Mercié, Jean-Luc: Pierre Molinier, collection Monographies de référence, 24 x 31 cm (relié), 400 pages (819 ill. coul.), 48 €, ISBN : 978-2-84066-338-6, EAN : 9782840663386
(Les presses du réel, Dijon / galerie Kamel Mennour, Paris 2010)
 
Reviewed by Julie Noirot, Université Paris Ouest Nanterre - La Défense
 
Number of words : 1418 words
Published online 2012-02-20
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Link: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=1089
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          « Personne n’est obligé de suivre Molinier dans ses dérives, de partager ses goûts ou d’approuver ses mœurs. Au moins, peut-on essayer de le comprendre, avec ses paradoxes et ses contradictions, à travers son œuvre » (p. 51). C’est précisément à cette compréhension intime du travail de l’artiste que parvient l’auteur de cette luxueuse monographie de 400 pages consacrée au maître bordelais, parue aux Presses du réel en 2010 et coéditée par la galerie Kamel Mennour.

 

          Artiste provocateur à la réputation sulfureuse, Pierre Molinier (1900-1976) est surtout connu pour ses autoportraits photographiques en travesti. Installé à Bordeaux en 1919, c’est pourtant en tant que peintre, membre de la Société des Artistes Indépendants Bordelais, que l’artiste se présente initialement au public. L’exposition en 1951 du Grand Combat, toile jugée indécente représentant une masse de corps entrelacés, marque à la fois une rupture et un commencement dans son œuvre, souvent associée au surréalisme. C’est à peu près à la même période que Molinier se tourne vers la photographie, toujours en lien avec la peinture. C’est sur ces aspects peu connus du travail de l’artiste, mêlant étroitement peinture, photographie et existence scandaleuse que Jean-Luc Mercié se propose de revenir dans un remarquable essai introductif intitulé « Beau comme une fille ». L’auteur nous livre, à partir de nombreux documents d’archives, une facette inédite de l’artiste en retraçant avec brio les procédés et la genèse d’une œuvre protéiforme et singulière.

 

          Après une rapide revue de la littérature dédiée à cet « inconnu de notoriété publique », Mercié dresse le constat paradoxal suivant : avant sa mort en 1976, Molinier n’est connu que d’un petit cercle d’amateurs. Parmi eux, André Breton loue le peintre mais ignore le photographe ; il lui rend hommage dès 1957 à travers la préface du catalogue de l’exposition de l’Etoile Scellée. Après 1976, en revanche, c’est le photographe qui recueille tous les suffrages et s’impose sur la scène artistique internationale, au détriment du peintre, aujourd’hui entièrement tombé dans l’oubli. Cette facétie de l’histoire aboutit à la situation suivante : « Pas le moindre tableau de lui dans les collections nationales, alors que ses photomontages sont dans tous les musées du monde » (p. 17).

 

          Mercié se livre ensuite à une réévaluation du corpus attribué à Molinier à la lumière de ses archives, en partie accessibles depuis 2001. L’ensemble est constitué de notes personnelles, de carnets intimes, de manuscrits autographes et d’une riche correspondance, réunis pour la plupart dans l’ouvrage Je suis né homme-putain, paru en 2005 chez Kamel Mennour et Biro éditeur. Mais le fonds d’archives comprend également tout un ensemble d’images méconnues, réunissant épreuves de travail, tirages d’étape annotés et négatifs retouchés, dont 730 exemplaires sont ici reproduits. Le dépouillement minutieux et attentif de ces documents permet à l’auteur d’enrichir considérablement l’inventaire proposé en 1992 par Pierre Petit, auteur de la biographie Molinier, une vie d’enfer, parue aux éditions Ramsay-Pauvert. Au lieu des quelque 400 pièces photographiques (portraits, autoportraits et photomontages) répertoriées par Petit, Mercié en comptabilise cinq fois plus en y intégrant les multiples « épreuves de lecture », elles-mêmes déclinées en plusieurs variantes, de qualités inégales. Mesurés à l’aune des critères et des exigences formelles de Molinier, ces chiffres doivent néanmoins être revus à la baisse : environ 50 tableaux reconnus officiellement par l’artiste et seulement 50 tirages définitifs publiés de son vivant. Molinier lui-même établit une distinction très nette entre les « épreuves d’essai » et les « épreuves finales », en accordant un soin méticuleux et quasi obsessionnel à l’impression de ses tirages, pour la plupart retravaillés et retouchés. Quoi qu’il en soit, force est de constater, comme le suggère Mercié, l’équilibre révélateur régnant entre peinture et photographie dans l’œuvre de Molinier.

           

          L’une des principales originalités de cette création réside en effet selon lui dans ce jeu de dialogue permanent, d’interférences subtiles et d’influences réciproques entre les deux médias, préfigurant l’une des grandes tendances de la photographie contemporaine de la seconde moitié du XXe siècle, baptisée la « photographie plasticienne » par Dominique Baqué. Dans son texte, Mercié met en lumière l’évolution des thèmes et leur circulation dans la production peinte et photographique de l’artiste, à travers des jeux de reprise et de filiation formelle. Il s’emploie à montrer comment le peintre est toujours prêt à venir au secours du photographe et inversement. Parfois, photographie et dessin s’épousent même littéralement pour fonder des œuvres hybrides et originales, d’authentiques « picto-montages ». L’auteur fait également apparaître les liens féconds qui se tissent entre ces deux pratiques et l’art du travestissement. Leurres, illusions et falsifications qui traversent l’œuvre stratifiée de Molinier interrogent ainsi les frontières entre les différents genres : masculin et féminin d’une part, pictural et photographique voire théâtral, d’autre part.

 

          L’ampleur du corpus mis au jour par Mercié dans cet ouvrage permet alors de saisir plus finement la richesse, le foisonnement et l’exigence de cette œuvre complexe et surtout de révéler la genèse et les coulisses de la création. S’y révèle une face inexplorée de cet « homme sans moralité » qui s’impose à lui-même des règles esthétiques strictes et une éthique de travail rigoureuse. L’auteur met d’ailleurs en évidence les nombreux aspects de la création photographique de Molinier, envisagée dans un sens très large, qui va de la confection des sous-vêtements à l’édition du tirage en passant par l’élaboration du décor, sans accorder d’importance réellement décisive à la prise de vue elle-même.

 

          Sont également abordés les différents remaniements successifs de ce que Mercié considère comme le chef-d’œuvre de Molinier, Le Chaman et ses créatures, constitué de 50 photomontages et d’un choix de peintures et de dessins, dont seules quelques planches et études préparatoires ont ici été imprimées. On peut d’ailleurs regretter que ne soit reproduit l’ensemble de la maquette originale. Dernier album conçu par Molinier, le Chaman n’a été publié qu’à titre posthume en 1995, et mériterait sans doute à lui seul une étude approfondie. Parmi les autres questions abordées par Mercié, rappelons également celle du rapport ambigu de Molinier à ses muses (Magda, Emmanuelle, Hanel, Poupée...) qui constitue un autre aspect non négligeable de son œuvre, dans laquelle vie et création semblent étroitement mêlées.

 

          Pour conclure son essai, Mercié revient brièvement sur l’héritage de Molinier et montre comment ce dernier est aujourd’hui devenu une référence internationale dans l’art contemporain. D’Arnulf Rainer à Gilles Berquet en passant par Pierre & Gilles et Nabuyoshi Araki, de nombreux artistes contemporains, articulant leur travail autour des thèmes de l’androgynie, du fétichisme ou de la transgression des genres, revendiquent en effet cette filiation qu’il serait pertinent de creuser plus avant afin de saisir toute la portée de l’œuvre de Molinier.

 

          Tout en évoquant les difficultés rencontrées pour réunir aujourd’hui l’ensemble de ce corpus, Mercié se prend, au terme de son essai, à rêver d’une grande rétrospective « qui ferait date » où les deux facettes de cet énigmatique androgyne seraient enfin réconciliées et où sa production picturale, aujourd’hui éclipsée, serait finalement réhabilitée ou du moins (re)présentée. Espérons que son souhait soit rapidement exaucé.

 

          L’ouvrage accorde ensuite une large place aux illustrations, réparties en 12 sections thématiques. Parmi les reproductions photographiques sélectionnées, figurent non seulement les épreuves finales et muséales mais aussi et surtout les multiples épreuves de lecture, les variantes et les tirages d’essai d’une même image mettant au jour le processus de création à l’œuvre. Loin de déprécier la valeur artistique du travail en dévoilant son aspect besogneux, ces planches n’en soulignent que davantage la richesse et la complexité. Plus que l’œuvre elle-même, c’est finalement la « méthode Molinier » qui semble ici singulièrement valorisée. Le lecteur plonge alors littéralement au cœur du travail d’élaboration et y découvre entre autres le script inédit du film de Raymond Borde consacré à Molinier en 1964 et composé de 39 pages manuscrites et illustré de 34 photographies de tableaux.

 

          La lecture de l’ouvrage s’achève enfin par une bibliographie critique et une filmographie sélective, précédées d’une chronologie complète et détaillée de l’artiste. Établie à partir des manuscrits et des correspondances, celle-ci contribue à renouveler la biographie officielle en éclairant sous un jour nouveau la vie et l’œuvre de Molinier. Bien que plusieurs éléments aient été supprimés (au grand regret de son auteur), on y retrouve de nombreux extraits de lettres, parmi lesquels la passionnante correspondance échangée entre Breton et Molinier. L’œuvre de ce dernier s’y trouve bien souvent célébrée et honorée : « Même si trop souvent ici, la photo imparfaite laisse seulement deviner certains aspects de l’originalité, il est évident que votre apport est non moins parfaitement authentique qu’exceptionnel » (Extrait de la lettre d’André Breton à Pierre Molinier, datée du 8 avril 1955, citée par Jean-Luc Mercié, p. 316).

 

          Pour conclure, les qualités de cette monographie se révèlent nombreuses. L’un des principaux apports de cet ouvrage réside surtout dans la richesse et la variété des documents visuels mis au jour. Dans la continuité de l’ouvrage de 2005 qui réunissait de nombreux carnets intimes et autres notes personnelles, l’étude fine et approfondie des archives photographiques permet de mettre à mal le « mythe Molinier », en révélant des facettes moins connues de son œuvre exigeante et méticuleuse. L’autre grand mérite de cette publication est de mettre en lumière la production peinte aujourd’hui négligée de Molinier et de rappeler les innombrables et inextricables entremêlements qui se nouent entre les différents genres et médiums, inscrivant l’œuvre de l’artiste au cœur de l’art contemporain.