Hairy, Isabelle (dir.): Du Nil à Alexandrie, histoires d’eaux, catalogue d’exposition Neuchâtel, Laténium, du 23 octobre 2009 au 30 mai 2010, 718 p., nombreuses illustrations en couleurs dans le texte, 39 € (+ frais de port), ISBN : 977-5845-24-6
(Éditions Harpocrates, Alexandrie (Égypte) 2009)
 
Reviewed by Sophie Collin Bouffier, Université Lyon II
 
Number of words : 1321 words
Published online 2011-05-30
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Link: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=1096
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          Ce bel ouvrage de 717 pages, édité à l’occasion d’une exposition au Laténium de Neuchâtel (23 octobre 2009 - 30 mai 2010), dresse un premier bilan des recherches effectuées par le Centre d’Études Alexandrines sur l’approvisionnement en eau de la ville d’Alexandrie de l’antiquité à l’époque ottomane en l’intégrant dans une perspective plus large sur l’eau en Égypte ancienne, l’eau dans tous ses états en quelque sorte. Le lecteur est ainsi invité à suivre le cours du Nil, point de départ obligé de ce pays qui existe d’abord grâce à son fleuve, à travers ses lacs et canaux, jusqu’aux citernes et autres installations et machines hydrauliques. Neuf chapitres principaux constitués de trente-six contributions, complétés par un appendice « au service du lecteur », d’autant plus utile que l’objectif est de mettre à la disposition du grand public une matière très savante, élaborée par une équipe pluridisciplinaire composée d’architectes, d’archéologues, de géomorphologues, d’historiens et de linguistes. La « chasse aux citernes », lancée par Jean-Yves Empereur dans les années 1990, est devenue une grande entreprise d’inventaire et d’étude archéologique et architecturale (sur près de 150 citernes, certaines ont été relevées et radiographiées au scanner 3D, d’autres fouillées et reconstituées en maquettes) et de valorisation patrimoniale (par la réhabilitation d’une première citerne à El-Nabih).

 

          Le chapitre 1, consacré au couple Nil/Égypte est une honnête synthèse à destination du grand public : de la gestion de la crue du Nil (avec notamment un article sur les nilomètres) aux animaux et divinités qui le symbolisaient et le protégeaient, ce sont des thèmes bien connus mais indispensables à la compréhension générale, et qui sont bien documentés et illustrés. Le chapitre 2, Du Nil à Alexandrie, ouvre sur l’un des aspects les plus novateurs de la recherche contemporaine dans cette région, présenté de manière très pédagogique : la lecture géomorphologique du site d’Alexandrie, installée sur un cordon littoral sableux entre la mer Méditerranée et le lac Mariout, autrefois Maréotis. Grâce au soutien financier des programmes ARTEMIS INSU et de l’ANR Paléomed, sans lesquels ce genre de projet ne serait pas réalisable, Chr. Morhange et son équipe ont reconstitué l’histoire environnementale du Mariout au cours des 7000 dernières années et montré le rôle joué par la fondation d’Alexandrie dans les mutations géoarchéologiques de la région. De même les différents articles consacrés au canal d’Alexandrie, creusé par Ptolémée Ier à la fin du IVe siècle av. J.-C., offrent un état des lieux novateur sur cette voie d’eau, dont l’objectif idéologique était de souligner la dépendance d’Alexandrie à l’égard du pouvoir égyptien, et qui a permis à la cité de bénéficier des avantages du Nil, malgré son éloignement. Un éclairage intéressant est également apporté sur la Maréotide, à la fois sur son évolution, lue à partir des cartes de la région, de l’Antiquité à nos jours, et sur son exploitation, avec un coup de projecteur sur le site de Maréa/Philoxénitè, cas emblématique de ville lacustre.

 

          Le chapitre 3 présente les adductions d’eau de la ville d’Alexandrie dans la diachronie depuis les galeries drainantes, les hyponomes ou qânat, jusqu’aux citernes. Cette importante contribution d’I. Hairy, auteur de nombreux articles du volume et maître d’œuvre du programme et de l’exposition, combine les compétences de l’archéologue et de l’architecte. Certains hyponomes alexandrins se développent sur deux niveaux superposés. I. Hairy en propose une interprétation novatrice : selon elle, cette technique permettrait de capter les eaux d’étiage comme les eaux à fort débit en période de crue. Il faudrait peut-être relire d’autres galeries d’aqueducs connues dans le monde grec à la lumière de cette proposition, même si la présence du Nil implique ici des courants hydriques beaucoup plus forts.

 

          Les chapitres 4 et 5 sont consacrés à des présentations d’installations hydrauliques : fouilles de monuments et de quartiers réalisées à Alexandrie depuis une quinzaine d’années (Chantier Fouad, chantier du cinéma Lux, chantier d’el-Gharaba, Criket Ground, chantier du Diana, Terra Santa) ;  citernes El-Nabih, et Ibn El Battouta. C’est là qu’on mesure, malgré le côté « auberge espagnole » de ces chapitres, l’immense travail d’investigation et de sauvegarde du patrimoine alexandrin, réalisé par le CEA sous l’égide de son fondateur, Jean-Yves Empereur.

 

          Trois des quatre derniers chapitres peuvent apparaître comme plus pédagogiques et moins novateurs : usages de l’Eau, Les Eaux et la navigation, l’Eau du Nil et l’imaginaire. Indispensables pour la compréhension de ce que représente l’eau, et en particulier celle du Nil, pour les Égyptiens, ils sont surtout utiles au public de l’exposition. Dans l’économie générale de l’ouvrage, on les aurait attendus près du chapitre sur le Nil et l’Égypte, comme on aurait mieux compris l’intérêt des volets sur Les voyageurs et le canal ou Des Navires et des bateaux, qui apparaissent un peu déconnectés, si on les avait mis en liaison avec le canal d’Alexandrie. De même il aurait semblé logique, du point de vue de la composition, de mettre ensemble Les voyageurs et le canal : au bord de l’eau et Des Navires et des bateaux puisque dans les deux cas, on nous parle de navigation. Mais à chaque fois, les auteurs comparent les données tirées d’une documentation générale au cas précis d’Alexandrie, ce qui permet de répéter que la grande métropole hellénistico-romaine, bien que située en Égypte, est avant tout une ville de tradition culturelle grecque, ce qui permet aussi au chercheur d’y trouver son compte, notamment lorsque M.-D. Nenna nous présente les bains d’Alexandrie que l’ANR Balnéorient a inscrits dans son programme. De l’hygiène personnelle à la gestion des déchets dans l’Alexandrie antique, elle nous initie à des pistes nouvelles de la recherche archéologique, l’état sanitaire de la population à travers la gestion de son eau et de ses déchets, thème également traité dans la diachronie par I. Hairy, qui souligne combien les préoccupations sanitaires des populations antiques ou musulmanes pouvaient s’éloigner des nôtres, les canalisations d’évacuation aboutissant parfois dans les puits d’eau potable. À partir des textes antiques et des découvertes récentes du Centre d’Études Alexandrines, P. Pomey dresse une synthèse fort utile des bateaux gigantesques qui ont pu voir le jour dans l’environnement alexandrin, mais il montre bien aussi comment, dans le plus grand port de l’antiquité, devaient croiser toutes les catégories d’embarcation, aussi bien batellerie portuaire que flotte maritime. Le chapitre 8, consacré à L’Eau et les techniques, explique ce que sont mentâl, chadouf, puis vis dite d’Archimède alors que le savant syracusain n’a fait, semble-t-il, qu’améliorer une invention mésopotamienne, sakieh, noria, pompe à pistons, clepsydre ou orgue hydraulique ; toutes techniques largement diffusées à Alexandrie et en Égypte. À l’exception de l’orgue hydraulique auquel Ph. Fleury, spécialiste de la question, consacre un article complet, il eût été judicieux, dans le cadre d’un ouvrage grand public, d’offrir des dessins réalisés ad hoc, car malgré l’intérêt présenté par une iconographie ancienne, le lecteur ne comprend pas toujours comment fonctionne exactement une sakieh ou une vis d’Archimède. Le dernier chapitre donne à M.D. Nenna l’occasion de souligner le syncrétisme des rites funéraires gréco-égyptiens dans les nécropoles alexandrines à partir d’une synthèse extrêmement riche, construite sur des documents textuels et iconographiques où se croisent tradition grecque et croyances égyptiennes sur la mort et l’au-delà. Dans les deux cultures, l’eau joue un grand rôle et il est donc logique de trouver dans la nécropole du pont de Gabbari fouillée par le CEA de nombreux aménagements hydrauliques, puits et citernes publics ou réservés à une concession privée.

 

          On soulignera enfin les exceptionnelles abondance et qualité de la documentation iconographique : les illustrations sont même peut-être trop nombreuses car parfois, elles sont reproduites en petit format, ce qui nuit à leur bonne visibilité. C’est le cas en particulier des cartes anciennes auxquelles l’ouvrage accorde -à juste titre- une place de choix grâce aux deux articles de I. Awad et de C. Shaalan, consacrés spécifiquement à leur valeur documentaire. Mais par sa couverture iconographique, sa maquette éditoriale, ce livre est un plaisir pour les yeux. Synthèse grand public, il apporte également au chercheur les résultats d’une recherche multipolaire en cours que le traitement croisé des différents types d’informations propose comme un modèle de méthodologie archéologique et historique.