Fried, Michael: The Moment of Caravaggio (The A. W. Mellon Lectures in the Fine Arts). 328 pp. | 8 x 11 | 194 color illus. 9 halftones. ISBN13: 978-0-691-14701-7, $49.50 / £34.95
(Princeton University Press, Princeton 2010)
 
Reviewed by Jérémie Koering, CNRS
 
Number of words : 2314 words
Published online 2014-11-17
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Link: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=1177
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          Michael Fried fait partie de ces critiques et historiens de l’art dont l’approche formaliste est reconnaissable entre toutes. Depuis « Art and Objecthood » publié en 1967, Fried s’efforce de bâtir une histoire moderniste de l’art en privilégiant, à la suite du critique Clément Greenberg, la dimension autotélique et réflexive des œuvres. Jusqu’à présent l’essentiel de ses analyses portait sur des artistes modernes ou contemporains chez qui il décelait une propension à l’antithéâtralité (de Noland à Wall, en passant par Courbet, Manet, Eakins ou Menzel). Avec The Moment of Caravaggio, son champ d’étude s’étend désormais aux XVIe et XVIIe siècles. Cette extension chronologique n’est évidemment pas due au hasard : elle répond, chez l’auteur, à la volonté d’anticiper les origines du modernisme. Dans son introduction, Fried signale d’ailleurs que son ouvrage, loin de constituer une incursion capricieuse dans l’art des temps anciens, s’inscrit dans la continuité de sa trilogie sur « l’absorption » intitulée en France Esthétique et origines de la peinture moderne. Plus précisément, The Moment of Caravaggio a pour ambition d’analyser les procès internes par lesquels la peinture de Caravage contribue à définir le « tableau de galerie » autour de 1600 (p. 1) et prépare ainsi l’émergence du tableau moderne aux XVIIIe et XIXe siècles avec Diderot, Courbet et Manet.

 

          L’enquête s’ouvre (chap. 1 « Boy Bitten by a Lizard ») avec l’étude d’une œuvre de Caravage aujourd’hui conservée à la National Gallery de Londres : Garçon mordu par un lézard (1595-1596). En prenant en considération l’anecdote souvent commentée de Giovanni Baglione selon laquelle Caravage avait pour habitude d’utiliser un miroir pour se peindre (« Il se prenait lui-même pour modèle à l’aide d’un miroir »), Fried détecte dans le tableau une configuration formelle faisant écho à un dispositif permettant à l’artiste de (se) peindre. Le jeune homme, sans être un autoportrait au sens strict du terme, semble refléter la position du peintre en train de se regarder dans un miroir placé à 90 degré du tableau (ce que Fried appelle le « right–angle mirror ») et portant au même moment la main gauche à la toile (en réalité la main droite reflétée). Cette configuration aurait pour incidence de présenter le tableau comme un objet dans lequel le peintre viendrait s’immerger, l’artefact ne faisant qu’un avec l’artiste au travail. Mais ce n’est pas tout : l’expression ambiguë de douleur mêlée de surprise et le geste de recul provoqué par la morsure du lézard figureraient également ce moment spéculaire où, en un éclair « photographique » (snapshot), le tableau cesse d’être le prolongement du peintre pour apparaître comme une œuvre autonome. Soutenue par une série de détails (le reflet dans le vase, la position des mains, l’expression figée…) et de rapprochements avec d’autres autoportraits (Matisse, Pontormo, Parmesan, Carrache, Dolci…), cette analyse, également développée dans le chapitre 2 (« Immersion and Specularity »), sert de point de départ à partir duquel mener une réflexion plus systématique sur l’œuvre de Caravage. Limitant essentiellement son investigation à ce qu’il appelle les « tableaux de galerie » (catégorie parfois problématique comme le signale Sheila McTighe dans son compte rendu de l’ouvrage Oxford Art Journal, 34, 3, 2011), et à quelques tableaux d’autel (La Mort de la Vierge, Le Martyre de saint Matthieu…), Fried explore donc tout au long des chapitres suivants la valeur opératoire de cette double manière d’être (psychiquement et physiquement) au tableau, en nourrissant son intuition des travaux de Giovanni Careri sur Tasso, de Victor Stoichita sur la métapeinture, de Louis Marin sur Caravage et Poussin, ou de Stanley Cavell sur le scepticisme de Shakespeare. Dans les chapitres 3 (« The Invention of Absorption ») et 4 (« Skepticism, Shakespeare, Address, Density »), Fried s’attache à démontrer que l’absorption (« the depiction of figures so deeply engrossed in what they are doing, feeling, and thinking that they strike the viewer as wholly unaware of anything else, including the presence of the viewer before the painting », p. 69) trouve sa première réelle expression chez Caravage, que ce soit dans la Madeleine pénitente de la collection Doria-Pamphili, dans L’Incrédulité de saint Thomas de Berlin ou encore dans Le Couronnement d’épines de Vienne. Avec cette dernière œuvre, Fried signale la puissance absorbante de la peinture qui, tout en étant artificielle, amène le spectateur à se projeter (« empathic projection » p. 107) dans la temporalité de l’image (« the viewer of the painting is allowed to “feel himself or herself into” the depicted figure in a way that has no equivalent in our real-world relations with other persons » p. 102). Dans un deuxième temps, Fried précise que cette absorption est néanmoins contrebalancée par un dispositif radicalement inverse, qu’il désigne comme l’adresse au spectateur (« the implied intuition of the viewer’s actual physical existence and psychic availability for potential response » p. 109), lequel, comme l’avaient déjà remarqué à leur manière Sydney J. Freedberg ou Elizabeth Cropper, connaît un développement généralisé autour de 1600. Selon Fried, c’est dans l’entremêlement de ces deux pôles que la peinture de Caravage trouve son originalité (p. 117).

 

          Un nouveau pan de l’analyse s’ouvre dans le chapitre 5 (« Severed Representations ») lorsque Fried se focalise sur les représentations de décapitations, particulièrement nombreuses chez Caravage. Le geste de coupure, de césure, est, selon l’auteur, un moyen d’accroître l’effet spéculaire et de « thématiser » plus radicalement l’autonomie du tableau de galerie. Par exemple, dans Judith et Holopherne, la main de l’héroïne tenant l’épée serait l’équivalent de la main droite du peintre tenant le pinceau, tandis que la main tirant les cheveux du général « assyrien » représenterait la main gauche de l’artiste tenant la palette. Grâce à ce rapprochement, le tableau articulerait également les deux « moments » constitutifs de l’acte pictural pour Caravage : l’immersion avec le regard de la vieille servante et la spécularité (ou distanciation) avec le geste de Judith pour donner forme à ce qu’il définit comme « a new artistic and artifactural entity (a new medium of painting), the independent and autonomous gallery painting picture » (p. 155). Après avoir expérimenté cette analyse sur d’autres œuvres de Caravage et quelques tableaux de peintres légèrement postérieurs (Valentin, Serodine, Pietro da Cortona…), Fried clôt ce chapitre avec d’intéressantes remarques sur la manière dont la discontinuité picturale participe à l’autonomie du tableau de galerie. Fixant son attention sur l’Autoportrait en famille d’Annibal Carrache conservé à Brera et en particulier sur les figures tronquées par le cadre, Fried remarque que « l’acte d’élision », et donc de sélection opéré par le peintre, distingue radicalement le tableau du miroir. Contrairement à ce dernier objet qui reflète automatiquement toutes choses placées devant sa surface réfléchissante en fonction de la direction et des dimensions du cadre, l’apparence tronquée de telle ou telle figure dans un tableau résulte d’une intention, d’un choix délibéré du peintre. La peinture est à ce titre un art de l’ellipse, à la manière des divinarelli pittorici inventés par Carrache (p. 180-181).

 

          Le dernier chapitre est consacré à l’analyse successive de plusieurs grands tableaux religieux parmi lesquels La Vocation et Le Martyre de saint Matthieu, L’Arrestation du Christ ou encore La Décollation de saint Jean-Baptiste. La réflexion porte ici sur la manière dont l’insertion du peintre dans la peinture, que ce soit sous la forme d’un autoportrait ou d’une figure d’emprunt, permet de suivre, en quelque sorte de l’intérieur, la dynamique de production de l’œuvre (« an investigation into the internal… dynamic that went into its making » p. 206). Le Martyre de saint Matthieu peint pour la chapelle Contarelli se prête ainsi à une réflexion théorique sur ce que Fried appelle la « structure interne de l’acte pictural » (« the internal structure of the pictorial act » (p. 206). En s’auto-représentant, Caravage chercherait moins à signer in figura son œuvre, qu’à prendre acte d’une inévitable continuité entre peintre et peinture, et ce malgré les tentatives répétées de s’en dissocier. En bref, la peinture serait toujours réinvestie, malgré lui, par l’artiste.

 

          Revenons-en, après cette présentation, à la proposition générale de Fried et à l’idée que la structure interne de la peinture de Caravage procède de l’articulation de deux moments et donc de deux manières pour le peintre d’envisager son rapport à l’acte pictural : l’immersion et la spécularité (ou le détachement). Si la thèse de Fried peut parfois apparaître fragile en ce qu’elle repose sur ce que Stoichita a appelé une herméneutique poétique (Art Bulletin, 94, 2, 2012) plutôt que sur des preuves documentaires, celle-ci nous semble malgré tout très convaincante, et, surtout, d’une grande fécondité. Car si l’on se déprend de trop lourds réflexes positivistes – ceux qui consistent à privilégier systématiquement le document sur le regard –, si l’on accepte en d’autres termes de voir avec l’auteur, alors la perception d’un grand nombre de tableaux s’en trouve littéralement modifiée et renouvelée. Pour ne prendre qu’un seul exemple, celui de David et Goliath (Galleria Borghese), il faut suivre Fried dans sa description de l’attitude absorbée de David face à la tête coupée de Goliath (chap. 2) pour comprendre en quoi un drame de l’Ancien Testament peut refléter, au figuré comme au propre, l’intensité de l’acte pictural (« I interpret David’s gesture as I do Bacchus’s, as a disguised mirror representation of the act of applying paint to canvas, though there is also an important sense in which the head of Goliath may be taken as standing for the painting itself, or rather the painting as specular artifact, cut off from the immersive activity that brought it into being », p. 63). Le chiffre poïétique de la peinture de Caravage oscillant entre absorption et détachement, immersion et spécularité, trouve dans la mélancolie du jeune berger devenu bourreau toute son évidence – de ce point de vue, le livre de Fried peut constituer une alternative, mais complémentaire, au bel ouvrage de Françoise Bardon Caravage ou l’expérience de la matière (1978), ouvrage malheureusement trop souvent négligé par les spécialistes et pourtant d’une remarquable acuité dans son analyse du système pictural de Caravage et notamment de la singulière relation instaurée par le peintre entre figures et fond (ce que Bardon nomme l’émergence).

 

          À côté de ce type de réussite (on pourrait aussi mentionner l’analyse de La Décollation de saint Jean Baptiste ou celle de Narcisse) d’autres interprétations paraissent peut être un peu moins convaincantes. Il est par exemple plus difficile de rejoindre Fried lorsqu’il explique que la Crucifixion de saint André dissimule une représentation thématisant l’entremêlement de l’immersion et de la spécularité propres à l’art de Caravage. Selon l’auteur, le bourreau en train de délier le saint figurerait le moment où le peintre se détache du tableau et voit l’œuvre s’autonomiser, mais la suspension de ce même geste, suspension consécutive à l’intervention divine, figurerait, à l’inverse, un moment de ré-immersion dans la peinture. L’idée est intéressante mais manque d’indices visuels pour pleinement fonctionner. Contrairement à un grand nombre de tableaux peints par Caravage, cette œuvre ne présente aucun autoportrait, ni ne joue sur des correspondances entre médium et représentation (par exemple la relation sang/peinture présente dans la Décollation de saint Jean-Baptiste, David et Goliath ou Méduse). De même, il n’est pas aisé d’adhérer à la relecture de L’Arrestation du Christ (National Gallery of Ireland) entreprise à partir de l’assimilation du porteur de lanterne à un autoportrait de l’artiste. Si cette dernière identification semble tout à fait justifiée, les conséquences qui lui sont prêtées semblent moins évidentes et surtout assez sinueuses. Fried estime en effet que le « peintre » porteur de lanterne trouverait un écho dans la figure « janusienne » formée par le Christ et saint Jean et que cette dernière traduirait ici encore une oscillation de l’acte pictural entre immersion et spécularité… Mais la prégnance d’une grille d’interprétation réflexive interdit à Fried d’envisager d’autres logiques sous-jacentes que celles purement processuelles. Or, pour en revenir à la figure du « soldat » tenant la lanterne, si effectivement il s’agit d’un portrait déguisé de Caravage – ce que nous croyons –, serait-il impossible que cette insertion puisse se référer à la relation entre peintre et représentation, plutôt qu’à sa « simple » dimension artistique ? Le « peintre » tenant la lanterne au milieu de la foule apparaît comme un curieux, un témoin oculaire, mais celui-ci, en étant placé à distance et partiellement plongé dans la nuit, ne découvre le drame que sur la pointe des pieds, à la faveur d’une lanterne ne révélant que quelques aspects d’une réalité saturée de reflets et de faux-semblants. Cette image d’un artiste tout à la fois immergé dans l’histoire et distant de l’action est peut-être un moyen d’affirmer le statut ambigu de la peinture d’histoire, oscillant entre transparence et opacité.

 

          Nous terminerons par deux remarques, l’une négative, l’autre positive. Tout d’abord le livre souffre de nombreuses répétitions et d’un esprit de système envahissant. Le lecteur qui suit de bout en bout son raisonnement peut être agacé par la réitération systématique du programme théorique dans lequel les différentes études prennent place. Qui pratique les livres de Fried ne s’étonnera pas de ces répétitions – l’auteur a pour habitude de revenir sur les idées précédemment avancées et de toujours faire correspondre ses différents ouvrages en réexposant sa conception moderniste de l’art –, mais ici le procédé parvient à une limite. À trop vouloir persuader, Fried finit par fragiliser la pertinence de ses analyses. Heureusement, et nous en venons à une seconde remarque positive cette fois, ce défaut est contrebalancé par les nombreuses intuitions que nous avons signalées et par de réelles qualités d’écriture. Fried, dont on doit se souvenir qu’il est également l’auteur de plusieurs recueils de poésie, a un souci de la forme et le prouve en proposant, par exemple, un appareil critique particulièrement original et stimulant à lire : placé en fin de volume, celui-ci se présente comme une glose ou, plus exactement, comme un murmure critique. Contrairement à des notes classiques ne livrant que des indications bibliographiques sèches, le système retenu par Fried inscrit ici le texte dans un dialogue intellectuel constant avec les auteurs qui l’ont précédé. Par cette invention, il fait la démonstration que la forme est toujours, d’une manière ou d’une autre, productrice de sens.