capitales européennes. Puis, l’étude s’élargit vers le milieu des bamboccianti romains et les grincements qu’ils introduisirent dans le monde de l’art, avec leurs représentations de l’ordinaire, de l’ordurier, du scatologique, juxtaposé au noble et vénérable. Transfert d’un genre, aux visées dépréciatrices, lorsqu’il s’agit d’auteurs français ? Pas certain, étant donné la pratique largement répandue (connue, bien entendu, dans l’Antiquité elle-même), et qui n’épargnait pas Paris non plus. Antithèse par rapport à une théorie de l’idéal, à la tradition des académies d’un art annobli par ses qualités acquises de libéral ? C’est certain ; ce qui l’est moins en revanche, c’est que les motifs de « chieur » et de « pisseur », que Claude Lorrain a introduits dans plus d’une de ses compositions, soient à lire comme un « retrait presque du visible vers […] un simple souci élémentaire et virtuellement méditatif de soi, incitant peut-être le spectateur, non sans humour […] soit à un identique retour intérieur vers lui-même, soit à une forme de participation plus méditative et contemplative du tableau… » (p. 97). N’est-ce pas là pousser le concept foucaldien de l’epimeleia heautou un peu loin ?

 

           Dans « Les peintres graveurs français en Italie », Véronique Meyer donne une perspective très détaillée de la question pour la première moitié du siècle, où notamment la gravure d’interprétation a joué un rôle considérable pour la formation, ou pour la confirmation du goût (essentiellement Raphaël, et les bolonais), tant auprès des peintres-graveurs eux-mêmes, qu’auprès des amateurs et collectionneurs parisiens.

 

           Emmanuel Coquery s’est penché sur la figure bien connue de Charles Errard, rarement étudié en profondeur malgré son importance pour la vie artistique à Rome et en France, précisément sur un corpus de dessins, datables des années 1630-1640, donc de son premier séjour romain. L’analyse de ces dessins, dessins des façades et jardins de la Villa Médicis, de la loggia, vues de la ville, détails des ornements architecturaux et reliefs antiques, incite Coquery à reconsidérer la vision traditionnelle prêtant aux Français le désir de translatio imperii, ou, à l’opposé, la collecte des détails en vue de libre recomposition d’une antiquité romaine fantasmée : l’esprit soucieux du contexte, qui se manifesterait dans ces dessins, serait témoin d’un tournant dans le rapport au paysage au sein de l’art français, à cette époque charnière dans la naissance de la veduta moderne. Dans cette veduta historique, comme il l’appelle, Coquery décèle une « volonté d’appropriation particulière, la marque de la formation d’un idiome national, le symptôme d’un transfert » (p. 136).

 

           Dans sa contribution, Daniela Del Pesco donne une synthèse des activités des frères Fréart à Rome, leurs initiatives en  faveur d’un art « classique », avec un accent sur la proto-académie sous Sublet de Noyers, avant la mort de Richelieu, et sur la fortune du traité de Léonard de Vinci et de celui de Palladio. Daniel Jaffé propose pour sa part une relecture des Sacrements de Poussin, à la lumière des œuvres de Raphaël et de l’ancien art romain. La partie du volume dédiée aux agents intermédiaires et les milieux présente des études sur Gabriel Naudé (par Lorenzo Bianchi), Jean-Jacques Bouchard (par Jean-Pierre Cavaillé), Peiresc (par Fabrizio Federici), les projets romains de Mazarin dans les années 1640-1660 (par Silvia Bruno). La partie « Les arts italiens à Paris » contient des études sur les Bacchanales de Poussin pour Richelieu (Todd P. Olson), en relation avec les projets politiques du cardinal, et avec les Dionysica de Nonnos ; où, malheureusement, on ne sait plus qui colonise qui, et par quel transfert, dans quelle direction : Rome antique entre-t-elle triomphalement à Paris comme Dionysos en Inde ? Le breuvage enivrant de la culture s’empare-t-il du barbare Gallique ? Le grand cardinal aurait-il apprécié de se reconnaître dans ceux à qui on apporte la musique, mais qui, dans leur ébriété, n’entendent que du bruit, vide de sens ?

 

           Emmanuelle Hénin étudie parallèlement les éloges des deux grands mécénats autour des années 1630-1640, à la fois proches et éloignés quant à l’esprit, celui des Barberini à Rome, et celui de Richelieu (soutenu par Mazarin) à Paris, ce dernier s’inspirant fortement de l’autre ; avec une attention particulière portée aux deux œuvres architecturales, le palais Barberini, et le Noviciat des Jésuites, le manifeste de l’architecture à la romaine à Paris, financé par Sublet de Noyers.

 

           Christoph Henry propose une nouvelle vision du détachement progressif du tableau de son enchâssement traditionnel en France, son « individuation », surtout autour des années 1640, en relation avec ses précédents flamands et italiens, et les conséquences de ces transformations en termes de représentation.

 

           Nicolette Mandarano donne les résultats de ses recherches sur la présence des peintures d’Alessandro Turchi dans les collections parisiennes ; et Marc Bayard propose une intéressante réflexion sur la constitution de la théorie de l’unité dans les arts en Italie et en France : théorie qui s’affirme en Italie à la fin du XVIe siècle, et qui s’impose en France dans les années 1640, après la Querelle du Cid (1637). Peut-être aurait-il été utile, pour considérer l’aspect théologique du concept de l’Un, d’interroger la tradition néoplatonicienne, plus précisément celle remontant aux Ennéades de Plotin, où la pensée de l’Un joue un rôle prépondérant.

 

           Dans l’ensemble, le volumineux ouvrage offre des matériaux riches et diversifiés, des documents, d’études et de réflexions sur les relations culturelles entre Rome et Paris, parfois seulement sur Rome, parfois seulement sur Paris ; au lecteur de les voir comme échanges, influences, emprunts, transmissions. Quant au « transfert », au sens de translatio, un effort supplémentaire de l’interprétation, et surtout de réduction de complexité, est nécessaire. Ajoutons toutefois un regret, celui de ne trouver les auteurs des contributions présentés que par leurs nom et prénom.