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Compte rendu par Guillaume Cassegrain, Université Lyon 2 Nombre de mots : 1528 mots Publié en ligne le 2014-12-22 Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700). Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=1120 Lien pour commander ce livre
À intervalles réguliers, lorsqu’un adolescent passe à l’acte et tue sans raison certains de ses proches, les médias, accompagnés ou précédés par les hommes politiques, avancent comme explication à ces gestes inexplicables l’influence néfaste que les images violentes de jeux vidéo ou de films ont pu avoir sur le meurtrier en sommeil. L’image posséderait une force insoupçonnée et un pouvoir inquiétant sur l’imagination permettant de pousser, souvent contre son désir ou sa raison, à l’action. Ce recueil d’articles s’attarde sur cette nature singulière des images et sur leur capacité à l’ « agir ». La performance des images (qu’elles soient d’art ou non) permet (et c’est l’un des intérêts de ce recueil), parce qu’elle montre que l’œuvre ne saurait être restreinte à son iconographie, de repenser certains a priori critiques que l’histoire de l’art académique a longtemps cherché à maintenir coûte que coûte, en délaissant les ouvertures méthodiques venant d’autres disciplines universitaires (études littéraires, ethnologie, phénoménologie).
La ligne directrice qui permet de réunir des approches historiques relativement diverses (analyse d’un tonaire de la fin du Xe siècle, comme dans le texte passionnant de Jean-Claude Bonne et Eduardo H. Aubert, qui côtoie une étude de Pierre Lagrange sur les OVNI ; un travail sur les peintures de dévotion flamande par Valentine Henderiks qui dialogue avec un article d’André Gunthert sur l’imaginaire scientifique exploité par les industries du spectacle) est la question de la réception de l’image et des forces que celle-ci manifeste dans son « rapport » au spectateur. Cet angle d’attaque permet de contourner les stériles remarques sur le style ou la qualité artistique dont les études d’histoire de l’art sont friandes et de reprendre certaines ouvertures théoriques qui n’ont pas toujours été suffisamment développées. On pense notamment au déplacement opéré par Gilles Deleuze dans son analyse des peintures de Francis Bacon où les simples « formes » sont reçues comme des « forces » dont l’intensité entraîne un travail critique débordant le cadre du commentaire esthétique [1]. La performance de l’image telle qu’elle est envisagée dans ce livre n’est pas non plus sans rappeler les très précieuses suggestions du Roland Barthes de la Chambre claire. L’image, comme le langage, n’existe pas simplement par l’ensemble des éléments qui la constitue mais aussi comme un « acte » (l’ « acte de langage » auquel Irène Rosier-Catach consacre un bel essai, « Les mots et les images », p. 243-253) qui assure ses multiples et incessantes modulations. L’image ne fonctionne pas uniquement grâce au message préalablement pensé et organisé par l’émetteur (commanditaire, artiste) mais aussi, et surtout, par le récepteur qui en constate les effets, collectivement ou intimement. Le punctum, notion que Barthes forge pour donner voix aux effets des œuvres, est une flèche active qui, sortant de l’image, vient me « poindre » et agir en moi. Pour Barthes, seule l’activation subjective d’une image permettrait son existence, ferait qu’elle « m’advienne », et autoriserait un commerce singulier ouvrant la voie à une compréhension, plus subtile, de la nature propre des images [2]. La « dynamique » soudainement provoquée par ce rapport intime avec une image (son adresse) n’est pas seulement un affect corporel qui me fera réagir à ce que je vois (je peux rire comme le faisait Georges Bataille en voyant le dôme de Sienne [3], danser comme Pietro Vecchia devant un tableau de Pietro Ricchi [4], chanter, pousser des cris de porc [5] ou pleurer). Ce mouvement provoqué par la vue aura aussi des répercussions dans le temps. C’est donc bien à une phénoménologie du regard que ce recueil invite en décrivant les multiples manifestations actives des effets de l’image.
L’efficacité des images peut ainsi, tout autant, se trouver dans les évocations imaginaires qu’elles provoquent sur le spectateur. L’image « fait image » et entraîne avec elle une série de liens imaginaires que le récepteur expérimente « dans le temps ». Bien loin de désincarner le rapport à l’œuvre, en rapprochant les images matérielles produites pour orner une chapelle, pour accompagner une dévotion privée, des images immatérielles nées de la mémoire et de la pensée, la notion de performance permet au contraire de reconsidérer la matérialité propre des œuvres et de l’impact physique qu’elles peuvent avoir. On retrouve, dans les intentions déclarées par les concepteurs du recueil (Gil Bartholeyns et Thomas Golsenne, « Une théorie des actes d’image », p. 15-25), cette volonté d’entreprendre, à la suite des ouvrages fondateurs d’Hans Belting [6], une étude anthropologique des images pour ne pas les isoler dans un rapport purement idéal et abstrait auquel les lectures iconographiques les ont parfois trop cantonnées. C’est à un « rapport vivant » aux œuvres d’art que la notion de performance invite, un rapport où le corps des œuvres et le corps du (ou des) spectateur(s) ne sont pas ignorés. Le corps social et les interactions qui s’y nouent avec les différents acteurs (Jérôme Baschet, « Prologue. Images en acte et agir social », p. 9-14), nourrissent une Bildwissenschaft où les images ne sont plus cantonnées à un rôle passif d’illustration de thèses historiques ou contextuelles générales. Placer au cœur des débats la performativité des images, comme l’a fait Horst Bredekamp avec sa théorie du Bildakt [7], permet de revenir à une tradition que l’on a trop rapidement appelée « formaliste » de l’histoire de l’art et d’en exploiter plus durablement la pertinence. La notion d’empathie, par exemple, qui semble heureusement revenir à la mode [8], elle aussi, a joué un rôle prépondérant dans les analyses de Vischer, Wölfflin ou Worringer et dans la manière d’intégrer les agissements du corps voyant dans la réception des œuvres. Une architecture resserrée imposera à mon rythme cardiaque une accélération alors qu’un espace ouvert dilatera ma respiration.
Ce recueil réussit à mettre en œuvre l’objet qu’il analyse en développant toutes les facettes de la notion envisagée (agentivité, efficacité, performativité, puissance) et « agit » efficacement sur le lecteur. Les textes rassemblés, très variés et très riches, donnent envie de suivre la marche et d’agir, à notre tour, pour soutenir cette nouvelle manière de voir et de recevoir les œuvres d’art.
[1] Gilles Deleuze, Francis Bacon. La logique de la sensation, Paris, Editions de la Différence, 1981. [2] Cf. Roland Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Gallimard, Cahiers du cinéma, Seuil, 1980, p. 47-49. [3] Georges Bataille, « Sur Nietzsche », La Somme Athéologique, Œuvres complètes, v. VI, Paris, Gallimard, 1973, p. 82. [4] « Se sentivimo a star si aliegramente, che ne vegniva vogia de balar », M. Boschini cité par P. Sohm, Pittoresco. Marco Boschini, His Critics and Their Critiques of Painterly Brushwork in Seventeenth and Eighteenth- Century Italy, Cambridge University Press, 1991, p. 116-117. [5] « Je tiens ici uniquement – dussé-je, portant cette façon l’hilarité bestiale à son comble, soulever le cœur de Dali – à pousser moi-même des cris de porcs devant ses toiles. », G. Bataille, « Le Jeu lugubre », Documents repris dans Œuvres complètes, v. I, Paris, Gallimard, 1970, p. 215. [6] Hans Belting, Bild und kult, Munich, Beck, 1990 et Bild-Anthropologie : Entwurfe fur eine Bildwissenschaft, Munich, Fink, 2001. [7] Theorie des Bildakts, Berlin, Suhrkamp, 2010. [8] Cf. Françoise Coblence, Les Attraits du visible, Paris, PUF, 2005 et Empathie et esthétique, éd. A. Gefen et B. Vouilloux, Paris, Editions Hermann, 2013.
Sommaire Prologue
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Éditeurs : Lorenz E. Baumer, Université de Genève ; Jan Blanc, Université de Genève ; Christian Heck, Université Lille III ; François Queyrel, École pratique des Hautes Études, Paris |