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Compte rendu par Vincent Jolivet, CNRS-École normale supérieure (Paris) Nombre de mots : 2005 mots Publié en ligne le 2011-04-25 Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700). Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=1156 Lien pour commander ce livre Les nécropoles hellénistiques d’Étrurie ont livré depuis la Renaissance un nombre considérable d’urnes cinéraires ou de miroirs figurés qui composent un corpus iconographique extrêmement riche et diversifié, interrogé depuis par chaque génération selon les préoccupations qui lui sont propres. Ilaria Domenici, qui a publié depuis le début du nouveau siècle plusieurs articles relatifs au patrimoine mythique de l’Étrurie, fonde son étude, dans sa plus grande partie, sur ces documents dont elle limite l’examen à ceux des mythes que l’on peut rapporter, selon un inventaire remontant en grande partie à G. Q. Giglioli (p. 15-16), à une tradition plus proprement étrusque. Son objectif est de tester au cas par cas les hypothèses proposées à leur sujet, notamment à partir des textes littéraires grecs ou latins, et de les soumettre à une nouvelle enquête reposant sur les méthodes de l’iconologie et de la sémiologie, afin de mieux comprendre s’ils peuvent véritablement être considérés comme relevant des etruscae fabulae, des récits mythologiques étrusques, et à éclairer leur signification.
Morcelée à l’extrême en petits traités juxtaposés longs de trois pages en moyenne, la construction de l’ouvrage, si elle permet de retrouver commodément un thème déterminé à partir de l’index (p. ix-xii), peut déconcerter le lecteur. Après une présentation de F.-H. Massa-Pairault (p. xiii-xiv) et une longue introduction (p. 1-58), suivie par une partie méthodologique (p. 59-79), l’auteur entre véritablement dans le vif de son sujet avec cinq chapitres de longueurs très inégales, consacrés à cinq mythes (ou groupes de récits mythiques) : ceux relatifs aux prophètes Tagès et Végoia (I, p. 81-108), à la geste des deux frères Vibenna (II, p. 109-173), au loup émergeant du puits (III, p. 175-196), aux enfants divins Epiur et Maris (IV, p. 197-249), enfin, au héros à la charrue (V, p. 251-259). L’ouvrage s’achève par une brève conclusion (p. 261-272).
L’introduction, qui débute par deux entrées relatives à un tout autre sujet - celui de la réécriture de l’histoire étrusque par Annio de Viterbe à la fin du XVe siècle et de son utilisation politique par les Médicis -, permet de suivre pas à pas les étapes de l’interprétation des scènes figurant sur les monuments étrusques dès lors que de grands corpus, notamment ceux de E. Gerhard pour les miroirs (1843-1897) et de E. Brunn et G. Körte pour les urnes (1870-1916), en eurent révélé la richesse ; il est du reste remarquable, à plus d’un siècle de leur parution, que ces ouvrages forment aujourd’hui encore la base d’une grande partie de l’illustration du présent livre, et la référence obligée pour toute étude d’iconographie étrusque. Formulée dès cette époque, la question de l’existence de mythes autochtones a opposé depuis les savants, divisés entre partisans d’une mythologie de matrice entièrement grecque, tenants d’une banalisation des mythes qui aurait abouti à leur dénaturation plus ou moins complète, et adeptes convaincus d’une originalité étrusque. Ce n’est qu’avec la mise en œuvre de modes d’interprétation des images plus rigoureux, à partir des années soixante-dix du siècle dernier, qu’il est devenu possible de mieux cerner le double mouvement de réappropriation des mythes grecs et d’élaboration de mythes autochtones alors à l’œuvre en Étrurie.
À partir d’une définition du mythe comme produit culturel déterminé historiquement, variant selon les lieux et les époques (p. 62), le deuxième chapitre précise la méthode que l’auteur entend appliquer : elle s’intéressera en particulier à la signification des variantes, à l’intrusion possible d’éléments grecs et aux essais de conciliation entre les différentes versions, au travers de l’étude de la structuration des scènes et de la gestualité. En définitive, il s’agit moins pour elle d’identifier formellement et définitivement un mythe ou ses protagonistes que de définir le contexte narratif qui est le sien et l’utilisation qui en a été faite dans son contexte historique. Le projet joue ainsi d’emblée la difficulté, puisqu’il eût été bien moins complexe d’offrir une démonstration de méthode à partir des mythes d’origine grecque dont la trame principale, et un certain nombre de variantes nous sont connues (1), que pour des mythes dont la restitution est tributaire soit de sources écrites relativement tardives, soit de représentations figurées de nature, d’origine et de datation très diverses. La première étude de cas est relative à deux figures de prophètes étrusques connus par les textes, le devin Tagès, auquel est consacré la quasi-totalité du chapitre, et la nymphe Végoia. L’histoire de Tagès, ici rapportée à trois archétypes mythiques (maternité chtonienne, enfant-vieillard, révélation fondée sur la peur), est examinée au travers des images, et de ses principales variantes littéraires, de Cicéron à Ovide et Jean le Lydien. Dès cette première recherche, on peut apprécier la manière dont l’auteur se penche avec empathie sur les différentes hypothèses formulées par ses prédécesseurs, sans nécessairement les partager, mais en cherchant à extraire leur part de vérité, et en les considérant comme un témoignage significatif, pour toute époque, de la ductilité des mythes et de leurs différentes possibilités d’interprétation. Au terme de cette étude très détaillée, l’auteur souligne (p. 107) une particularité singulière des documents figurés étrusques, leur indépendance par rapport au contexte narratif des mythes qu’ils illustrent. Dans le deuxième chapitre, l’histoire des frères Vibenna est moins envisagée dans sa totalité (l’étude des fresques de la tombe François n’y occupe qu’une place marginale) que dans son lien avec un autre devin, Cacu, personnage bien distinct du féroce Cacus latin. Ici encore, l’interprétation procède avec prudence, en soulignant l’existence de cartons communs à différents mythes grecs (Oreste et Pylade) qui n’implique pas qu’il s’agisse de la même histoire, mais du même type de situation. Elle me semble un peu forcée dans certains cas, comme lorsque l’auteur suppose un dédoublement du personnage du serviteur du devin, Artile, sur une urne où tout semble indiquer qu’il s’agit de deux personnages distincts (p. 114), dont notre ignorance des détails du mythe et de ses variantes ne permet pas d’expliquer les rôles respectifs ; ou encore (p. 124) lorsque le décor - classique - du bouclier à la Méduse de la tombe des Velimna à Pérouse est interprété comme une allusion au cadre agreste dans lequel est censée se dérouler la scène. L’auteur propose cette fois de rapporter l’histoire à un seul paradigme mythique, le thème de la capture du devin par deux héros de la metis qui cherchent à lui extorquer une prophétie. Dans le mythe du loup pris au piège, avec ses différentes variantes, l’accent est mis sur le pivot sémantique de l’action, le puits autour duquel se déroule la scène. L’auteur révoque en doute l’hypothèse très largement admise selon laquelle il s’agirait d’une représentation du monstre Olta évoqué par Porsenna, selon un récit transmis par Pline, dont les contradictions avec la scène figurée sont effectivement flagrantes. En consonance avec les interprétations proposées aux deux chapitres précédents, elle privilégie l’hypothèse de la capture d’un devin à l’apparence monstrueuse.
Le quatrième chapitre se penche sur les représentations d’enfants divins désignés comme Epiur et Maris, attestés essentiellement sur des miroirs. Si l’auteur reconnaît l’impossibilité de restituer la séquence narrative du mythe, son étude des gestes des protagonistes lui permet d’identifier dans le cas du premier deux scènes, l’une d’enlèvement, l’autre d’introduction dans l’Olympe. Le cas des enfants désignés sous le nom générique de Maris, toujours accompagné d’épithètes, est bien distinct : il pourrait se rapporter au thème, déjà évoqué à propos de Cacu et des Vibenna, de l’extraction des fata de la cité. Sur ces derniers documents, il ne me paraît pas certain que les représentations de vases fassent directement référence aux séries produites en céramique argentée (p. 242 sq.), dans la mesure où ceux-ci ne font eux-mêmes que reproduire des vases en métal précieux auxquels ces représentations figurées, compte tenu du cadre dans lequel elles se déroulent, ont toute chance de se rapporter.
Avec sa dernière étude, celle du héros à la charrue, l’auteur doit trancher entre deux hypothèses aussi anciennes qu’inconciliables : légende grecque ou légende étrusque ? C’est à cette dernière qu’elle se rallie en définitive, tout en soulignant les affinités significatives de la scène avec celles relatives au mythe de Télèphe. Et puisque cette scène est replacée dans le cadre des luttes sociales relatives à la propriété privée, celles-là même dont se fait l’écho la prophétie de Végoia, traitée succinctement au premier chapitre, la boucle exégétique est ainsi, en quelque sorte, bouclée.
La conclusion détaille pas moins de dix points forts de l’étude, que l’on peut chercher à résumer autour de trois grands pôles : l’accent mis sur le contexte, la gestualité, les écarts par rapport à la norme ; l’importance d’isoler paradigmes mythiques, unités sémantiques de base et séquences narratives ; la reconnaissance de la variété comme le propre du mythe, celle des contaminations iconographiques, des dédoublements de personnages, et la question des cas d’homonymie. Plus généralement, c’est la logique interne des scènes figurées qui fait sens, et l’auteur souligne en conclusion le rôle central de l’etrusca disciplina dans tous ces mythes autochtones, et à l’intérieur de celle-ci, plus spécifiquement, celui de la spéculation sur les fata des individus et des peuples, notamment en rapport avec Rome. Dans ce panorama très complet, on peut seulement regretter l’absence de toute tentative d’approfondir les mécanismes de transmission de ces mythes, qui sont loin d’être indifférents pour apprécier les mutations dont ils ont pu faire l’objet - même si les questions que l’on peut se poser à cet égard sont, pour la plupart, destinées à demeurer sans réponse : comment voyageaient les récits, entre voie orale et supports écrits ? Comment circulaient les images, celles destinées aux vivants et celles réservées aux morts ? Ensemble, ou séparément ? Quel a pu être, dans ces deux domaines, le rôle des mimes ou des acteurs qui se produisaient devant le public des tréteaux du fanum Voltumnae ou devant les cercles aristocratiques étrusques ? Et peut-on concevoir dans la circulation des mythes locaux, à l’instar de la distinction classique proposée par R. Bianchi Bandinelli pour l’art étrusco-italique, une distinction entre un filon populaire et un filon érudit ?
L’ouvrage est complété par une bibliographie imposante (p. 273-308), par un index des illustrations (p. 309-312 - dont les légendes auraient pu figurer, de manière plus commode, directement sous les images), et par un copieux index analytique des personnages et des divinités cités (p. 313-315), qui comporte environ 250 entrées (un index topographique n’aurait pas été inutile). Les illustrations, de qualité uniformément moyenne, toutes regroupées hors texte en fin de volume, se répartissent entre 21 figures au trait présentant une quarantaine d’objets et 6 planches photographiques qui en regroupent une douzaine ; fondre l’ensemble aurait permis de mieux harmoniser le rapport entre texte et illustrations. Les fiches d’objets qui terminent chaque chapitre en fonction des différents thèmes abordés ne sont pas inutiles, notamment parce qu’elles rassemblent la bibliographie relative aux principales œuvres commentées, mais la description des scènes est parfois exagérément succincte (voir p. ex. celle de l’urne Oreste 1, p. 171, qui ne mentionne que trois des sept personnages figurés), et il aurait été plus commode pour le lecteur de les trouver regroupées en fin de volume.
Le livre d’Ilaria Domenici n’est donc ni un livre simple - ces lignes sont loin de refléter sa complexité -, ni un livre de certitudes - l’auteur menace indirectement son lecteur, par citation interposée (p. vii), de migraines et de crise de nerfs. Mais il offre sur bien des questions relatives à l’iconographie étrusque des analyses solides et étayées, ainsi que des hypothèses nouvelles appelées à susciter le débat. S’y engager, c’est entrer dans un labyrinthe, un palais des glaces dont les méandres peuvent s’achever brusquement contre une paroi nue, ou bien multiplier à l’infini des images qui ne sont jamais ni tout à fait les mêmes, ni tout à fait différentes ; au risque de s’y perdre, n’était le fil ténu mais solide que l’auteur a su y dérouler pour nous.
(1) On en trouvera une illustration récente, par exemple, dans la série des monographies thématiques introduites par Maurizio Bettini chez l’éditeur Einaudi (collection Saggi), et récemment traduites en français aux éditions Belin, consacrées respectivement à Œdipe, à Narcisse, aux Sirènes et à Hélène.
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Éditeurs : Lorenz E. Baumer, Université de Genève ; Jan Blanc, Université de Genève ; Christian Heck, Université Lille III ; François Queyrel, École pratique des Hautes Études, Paris |