Perrin, Emmanuelle (éd.): L’Orient des Lyonnais, avec la collaboration de Jean-Claude David, préface de Claude Prudhomme – 240 p., ISBN 978-2-35668-015-0, 20 euros.
(Maison de l’Orient et de la Méditerranée – Jean Pouilloux, Lyon 2010)
 
Reseña de Mélisande Bizoirre, Ecole du Louvre, Paris
 
Número de palabras : 2632 palabras
Publicado en línea el 2011-01-31
Citación: Reseñas HISTARA. Enlace: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=1188
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          Cet ouvrage collectif rassemble dix contributions, pour certaines présentées lors du congrès de l’Association française pour l’étude du monde arabe et musulman (Lyon, 2004), pour d’autres issues de recherches universitaires inédites.

 

          L’ensemble de l’ouvrage se consacre à « rendre compte des liens et des échanges tissés entre la ville de Lyon et l’Orient […] depuis la fin du XIXe siècle., quand la convergence des intérêts commerciaux, culturels et religieux pour la Syrie associe un temps la chambre de commerce, l’université de Lyon et la mission jésuite, jusqu’à la création de la Maison de l’Orient et de la Méditerranée en 1975 » (p. 11) Ces relations atteignent un apogée, dans le domaine économique (sériciculture) mais surtout dans l’enseignement, la recherche, le droit et l’activité missionnaire avec le mandat français sur la Syrie et le Liban, dans l’entre-deux-guerres (1920-1943). Une copieuse et intéressante introduction d’Emmanuelle Perrin présente les articles, et les confronte pour les replacer dans un contexte historique plus large, celui des relations franco-orientales aux XIXe et XXe siècles.

 

          Le premier article est en décalage chronologique par rapport au reste de l’ouvrage : Jean-Claude David y retrace la carrière d’un « lointain précurseur oublié » (p. 12) des relations entre Lyon et l’Orient, François Picquet. Fils de négociant lyonnais, il occupa la fonction de consul de France à Alep de 1652 à 1660 avant d’entrer dans les ordres ; il retourna plus tard en Orient en tant que vicaire apostolique puis évêque de Babylone, et mourut lors d’une ambassade en Perse (1682-1684).

 

          L’auteur met en évidence l’originalité et les difficultés du parcours de François Picquet, à la fois homme d’affaires et missionnaire de terrain, et le présente comme un élément important de la  politique orientale de Colbert, centralisatrice. Mais l’article présente un biais méthodologique : J-C. David n’utilise essentiellement qu’une seule source, un ouvrage de G. Goyau daté de 1942, qu’il présente lui-même comme « une hagiographie, essentiellement centrée sur le caractère religieux de la vie du consul, un panégyrique dans le style ‘vie de saint’ » (p. 48). Il manque un travail de recoupage de sources, d’autant plus qu’il semble exister des éléments d’archives (cités de seconde main d’après l’ouvrage de G. Goyau).

 

          Louis Lortet (1836-1909), scientifique lyonnais ayant effectué plusieurs missions au Moyen-Orient, fait lui aussi figure de « précurseur », pour les « premiers contacts universitaires entre Lyon et la Syrie autour de la faculté de médecine et l’université Saint-Joseph » (p. 16). Emmanuelle Perrin analyse son récit de voyage, La Syrie d’aujourd’hui, sous deux angles : la description du mode de vie oriental et le projet politique sous-tendu par l’ouvrage. Si la première partie met surtout en évidence l’usage de topoi dans la description « d’un exotisme familier et conventionnel, qui doit divertir le voyageur sans jamais le remettre en cause » (p. 65), la seconde est plus originale pour un récit de voyage, et par là plus intéressante. Louis Lortet développe une réflexion politique qui s’inscrit dans le « ‘credo colonial’ : aux motifs économiques s’allient la défense de l’influence française et l’idée d’une mission civilisatrice » (p. 73), tout en s’opposant violemment à l’activité missionnaire des Jésuites. Il définit ainsi trois buts pour « régénérer » la Syrie : offrir de meilleures conditions de vie, protéger les Syriens de l’administration ottomane, voire les en libérer, et enfin promouvoir l’éducation. Dans cette perspective, l’article analyse aussi le rôle de Louis Lortet à la faculté de médecine de l’université Saint-Joseph de Beyrouth, bien que cela dépasse le cadre du récit de voyage.

 

          Malgré son intérêt, cette contribution manque un peu d’une mise en perspective internationale : les oppositions entre grandes puissances (notamment avec l’Angleterre et l’Allemagne dans le cadre de la question d’Orient) sont sous-entendues, mais pas analysées comme telles.

 

          Les cinq articles suivants constituent réellement le cœur de l’ouvrage, avec une analyse sous différentes facettes des relations entre Lyon et la Syrie dans la première moitié du XXe siècle.

 

          Chantal Verdeil s’intéresse à l’activité des jésuites en Orient, en cherchant à « mesurer la part lyonnaise de la mission » (p. 77). Établie au début des années 1830, la mission de Syrie est confiée dès 1843 à la province de Lyon, qui reçoit en outre, plus tard, la responsabilité de l’Égypte, de l’Arménie et de l’Algérie. L’article reste cependant centré sur la Syrie. Les relations entre les Jésuites présents en Orient et la ville de Lyon se développent à partir des années 1860, pour atteindre un apogée dans les années 1910-1930, au moment où les relations entre Lyon et la Syrie sont, de manière plus générale, les plus intenses. Ces liens sont de deux ordres : personnels et institutionnels. Si certains « fils de bonne famille » lyonnais partent en Orient dans le cadre des missions jésuites, c’est plutôt la mise en place d’une formation à Lyon qui permet de tisser des liens entre hommes de terrain et supérieurs, devenus lyonnais par leur carrière. Les institutions d’enseignement et de recherche (faculté de médecine, école d’ingénieurs) sont aussi d’importants vecteurs de relations : « les jésuites missionnaires sont avant tout des enseignants : rien d’étonnant donc que les liens qu’ils nouent entre Lyon et l’Orient passent par les écoles, et surtout par l’enseignement universitaire et la recherche » (p. 95). Moins touchée que Paris par l’anticléricalisme, Lyon offre plusieurs avantages aux jésuites : des soutiens financiers, des appuis dans d’autres ordres religieux ; néanmoins, Lyon, qui joue un rôle d’intermédiaire, n’efface ni Paris ni Rome, où se prennent les décisions les plus importantes.

 

          L’article de Laurent Ducol, composé à partir d’un DEA préparé en 1993-1994, est rendu difficile à lire par l’absence d’un fil directeur clair et la densité des informations.

 

          L’auteur évalue le rapport entre les intérêts lyonnais en Syrie et l’enseignement supérieur, entre la fin du XIXe siècle et l’immédiat après-guerre. Pour cela, il souligne tout d’abord le rapprochement entre l’Université et la Chambre de Commerce de Lyon, notamment par le biais des associations savantes. Il met ensuite en valeur la personnalité d’Ennemond Morel : ce marchand de soie, très actif en Orient, soutint fortement « l’action éducatrice de la France » (p. 105) dans des buts économiques et politiques, afin d’éviter « le recul de l’influence française » (p. 106). L. Ducol a pour cela eu accès à une source inédite, la correspondance d’E. Morel entre 1915 et 1931. Une communauté assez restreinte, réunie dans des associations (l’Association lyonnaise pour le développement à l’étranger de l’enseignement supérieur et technique, puis le Comité lyonnais des intérêts français en Syrie), et liée par des intérêts économiques, milite pour une domination française en Syrie. Dans le bouleversement de l’après-guerre, les Lyonnais eurent du mal à faire valoir leurs intérêts, malgré l’engagement d’un intellectuel, Raoul Laurent-Vuibert pour « la promotion de l’idée d’une grande Syrie française ».

 

          L’étude économique de la période suivante (1920-1933), est réalisée par la publication d’une partie de la maîtrise de Bruno Bigi (soutenue en 1988). Cet article  n’a pas le caractère touffu de celui de L. Ducol ; il montre clairement l’évolution de l’état d’esprit du milieu d’affaire lyonnais. Tout d’abord utopique dans les années 1919-1924 (« En somme, c’est le moment favorable, il faudrait en profiter », estime E. Morel, cité p. 154), avec la mission du général Gouraud, il est peu à peu rattrapé par la réalité d’une politique prudente. Si « le mandat, dans sa phase d’installation, est l’expression d’un impérialisme conquérant » (p. 156), et si « le milieu d’affaires considère […] la Syrie ‘comme une colonie lyonnaise’ » (p. 160), ses attentes vis à vis de l’action étatique restent en suspens. Dans le domaine pétrolier, les lyonnais se heurtent rapidement aux intérêts de la Royal Dutch Shell. L’année 1922 marque un tournant : « le monde des affaires lyonnais semble sortir brutalement de ‘l’âge d’illusions’ et se libérer des fantasmes du Parti colonial qui avaient obéré sa faculté de jugement » (p. 163). Les exigences des Lyonnais se restreignent au redémarrage de la sériciculture, mais l’attentisme demeure. La France ne parvient pas à profiter du marché syrien face aux grandes puissances. Ces désillusions se résolvent, en 1932, par un abandon : la chambre de commerce refuse de subventionner la sériciculture syrienne.

 

          Deux très bons articles complètent cette analyse de la première moitié du XXe siècle.

          Isabelle Lendrevie-Tournan (Laboratoire d’Anthropologie juridique de Paris I)  étudie les liens juridiques et institutionnels entre Lyon et Beyrouth. En effet, « au Liban, les institutions, l’enseignement du droit, la législation et la jurisprudence sont, en partie, calqués sur le modèle juridique et universitaire français » (p. 128). Ces transferts juridiques sont déjà bien connus, puisque étudiés depuis les années 1960 ; mais en s’appuyant sur une bibliographie solide et un travail archivistique en France comme au Liban, I. Lendrevie-Tournan propose un renouvellement du sujet, en mettant en valeur non pas « les qualités intrinsèques des codes français et le rôle joué par les congrégations catholiques françaises au Levant », mais « les liens universitaires et parfois d’amitié [noués] entre juristes français et moyen-orientaux » (p. 135-136). Après un rappel historique sur l’évolution du droit ottoman et égyptien au XIXe siècle, et sur les transformations juridiques du Liban dans l’entre-deux-guerres, l’auteur analyse ainsi le rôle des différents acteurs (en particulier Édouard Lambert et les facultés de Lyon et de Beyrouth) dans l’évolution juridique du Liban sous mandat français. Pour elle, il existe dès le XIXe siècle un « triangle juridique » entre les juristes internationalistes de Lyon, d’Égypte (Le Caire, Alexandrie) et de Beyrouth, favorisé  par l’usage général du français et d’un « même univers intellectuel » (p. 141), ainsi que par des voyages et des échanges. Malgré l’attraction du droit français, l’« attitude ambivalente [des juristes arabes] à l’égard de l’Occident » (p. 141), les pousse à chercher aussi une inspiration dans le corpus juridique égyptien. Ainsi, après la première guerre mondiale, la « coopération juridique pacifique » évolue peu à peu vers « des luttes d’influences culturelles » (p. 143), liées à un nouveau contexte politico-économique. La conception française du droit et des institutions, imposée par la Constitution de 1926, est en partie remise en cause avec l’indépendance libanaise (1943), et Lyon perd alors la place prépondérante qu’elle avait occupée.

 

          L’article d’Alain Messaoudi, lié à son sujet de doctorat (2008) se distingue également par l’originalité de son approche ainsi que par la qualité de ses sources et de sa bibliographie. L’auteur cerne les différents aspects de l’enseignement de l’arabe à Lyon, en s’intéressant tout aussi bien à la personnalité et à l’évolution des acteurs (commanditaires, enseignants, élèves), qu’à la pédagogie mise en œuvre. Il insiste essentiellement sur le cours mis en place par la chambre de commerce à partir de 1901, dans un mouvement plus général en France. Orienté plutôt vers le Maghreb et ses opportunités coloniales, cet enseignement est dispensé tout d’abord par un instituteur musulman de Tlemcen, Benali Fekar, choisi en raison de ses méthodes d’enseignement, de ses compétences et de sa liaison avec le directeur de la madrasa d’Alger, un Lyonnais. Les cours, par leur contenu et leur organisation, ont pour but d’être accessibles au plus grand nombre ; très attractifs dans la période 1901-1914, surtout pour des employés de commerce, ils perdent ensuite des élèves, avant de susciter à nouveau de l’intérêt, notamment celui des militaires à partir de 1936. Parallèlement, l’université met aussi en place une chaire d’arabe, plutôt orientée vers le Mashrek et l’Égypte. Tenue par Gaston Wiet, elle ne semble rencontrer qu’un succès limité.

 

          A. Messaoudi montre comment le libéralisme lyonnais de la chambre de commerce ne s’oppose pas au développement, de la part de son professeur d’arabe, de pensées musulmanes réformatrices, parfois revendicatrices, ni à ses recherches universitaires. Après 1924, avec le départ de Wiet pour l’Égypte et l’arrivée d’un nouveau professeur d’arabe pour la chambre de commerce, l’enseignement glisse du libéralisme vers le conservatisme. En 1947, la chaire de la chambre de commerce est supprimée, tandis que celle de l’université est réouverte.

 

          Un dernier article, signé d’Olivier Aurenche et de France Métral, s’intéresse à la recherche et à l’enseignement universitaires dans la deuxième moitié du XXe siècle, en évoquant, après un bref résumé de la situation avant 1946, la complémentarité des institutions de Damas et de Beyrouth, puis l’intensification des échanges entre 1965 et 1975. La multiplication du nombre d’instituts de recherches et d’enseignement, ainsi que leur proximité géographique, a largement favorisé la formation des orientalistes, dont une grande partie étaient Lyonnais. 1975, l’année de la guerre civile libanaise et de la création de la maison de l’Orient méditerranéen, future maison de l’Orient et de la Méditerranée (MOM), marque un tournant, mais aussi le résultat de ce processus de développement des échanges. On assiste alors à une sorte d’inversion des flux, Lyon devenant un centre attractif pour les universitaires du monde méditerranéen.

 

          Peu problématisé, cet article vire malheureusement souvent au catalogue de personnalités reconnues, et célèbre la MOM.

 

          Enfin, deux contributions sont plutôt des outils que des articles, venant utilement compléter les remarques d’Alain Messaoudi et celles d’Olivier Aurenche et France Métral.

          Pierre Guichard donne quelques fiches sommaires sur de grandes figures de l’enseignement orientaliste à Lyon entre 1911 et 2001 (G. Wiet, H. Laoust, R. Arnaldez, N. Elisseeff, T. Bianquis).

          Quant à Anne-Marie Bianquis, elle a relevé les articles concernant le Moyen-Orient dans la Revue de géographie de Lyon, actuel Géocarrefour ; elle note ainsi que presque tous les numéros de la revue contiennent des textes sur le Moyen-Orient, malgré une diminution dans les années 1960-1975. La Revue de géographie de Lyon matérialise en partie donc le lien entre le Moyen-Orient et le monde universitaire.

 

          Ce livre, qui se veut « un premier jalon dans l’historiographie des relations entre Lyon et l’Orient » (p. 11), moins bien étudiées que celles de Marseille, est sans aucun doute de qualité, même s’il n’échappe pas, comme tout ouvrage collectif, à l’inégalité des contributions. Son intérêt majeur réside dans l’analyse des relations entre Lyon et la zone syro-libanaise à la fin du XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle. Les six articles centraux permettent une approche de la question sous des angles complémentaires, faisant ressortir la récurrence de certains acteurs, institutionnels, comme la chambre de commerce, les missions jésuites ou l’université de Lyon, ou individuels, à l’image d’Ennemond Morel, de Paul Huvelin ou du général Gouraud, par exemple. Ils permettent aussi d’appréhender une évolution dans la période, depuis un enthousiasme libéral dans les débuts du XXe siècle vers une conception plus colonialiste avec le mandat français au Liban et en Syrie.

          Les articles « périphériques » semblent d’un intérêt moindre.

 

          Le principal reproche qu’on peut faire à l’ouvrage est peut-être de pécher par manque d’ambition. Contrairement à un Lyon, capitale des outre-mers, les articles, peu nombreux et parfois assez anciens, touchent à des sujets qui ne sont souvent pas vierges, et demeurent dans un domaine géographique et chronologique limité. Quid des relations avec le Maghreb, l’Iran, ou l’Extrême-Orient ? Quid des autres acteurs, musées, ouvriers et soldats immigrés… ? Espérons donc que L’Orient des Lyonnais fera naître de nouvelles vocations de recherche.

 

Sommaire

 

Claude Prudhomme (Université Lumière-Lyon 2)

Préface, p. 9

 

Emmanuelle Perrin (GREMMO)

Présentation, p. 11

 

Jean-Claude David (GREMMO)

François Picquet, Lyonnais, consul de France à Alep, évêque de Babylone (1626-1685), p. 47

Emmanuelle Perrin (GREMMO)

Mission scientifique, récit de voyage et projet colonial : La Syrie d’aujourd’hui de Louis Lortet (1875-1884), p. 61

 

Chantal Verdeil (INALCO)

L’Orient des jésuites lyonnais, p. 77

 

Laurent Ducol

La chaire et le comptoir ou « la science créatrice de richesse ». Les intérêts lyonnais en Syrie : l’université et la Chambre de commerce (1894-1920), p. 99

 

Isabelle Lendrevie-Tournan (LAJP, Paris I)

Les liens juridiques et institutionnels entre Lyon et Beyrouth dans la première moitié du XXe s., p. 127

 

Bruno Bigi (Ministère de l’Éducation nationale)

D’un enthousiasme velléitaire au divorce : les vicissitudes du milieu d’affaires (1920-1933), p. 151

 

Alain Messaoudi (CHSIM-EHESS)

Entre colonisation libérale, coopération et contrôle colonial : les débuts de l’enseignement de l’arabe à Lyon (1901-1947), p. 173

 

Pierre Guichard (Université Lumière-Lyon 2)

Notes sur l’orientalisme universitaire à Lyon (1911-2001), p. 197

 

Olivier Aurenche (Archéorient) et France Métral (GREMMO)

Lyon, Beyrouth, Damas et retour. Chronique de parcours croisés de chercheurs et d’universitaires, p. 203

 

Anne-Marie Bianquis (GREMMO)

Relevé des articles concernant le Moyen-Orient dans la Revue de Géographie de Lyon (1947-2005), p. 227