Belting, Hans: La double perspective – La science arabe et l’art de la Renaissance (collection Amphi des arts). Traduit de l’allemand par Christian Joschke.
11 x 18 cm (broché, couv. à rabats, reliure toilée). 56 pages (11 ill. coul. et 7 ill. n&b). 14 €. ISBN : 978-2-84066-384-3
(Les presses du réel, Dijon / Presses universitaires de Lyon, Lyon 2010)
 
Reseña de Marie-Lys Marguerite, Musée du Petit Palais (Avignon)
 
Número de palabras : 1393 palabras
Publicado en línea el 2011-10-28
Citación: Reseñas HISTARA. Enlace: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=1101
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          Entre 2006 et 2010, l’Université Lumière Lyon 2 a proposé une série de conférences réalisées par des spécialistes de renommée internationale délivrant leurs analyses et leurs savoirs sur les grandes problématiques et questions de notre temps [1]. La double perspective est le texte d’une conférence prononcée dans ce cadre par l’historien de l’art allemand, Hans Belting, le 24 mars 2009.

          Dans un souci de diffusion au public le plus large, les conférences sont ouvertes à tous et certaines d’entre elles ont vu leur texte publié sur internet. L’intervention de Hans Belting peut être visionnée à la page http://www.universite-lyon.fr/science-societe/la-double-perspective-la-science-arabe-et-l-art-de-la-renaissance-par-hans-belting-127658.kjsp?RH=CSTTAcGc, comme le séminaire qui l’a suivie. La double perspective a également fait l’objet d’une publication plus traditionnelle, sous la forme d’un petit livre de 55 pages, composé pour moitié d’illustrations et pour moitié du texte lu par l’historien.

          L’évocation de la genèse du texte est rendue nécessaire par la matérialité et l’aspect de l’objet-livre lui-même. Sa maquette a été savamment étudiée pour évoquer le contexte de la conférence universitaire, les illustrations étant comme projetées sur fond noir et le texte reproduit en continu, les césures du discours étant seulement signalées par deux traits parallèles. Sur le rabat de la couverture, le résumé introductif de la conférence permet de situer le propos que l’on s’apprête à découvrir.

 

          Hans Belting, théoricien des images et historien du regard, pose les bases d’une anthropologie comparée de la conscience, de la construction et de la représentation perspective entre culture islamique et culture occidentale, du XIIIe au XVe siècle. De son étude plus complète, non encore traduite en français (Florenz und Bagdad. Eine westôsliche Geschichte des Blicks, 2008), il extrait l’intrigue de sa troisième partie, et l’on découvre que l’invention de la perspective repose sur un traité écrit au XIIIe siècle par le mathématicien bagdadi Alhazen qui, bien qu’étant connu en occident, disparaît des références intellectuelles du milieu artistique de la Renaissance, alors même que s’opère la révolution du regard qui ouvre la voie à l’utilisation de la perspective centrale en peinture.

          L’auteur redessine dans son opuscule les contours d’une histoire croisée de la perspective, entre Orient et Occident, entre mathématiques et arts, entre conception et représentation. Partant des innovations de la géométrie arabe au XIIIe siècle, il développe ensuite la divergence entre une élaboration de la perspective comme modèle de la perception visuelle dans une culture conceptuelle, qui développe un art abstrait d’une part, et d’autre part, l’invention d’une représentation du monde, modelée sur la perception visuelle, dans une culture de l’image où l’individu prend alors son essor.

 

          Le rapport différent avec l’image est considéré comme le symptôme de chacune des deux cultures évoquées, et la perspective est le prisme de cette démonstration. Théorie mathématique issue de la science arabe, qui fut à l’origine traduite par perspectiva en latin, la science développée par Alhazen est le fruit d’une étude du regard, fondée sur les lois de la lumière. Dans cette théorie, l’image n’est ni un pivot, ni une finalité, mais seulement un corollaire au processus de vision. Cette priorité du concept mathématique sur le résultat sensible est révélateur de la culture de son auteur, où l’image du monde concret ne tient qu’une place marginale, une culture où l’abstraction mathématique et la géométrie sont les fondements de la plus haute expression artistique. Or il fallait le passage par un esprit rompu à l’abstraction pour dépasser les résultats empiriques des philosophes de l’Antiquité. Ce passage par l’abstraction s’est avéré une étape nécessaire à la conception d’images retranscrivant de manière satisfaisante la vision oculaire, grâce à l’art de la Mathématique.

          Mais pour Alhazen, la Création, le Beau sont lumière, c’est pourquoi le mathématicien construit une camera obscura dans le but d’en révéler la géométrie de parcours. Et si Ghiberti, Alberti, ont pu connaître le texte d’Alhazen dans sa traduction italienne, aucun artiste ne parvint à s’appuyer sur ce texte pour ses expériences de transcription plastique de la vision. La transmission du savoir du mathématicien musulman nécessitait l’intervention d’un nouvel intermédiaire, Blaise de Parme, mathématicien italien mort en 1416. Ainsi, un même concept mathématique connaît-il deux applications artistiques différentes, selon les cultures visuelles qui le reçoivent : les muqarnas islamiques d’une part et la peinture moderne de l’autre.

 

          Si Belting tenait à souligner, dans l’introduction de sa conférence , que le sujet de son intervention n’était pas la réévaluation des apports de la culture orientale en Occident, cet avertissement n’apparaît pas dans le texte. L’on ne peut, de fait, que constater que sa démonstration s’inscrit dans une tendance actuelle qui confirme la continuité des échanges entre les deux cultures au Moyen Âge et à la Renaissance,   en soulignant notamment l’influence de la culture islamique sur la création des contrées chrétiennes. Mais il est vrai que la proposition de Belting dépasse ces constatations. Elle le fait d’ailleurs d’une manière inattendue, en s’attachant à un unique individu, créateur de savoir mais aussi tributaire d’une culture (et l’on retrouve ici l’un des principes de La Microhistoire qui considère l’individu comme un « paradigme d’indices » historiques et culturels). Alhazen est néanmoins une personnalité-relais sans équivalent puisque ses apports constituent une étape décisive, bien qu’indirecte, à l’exploitation artistique de la perspective centrale dans l’Italie du XVe siècle. L’absence d’audience des théories développées par Alhazen auprès des artistes occidentaux du XVe siècle démontre enfin la complexité des liens entre le savoir et la culture visuelle, puisque les inventions techniques et scientifiques ne peuvent aboutir aux mêmes créations artistiques en fonction de la culture visuelle et de la culture historique des individus. Comme le souligne l’auteur, la Renaissance, précisément parce qu’elle constitue une période de retour sur la culture antique, ne peut recevoir les innovations d’un savant musulman. Il faut donc l’intervention d’autres personnalités-relais (en l’occurrence des mathématiciens italiens, comme Blaise de Parme). 

 

          A travers ce texte, Belting transmet au public français les dernières découvertes exposées en allemand dans son ultime ouvrage. Mais au-delà de son contenu, l’intérêt majeur de cet opuscule réside, selon nous, dans le fait qu’il s’agit ici d’opérer une véritable expérience de la méthode de l’auteur. La lecture d’un texte de Belting est en effet toujours une expérience stimulante en ce qu’elle amène le lecteur à changer de point de vue sur l’image, à décentrer son regard.

          En 2001, L’auteur expliquait son anthropologie des images par le fait que notre « rapport vivant à l’image se poursuit en quelque sorte dans la production extérieure et concrète d’images qui s’effectue dans l’espace social et qui agit, à l’égard des représentations mentales, à la fois comme question et réponse, pour employer une formulation toute provisoire» [2]. On comprend aisément que cette double perspective constitue en fait l’illustration la plus efficace de la démarche de Belting. Et puisque chacun d’entre nous, chaque auditeur comme chaque lecteur, est héritier d’une culture visuelle (comprise non seulement au sens de corpus commun d’images, mais aussi du rapport quotidien, de fréquentation et de consommation spécifique des images), nous sommes contraints de nous en extraire, pour assimiler ou du moins côtoyer, l’espace d’une heure, la culture de l’autre. En nous permettant de nous familiariser avec Alhazen et ses travaux, Belting nous conduit à nous resituer dans une culture de l’image abstraite. Et par ce cheminement quasi initiatique, nous éprouvons la difficulté  d’un échange direct entre deux cultures et voyons le rôle majeur  des médiateurs, tout en prenant conscience de notre propre culture. 

          On notera cependant, dans une ultime remarque, un peu piquante, que ce qui vaut pour la culture visuelle, vaut aussi pour le fonds linguistique. Ce texte étant une traduction française d’un texte devant être lu, puis édité en français, mais écrit et pensé en allemand, l’on prend conscience des écarts, infimes et inévitables, entre le propos de départ et la réception que peut en avoir le public. Et même si la traduction fut réalisée par Christian Jochke en étroite collaboration avec l’auteur, ce dernier, conscient de la difficulté de l’exercice, débutait sa conférence par cette précision sur le texte.

 

[1] Depuis 2011, Les Grandes Conférences ont mué pour devenir « Et si on en parlait ? », des temps de débats participatifs, davantage tournés vers les problèmes de société et les sciences dures.

[2] Pour une anthropologie des images, trad. par Jean Torrent, Paris, Gallimard, 2004 [2001], p. 18.