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Compte rendu par Pierre Ragot Nombre de mots : 4580 mots Publié en ligne le 2012-06-27 Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700). Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=1133 Lien pour commander ce livre Inviter des universitaires étrangers à professer devant son auditoire est une pratique courante. Toutefois, alors que les conférences données au Collège de France peuvent être assez facilement publiées dans l’une des nombreuses collections dirigées par l’institution, celles tenues à l’École pratique des hautes études (= EPHE) n’étaient publiées qu’au coup par coup, dans des collections et chez des éditeurs variés, quand elles ne restaient pas à l’état d’exposé oral. Il faut donc remercier Les Éditions du Cerf d’avoir fourni à ces exposés un débouché éditorial spécifique en créant, en 2010, sur le modèle des Lectures anglo-saxonnes, la collection des Conférences de l’École pratique des hautes études (= CEPHE) dans laquelle pourront être désormais publiées des conférences prononcées à l’École par les universitaires qui y sont régulièrement invités et ce, dans les trois domaines de recherche qu’elle couvre, les sciences de la vie et de la terre, les sciences historiques et philologiques ainsi que les sciences religieuses. Cette collection comble donc une véritable lacune. Le volume recensé est le troisième de la collection. Il réunit les conférences données par Lorenz E. Baumer (= L. B.) en février 2009 dans le cadre des chaires « Archéologie grecque » de F. Queyrel et « Théologie et mystiques de la Grèce hellénistique et de la fin de l’Antiquité » de Ph. Hoffmann, tous deux directeurs d’études à l’EPHE (respectivement section des sciences historiques et philologiques et des sciences religieuses).
Par quels procédés et pour quelles raisons l’Antiquité classique ressurgit-elle dans l’Antiquité tardive ? Tel est, d’après Ph. Hoffmann et F. Queyrel, les auteurs de l’Avant-propos (p. 5-7), le fil conducteur qui relie les quatre conférences de leur collègue. Dans son Introduction (p. 9-11), L. B. lui-même précise que l’objet de ses conférences est de « traite[r] de ce qu’on appelle d’habitude la réception ou – ce qui semble plus approprié dans ce cas précis – la mémoire de la religion grecque classique aux époques impériales et durant l’Antiquité tardive, notamment par l’étude de documents archéologiques » (p. 10).
Dans le chapitre I intitulé « La villa tardo-antique dite « de Proclus » au sud de l’Acropole d’Athènes » (p. 13-46), L. B. essaye de prouver que l’examen attentif de certaines données archéologiques permet d’apporter la preuve définitive que la villa dite « de Proclos » était bien, au Ve siècle ap. J.-C., le siège de l’Académie néo-platonicienne. Aux Ve et IVe siècles av. J.-C., Athènes fut, on le sait, l’un des principaux centres de la philosophie. Platon y fonda, vers 387 av. J.-C., une véritable école de philosophie appelée « Académie », d’après le nom d’un bosquet voisin dédié au héros Académos. L’Académie de Platon ferma ses portes en 86 av. J.-C. après la conquête de la ville par le général romain Sylla pour ne les rouvrir que huit siècles après l’inauguration de l’Académie platonicienne, vers 400 ap. J.-C., grâce au philosophe athénien Plutarque qui renoua avec la tradition en créant, dans sa propre maison, l’école néo-platonicienne, alors même que le christianisme ne cessait de se répandre dans tout le bassin méditerranéen au détriment de l’ancienne religion païenne depuis un siècle déjà et que l’empereur Théodose venait officiellement d’interdire tous les cultes païens. On a de bonnes raisons de penser que l’Académie néo-platonicienne, et plus particulièrement Proclos, l’un des successeurs de Plutarque, qui dirigea l’Académie de 438 à 485, jouèrent un grand rôle dans la persistance du paganisme à Athènes.
Connu à la fois des philologues classiques pour avoir légué, dans sa Chrestomathie[1], un précieux résumé du contenu des six poèmes qui vinrent s’ajouter à l’Iliade et à l’Odyssée pour constituer le Cycle épique[2] et des spécialistes de la philosophie néo-platonicienne non seulement grâce à ses propres écrits[3] mais aussi grâce à son biographe et successeur Marinus Néapolis, auteur d’une Vita Procli, Proclos devint également un nom incontournable pour les archéologues lorsque, au début des années 1950, deux d’entre eux exhumèrent, au pied de l’Acropole d’Athènes, entre les théâtres d’Hérode Atticus et de Dionysos et à quelques pas seulement du sanctuaire d’Asclépios, une villa qu’ils identifièrent immédiatement avec celle de Proclos dont Marinus nous dit (§ 29) qu’« elle était voisine de l’Asclépiéion (…) et du temple de Dionysos (…) », [sc. οἰκίαν] γείτονα μὲν οὖσαν τοῦ (…) Ἀσκληπιείου καὶ τοῦ (…) Διονυσίου (…).
Deux pièces de cette demeure retiennent plus particulièrement l’attention des archéologues : la grande salle au centre, appelée salle Chi, dans laquelle A. Frantz, en s’appuyant sur des ensembles similaires trouvés dans d’autres villas athéniennes de l’époque, a proposé de voir une salle de lecture également utilisée pour l’enseignement ; les trois sculptures de la petite salle Alpha attenante à l’exèdre de la salle Chi qui datent incontestablement du IVe siècle av. J.-C. et qui ont toutes été mises en place au moment de la construction de la maison. La face visible de la base funéraire montre un groupe de quatre personnages barbus autour d’un jeune homme assis. La mise en valeur de ce symbole de la discussion philosophique ne saurait être un hasard. Dans ce contexte, le naïskos de Cybèle n’étonne pas non plus tant les néo-platoniciens privilégiaient l’aspect sotériologique du culte de la mère des dieux (cf. Vita Procli §§ 30, 33 et 36). Quant à la corne d’abondance tenue par le dieu Pankratès, telle qu’elle est représentée sur le petit relief votif placé à côté du naïskos, elle était, jusqu’au IVe siècle av. J.-C., l’attribut exclusif d’Hadès-Pluton et des dieux chthoniens. « D’après l’ensemble de sculptures qui la décoraient, la salle Alpha pourrait en somme bien correspondre au lieu où Proclus et les autres membres de l’Académie néo-platonicienne pratiquaient le culte destiné aux âmes des anciens philosophes que décrit Marinus. Si cette interprétation est acceptée, il faut rappeler que la décoration sculptée fit partie intégrante de la conception de la maison et précéda le rectorat de Proclus de plusieurs décennies. L’auteur de l’ensemble et du culte pour les âmes des philosophes morts ne fut donc pas Proclus lui-même mais le fondateur de l’Académie au tournant du Ve siècle, c’est-à-dire Plutarque, qui avait tout intérêt à renforcer la légitimité de sa nouvelle école » (p. 45-46).
La Grèce est un pays dépeuplé, aux villes désertées, à la campagne et aux sanctuaires ruraux abandonnés. Telle est l’image que, dès le IIe siècle av. J.-C., l’historien Polybe (Histoire xxxvi, 5-9) donne de son pays suivi, quelques centaines d’années plus tard, par le biographe et moraliste Plutarque de Chéronée (Œuvres morales-Sur la disparition des oracles 413F-414A). S’agit-il d’un lieu commun pour déplorer le riche et grand passé de la Grèce classique ou ce constat est-il objectivement fondé ? C’est à cette question que L. B. tente de répondre dans sa seconde conférence, « Un paysage déserté des dieux ? Les sanctuaires et les temples extra-urbains dans l’Attique romaine et tardo-antique » (p. 47-84), en s’appuyant sur les données archéologiques.
Tandis que l’Athènes romaine atteste de la vitalité de son tissu urbain et même de l’accroissement de son espace religieux grâce au transfert, sur l’agora, de trois temples classiques de l’arrière-pays, les prospections archéologiques réalisées en Attique confirment, pour l’essentiel, l’image d’une Grèce dépeuplée et abandonnée des dieux. « L’étroite association des sanctuaires ruraux au système politique classique a en même temps été la raison de leur abandon ultérieur. (…) Avec la domination romaine, la situation politique a changé de manière fondamentale : la Grèce est devenue une province romaine, et les dèmes attiques ont perdu jusqu’aux derniers résidus de leur ancienne importance politique » (p. 76-77).
Dans la mesure où la rénovation et la restauration des cultes et des sanctuaires ruraux étaient l’apanage de l’administration locale, la disparition de ces anciens lieux de culte s’explique en fait bien davantage par la disparition des dèmes inhérente au changement du système politique imposé par la création de la province romaine d’Achaïe et l’introduction de domaines agricoles à grande surface chargés de ravitailler les villes que par une baisse généralisée de la démographie. Dans l’Antiquité tardive, en revanche, on assiste à une véritable renaissance des sanctuaires ruraux. Faut-il y voir plutôt l’influence de la christianisation ou de l’Académie néo-platonicienne d’Athènes relancée par Plutarque ? Bien qu’à la fin du IVe siècle ap. J.-C. Athènes soit largement dominée par la philosophie néo-platonicienne et la religion païenne, il apparaît par contre que la revitalisation des sanctuaires de l’Attique est l’œuvre des chrétiens. « Ce résultat est étonnant, puisque, dans d’autres régions de la Méditerranée, le christianisme a débuté plutôt en ville pour se répandre ensuite à la campagne. Mais ce ne serait pas la première fois que la Grèce – et en particulier l’Attique – se présenterait comme une exception » (p. 84).
La présence, dans la construction même de la villa dite « de Proclos », d’une base funéraire, d’un naïskos et d’un relief votif, qui datent tous du IVe siècle av. J.-C., atteste à la fois l’intérêt des néo-platoniciens pour la sculpture classique et l’importance qu’ils attachaient au respect de la fonction première de ces trois pièces. On peut alors se demander si une telle attention portée au remploi des sculptures grecques originales dans leur fonction première est exceptionnelle ou si le fondateur de l’Académie néo-platonicienne s’inscrit dans une tradition antérieure à lui. La troisième conférence de L. B. intitulée « Les premiers collectionneurs ? La réutilisation de sculptures grecques originales aux époques impériale et tardo-antique » (p. 85-118) montre qu’il est impossible de trancher cette question de manière unilatérale. En effet, si l’expansion de la domination romaine a effectivement provoqué l’arrivée massive de sculptures grecques à Rome dès la fin du IIIe siècle av. J.-C., les reliefs funéraires et votifs grecs originaux retrouvés à Rome et en Italie demeurent rares et l’emplacement précis de leur réutilisation la plupart du temps indéterminé. Rien ne permet donc de soupçonner qu’on leur ait prêté une attention particulière et encore moins qu’on les ait collectionnés en raison de leur fonction religieuse initiale. Il semble au contraire qu’on les ait réutilisés « dans un environnement privé et sans reprendre leur fonction primitive (…) avec l’ensemble des autres sculptures pour créer l’ambiance générale d’un « paysage sacré » (p. 117). Il en va de même dans la Grèce impériale et tardo-antique, à l’exception notable d’Athènes où « les reliefs votifs et surtout les représentations de Cybèle ont rencontré à cette époque non seulement un intérêt renouvelé et inconnu ailleurs, mais ont eu aussi selon toute probabilité une fonction concrète dans le cadre de cultes privés » (p. 117). Dans cette ville, l’exemple le plus éclatant d’une réutilisation délibérée d’œuvres classiques à des fins cultuelles reste celui fourni par la maison dite « de Proclos ». « À ce jour, la petite salle Alpha présente (…) le seul cas où l’on peut constater une reprise intentionnelle de sculptures classiques pour un culte particulier » (p. 116).
Les trois chapitres qui viennent d’être résumés portent sur la manière dont les Grecs de l’époque impériale et tardo-antique ont, malgré d’énormes bouleversements, redonné vie à leur héritage religieux en se réappropriant le patrimoine de la Grèce classique. Dans le chapitre IV « Fin d’un culte ? Sur la fermeture des sanctuaires de Déméter en Grande-Grèce et en Grèce » (p. 119-143), L. B. étudie, comme l’indique le titre de sa conférence, le phénomène inverse en centrant son propos sur les sanctuaires ruraux appelés Thesmophoria (gr. Θεσμοφόρια), dans lesquels était célébrée, chaque année, à l’automne, dans l’ensemble du monde grec, la fête des Thesmophories (gr. Θεσμοφόρια) en l’honneur de Déméter : « (…) des femmes choisies allaient recueillir dans des fosses consacrées des figures en pâte et des restes de porcelets, offerts et enfouis antérieurement, qu’on appelait les thesmoi [gr. θεσμοί]. Ces offrandes, une fois déterrées, étaient ensuite pour une part placées sur les autels et pour une autre part mêlées aux semences de l’année pour assurer la fertilité du sol et des récoltes » (p. 123).
Si les informations que fournissent les sources littéraires sur le déroulement des rites sont très incomplètes en raison du silence qui était imposé aux fidèles, l’étude archéologique des Thesmophoria en Sicile, en Grande-Grèce et en Grèce fait apparaître que ces sanctuaires « n’ont pas été abandonnés au terme de leur existence mais qu’ils ont été volontairement fermés et littéralement scellés sous un couvercle massif en pierres » (p. 140), selon un procédé dont voici les éléments communs : « (1) le nettoyage soigneux du sanctuaire et la collecte des offrandes, souvent anciennes ; (2) le réarrangement des offrandes (…) ; (3) la couverture du sanctuaire sous une couche importante de pierres » (p. 140). Pourquoi les utilisateurs ont-ils condamné ces sanctuaires ? La disparition des dèmes, qui, étaient chargés, antérieurement à la domination romaine, de la gestion de la plupart des sanctuaires ruraux, notamment en Attique, est sans doute l’une des raisons majeures des fermetures constatées. Il est également probable que le procédé de fermeture volontaire ait été soumis à un rite particulier, lié à ceux pratiqués lors des Thesmophories : « (…) on peut ainsi soupçonner un lien immédiat entre « l’enfouissement » d’un sanctuaire et le culte qui avait une affinité particulière avec le sol et la terre (…) » (p. 142). Toutefois, en l’absence de toute information textuelle, l’archéologue n’est pas en mesure de déceler les motivations qui ont conduit à ces décisions, faute de données sur la vie politique, économique et sociale de la communauté à laquelle appartenait chaque sanctuaire.
Le livre se termine par un « glossaire » des termes techniques non définis dans le corps du texte (p. 145-153), une « liste des illustrations » (p. 155-158), une rubrique intitulée « pour en savoir plus » (p. 159-178), dans laquelle est rassemblée et classée par thèmes la bibliographie utilisée dans chaque chapitre, et enfin la « table des matières » (p. 179). En dépit de sa relative brièveté, le livre de L. B. brasse une matière extrêmement riche et variée. Selon les centres d’intérêt qui sont les siens, le lecteur sera inévitablement amené à nuancer et à compléter les explications fournies par l’auteur.
Tel est p. ex. le cas p. 122-123 : L. B. est d’avis que la cérémonie de l’exhumation au cours de laquelle les Athéniennes qui célébraient les Thesmophories allaient déterrer les restes de porcelets et les figurines en pâte enfouis l’année précédente (sur ce point, voir M. P. Nilsson, Griechische Feste von religiöser Bedeutung mit Ausschluß der attischen, Leipzig, 1906 [Teubner], p. 321) avait lieu le premier jour de la fête. C’était déjà la position de J. G. Frazer (cf. Nilsson, op. cit., p. 321 n. 1), pour qui l’enfouissement et le déterrement des porcelets et des figurines se déroulaient également le même jour, mais il eût fallu au moins signaler que cette explication n’est pas unanimement acceptée. M. P. Nilsson (op. cit., p. 317) rappelle que nous ignorons tout de l’ordre dans lequel se succédaient les cérémonies qui rythmaient les trois jours de festivités. L. Deubner (Attische Feste, Hildesheim, 1959 [Olms], p. 55 et 59) défend, quant à lui, l’idée que la cérémonie d’exhumation avait lieu le deuxième jour, jour de la Νηστεία, durant lequel les participantes jeûnaient et restaient assises dans leurs tentes. Il suppose qu’elles suspendaient toute activité religieuse (cf. schol. ad Ar. Th. 372 : « les autres jours, elles assistaient aux cérémonies religieuses », ἐν γὰρ ταῖς ἄλλαις ἡμέραις περὶ τὰς θυσίας γίνονται) précisément pour accomplir l’exhumation et régénérer leur fécondité au contact d’objets tirés des profondeurs de la terre et chargés de sa puissance fertilisante (cf. aussi Nilsson, op. cit., p. 318).
D’autre part, L. B. (ibid.) fixe la cérémonie d’exhumation des objets le premier jour parce que cette journée aurait reçu le nom de Ἄνοδος « remontée ». Cette interprétation est très séduisante mais le témoignage du grammairien ancien sur lequel elle repose est à la fois plus obscur et plus clair que ne le laisse croire la solution retenue par L. B. Selon Clisthène (Ar. Th. 584-585), « on dit qu’Euripide a fait monter un vieillard, un parent à lui, aujourd’hui même en ce lieu ! », Εὐριπίδην φάσ’ ἄνδρα κηδεστήν τινα / αὑτοῦ γέροντα δεῦρ’ ἀναπέμψαι τήμερον. Le scholiaste (schol. ad Ar. Th. 585) fait alors le commentaire suivant : « ἀναπέμψαι est à prendre au sens propre. C’est pourquoi le premier jour < des Thesmophories > s’appelle aussi Ἄνοδος « remontée » – certains l’appellent aussi Κάθοδος « descente » διὰ τὴν θέσιν τῶν Θεσμοφορίων – ; on appelle également ἄνοδος l’arrivée au Thesmophorion, car le Thesmophorion se trouve sur une hauteur », ὅτι ἀναπέμψαι κυρίως. Διὸ καὶ Ἄνοδος ἡ πρώτη – παρ’ ἐνίοις καὶ Κάθοδος διὰ τὴν θέσιν τῶν Θεσμοφορίων –, ἐπεὶ καὶ ἄνοδος [v.l. ἄνοδον καὶ] τὴν εἰς τὸ Θεσμοφόριον ἄφιξιν λέγουσιν ∙ ἐπὶ ὑψηλοῦ γὰρ κεῖται τὸ Θεσμοφόριον.
L’expression διὰ τὴν θέσιν τῶν Θεσμοφορίων est délicate à traduire. Faut-il comprendre : « Certains l’appellent aussi Κάθοδος « descente » grâce à l’institution des Thesmophories » ? Si cette traduction est correcte, le scholiaste indique seulement que la première journée a été ultérieurement rebaptisée Κάθοδος en raison de l’importance qu’avait prise, aux yeux de certains, la cérémonie d’exhumation et non que ladite cérémonie avait lieu le premier jour. L. B. a suivi ici, sans le dire, L. Deubner (op. cit., p. 59) qui considère que l’expression διὰ τὴν θέσιν τῶν Θεσμοφορίων est corrompue et qu’elle recouvre en fait διὰ τὴν θέσιν τῶν θεσμοφόρων dans laquelle τῶν θεσμοφόρων équivaut à τῶν θεσμῶν. Dans cette hypothèse, le passage signifierait en effet : « Certains l’appellent aussi Κάθοδος « descente » parce qu’on déposait < ce jour-là > les offrandes < déterrées, sur les autels > » et on pourrait alors supposer que cette journée s’appelait tantôt Ἄνοδος tantôt Κάθοδος, selon que l’on voulait insister sur la « remontée » ou sur l’« enfouissement » des offrandes. Toutefois, comme le reconnaît implicitement L. Deubner[4], décréter ex abrupto qu’un texte est corrompu et le corriger pour le plier à l’interprétation que l’on défend et qu’il est censé illustrer n’est pas le meilleur moyen de susciter l’adhésion. Outre le fait que l’expression discutée est une parenthèse dont on peut faire abstraction, l’explication du scholiaste est limpide. Selon lui, l’Ἄνοδος désignait « l’action d’ἀναπέμψαι », c’est-à-dire « l’ascension » : elle consistait à gravir le chemin pentu qui menait au Thesmophorion[5]. Or, il n’y a pas que le Thesmophorion d’Aristophane qui soit situé sur une hauteur (cf. Burkert, op. cit., p. 363 et n. 123). À celui du Pirée signalé par L. Deubner (op. cit., p. 54), on peut désormais ajouter celui de Thasos dont L. B. nous dit justement qu’il se trouvait sur une pente (cf. p. 138-139 et fig. 49). On donnera d’autant plus volontiers à Ἄνοδος le sens d’« ascension » que cette interprétation a le mérite de concilier les données archéologiques et philologiques.
Pour nommer la pièce d’Aristophane, L. B. hésite à juste titre (p. 122) entre Les Thesmophories et Les Thesmophoriazousai. La traduction française traditionnelle, Les Thesmophories, est inexacte, car le titre grec que L. B. transcrit ensuite, Θεσμοφοριάζουσαι, signifie précisément « celles qui célèbrent les Thesmophories », les Thesmophories désignant la fête religieuse et non les célébrantes. Aussi proposons-nous, à la suite de P. Thiercy[6], de rendre Θεσμοφοριάζουσαι par Les Thesmophorieuses.
P. 141, L. B. suggère que la disparition des dèmes a joué un rôle déterminant dans la fermeture des Thesmophoria, puisque c’était aux dèmes, on le sait, que revenait la charge de financer les sacrifices offerts à Déméter à l’occasion des Thesmophories. À l’appui de cette hypothèse, L. B. aurait pu citer le témoignage d’Isée (8, 19). Pour prouver que sa mère est une fille légitime du défunt, le plaideur donne en effet la précision suivante : « Les femmes du dème (…) choisirent ma mère avec la femme de Dioclès de Pithée pour présider aux Thesmophories et accomplir avec elle les cérémonies d’usage », Αἵ τε γυναῖκες αἱ τῶν δημωτῶν (…) προύκριναν αὐτὴν μετὰ τῆς Διοκλέους γυναικὸς τοῦ Πιθέως ἄρχειν εἰς τὰ Θεσμοφόρια καὶ ποιεῖν τὰ νομιζόμενα μετ’ ἐκείνης.
L’ouvrage de L. B. a été relu attentivement. Aussi les erreurs matérielles y sont-elles rares et mineures[7]. En revanche, des corrections complémentaires permettraient d’effacer quelques maladresses : « une inscription en lettres de bronze » (p. 52 n. 7 l. 2) ; « un bâtiment cultuel du Ve siècle av. J.-C., inachevé, d’un plan inhabituel, et dédié probablement à Déméter » (p. 55 ll. 8-10) ; « Et ils attendaient de lui qu’il les protège » (p. 70 l. 11) ; « Rhamnonte, où nous avons déjà traité du temple classique de Némésis, présente une image identique » (p. 74 ll. 24-25) ; « Un premier temple (…) probablement détruit pendant la première guerre médique » (p. 74 ll. 26-27) ; « il n’y a rien qui plaide en faveur d’une telle interprétation » (p. 74 n. 25) ; « À l’affaiblissement du système des dèmes (…) s’ajoute la réduction importante des sanctuaires dans les dèmes extra-urbains » (p. 77 ll. 3-5) ; « On a récemment supposé que le bâtiment servait uniquement, à l’origine, à des fonctions de représentation (…) p. 24 et n. 130 » (p. 79 n. 28) ; « un certain Archédémos de Théra, qui s’était représenté lui-même un peu maladroitement sur un relief rupestre et qui, dans une inscription, se présentait comme un « nympholepte » (p. 81 ll. 10-13) ; « Un autre sanctuaire identique, situé sur le sommet du Parnès, n’a pas été fouillé ( ?) à ce jour » (p. 82 n. 34) ; « R. Neudecker (…) aboutit à la même conclusion » (p. 95 n. 22) ; « Passons aux reliefs votifs en reprenant encore une fois Cicéron » (p. 106 ll. 22-23) ; « une provenance romaine est possible mais (…) indémontrable » (p. 107 ll. 16-17) ; « Retournons en Sicile et abordons le cas nettement plus clair du Thesmophorion d’Entella » (p. 134 ll. 5-6). Bien entendu, l’acribie, à laquelle nous cédons ici, atteste seulement de notre lecture attentive. Elle ne cherche nullement à remettre en cause la qualité formelle des exposés présentés. Nous invitons d’ailleurs tous ceux qui douteraient de l’excellence du français de l’auteur à se pencher sur les passages où, avec beaucoup de finesse, il privilégie le subjonctif imparfait en dépendance d’un verbe principal à l’indicatif présent pour exprimer l’éventualité du fait énoncé (cf. p. 20 l. 16, p. 44 l. 20 et p. 65 l. 9).
Les erreurs, les oublis et les discordances dans les renvois sont aussi peu fréquents que les fautes de frappe[8]. Par contre, le chapitre III aurait gagné en précision si les descriptions des sculptures grecques originales présentées avaient été accompagnées non seulement d’illustrations – on peut p. ex. regretter que l’auteur ne nous offre pas de photographies des « guerriers de Riace » (p. 96), d’un des grands cratères en marbre trouvés dans l’épave de Mahdia (p. 98), des trois statues de Niobides exhumées à proximité des horti Sallustiani (p. 100), du relief votif aux Dioscures trouvé dans les jardins de Mécène (p. 103) ou encore de celui représentant Hermès et un cortège de nymphes (p. 107) – mais également de renvois internes précis : l’allusion aux reliefs au banquet de l’épave de Mahdia (p. 106 l. 5) demanderait un renvoi à la p. 98, celle au relief votif aux Dioscures (p. 107 l. 25) aux p. 103-104 et celle à l’« Aura du Palatin » (p. 113 l. 23) à la p. 100.
Il faut dire que, pour ne pas systématiquement interrompre la lecture, L. B. a délibérément limité le nombre de notes en bas de page et soigneusement repris les références bibliographiques données en note en fin de volume où, ajoutées à d’autres, elles sont classées à la fois par chapitre et par thème afin que le lecteur puisse parfaire ses connaissances en privilégiant les domaines qui l’intéressent. Parallèlement, les définitions des termes techniques, quand elles ne sont pas données dans le corps même du texte, telle celle des tondi (p. 19), sont commodément rassemblées dans le « Glossaire ».
Pour faciliter la compréhension, l’exposé est régulièrement balisé par des synthèses intermédiaires (cf. p. 67-68, 76-78 et 83-84) qui soulignent les étapes du raisonnement et la présentation des vestiges archéologiques souvent étayée par des photographies, des dessins ou des plans (cf. p. ex. p. 16-17) qui permettent au lecteur de visualiser sites et objets et de suivre leur description pas à pas, car, pour L. B, les observations archéologiques (cf. p. 14-22 et 31-39) ne sont réellement intéressantes que lorsqu’on les réinscrit dans leur contexte historique (cf. p. 23-31) et qu’on les confronte avec les sources littéraires (cf. p. 39-41). C’est à ce prix qu’elles sont véritablement interprétables (cf. p. 42-46).
Il n’y a donc pas que les archéologues qui feront leur miel de cet excellent petit livre. En conciliant érudition, clarté et interdisciplinarité et en nous livrant le résultat d’un long travail de maturation dont le lecteur trouvera parfois le développement ou le résumé dans des publications antérieures, L. B. « fournit, comme le fait remarquer à juste titre B. Pouderon (REG 124/2, 2011, p. 590), un apport essentiel à la connaissance des pratiques religieuses de la Grèce », laquelle intéresse finalement tous les hellénistes, tant la religion imprègne de près ou de loin la majeure partie des vestiges littéraires et archéologiques qui sont parvenus jusqu’à nous.
[1] Le texte de la Chrestomathie figure notamment dans Homeri Opera recognouit breuique anotatione critica instruxit Thomas W. Allen, Tomus V, Oxford, 1912 [OUP], p. 102-105 et, avec une traduction française, chez A. Severyns, Recherches sur la Chrestomathie de Proclos, IV, Liège-Paris, 1963 [BPhLLg vol. 170], p. 77-85. Noter que l’attribution de la Chrestomathie à Proclos a parfois été contestée : cf. L. Canfora, Histoire de la littérature grecque à l’époque hellénistique, Paris, Paris, 2004 [Desjonquères], p. 301.
[2] Sur l’importance du Cycle épique comme source d’inspiration pour les poètes tragiques du Ve siècle av. J.-C. et notamment Euripide, voir p. ex. F. Jouan, Euripide et les légendes des Chants cypriens, Paris, 1966 [Les Belles Lettres], p. 14-37.
[3] Sont édités et traduits en français dans la Collection des Université de France (= CUF) dite « Budé », Sur le premier Alcibiade de Platon, vol. I-II, Paris, 1985-1986, Théologie platonicienne, vol. I-VI, Paris, 1968-1997 et Trois études sur la providence, vol. I-III, Paris, 1977-1982. Proclos est aussi l’auteur, entre autres, de sept hymnes aux dieux en hexamètres : cf. Procli Hymni edidit Ernst Vogt, Wiesbaden, 1957 [Harrassowitz].
[4] Il se rallie finalement à l’explication de Nilsson, op. cit., p. 321 n. 1, laquelle n’est pas non plus exempte de reproches.
[5] En ce sens voir aussi W. Burkert, Griechische Religion der archaischen und klassischen Epoche, Stuttgart, 20112 [Kohlhammer], p. 365 : « ánodos, heißt in Athen der erste Tag, offenbar, weil da die Frauen in Prozession hinaufziehen zum gelegenen Thesmophorion ».
[6] Cf. P. Thiercy, Aristophane. Théâtre complet, Paris, 1997 [Gallimard, collection « La Pléiade »], p. 1231 n. 1 et, Aristophane et l’Ancienne Comédie, Paris, 1998 [PUF, collection « Que sais-je ? »], p. 95.
[7] Voici les sept coquilles que nous avons relevées : « creusé » (p. 33 l. 11) ; « ambiguë » (p. 37 l. 20) ; « de petits lieux cultuels » (p. 69 ll. 11-12) ; « H. Lohmann, Atene. Forschungen zur Siedlungs- und Wirtschaftsstruktur des klassischen Attikas » (p. 57 n. 11 et p. 166, bibliographie) ; « zones antiques habitées » (p. 71 fig. 21) ; « probablement » (p. 72 l. 33) ; « Grande-Grèce » (p. 119, titre) ; « l’un » (p. 125 l. 8)
[8] Signalons toutefois que la référence de la n. 17 p. 69 est manifestement erronée et que celle (p. 88 l. 14) qui aurait dû renvoyer au Lucullus de Plutarque de Chéronée a été omise. D’autre part, la phrase « C’est très lentement que la ville récupère des effets de la dernière guerre » qui figure dans la traduction française de la p. 47 n’a pas de correspondant dans l’original anglais cité n. 2 p. 48. Enfin, dans la mesure où les renseignements fournis sur les Thesmophories athéniennes par les sources littéraires sont incontournables y compris lorsqu’on veut mettre l’accent sur les Thesmophories célébrées dans le reste du monde grec, l’absence de renvoi au livre de L. Deubner, Attische Feste, Hildesheim, 1959 [Olms], p. 50-60 dans la bibliographie (p. 175, rubrique « Les Thesmophories ») étonne.
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Éditeurs : Lorenz E. Baumer, Université de Genève ; Jan Blanc, Université de Genève ; Christian Heck, Université Lille III ; François Queyrel, École pratique des Hautes Études, Paris |