Sanchez, Pierre: La Société coloniale des Artistes français puis Société des Beaux-Arts de la France d’Outre-Mer (1908-1970) - Répertoire des exposants et liste de leurs œuvres.
Introduction sur l’histoire de la société par Stéphane Richemond, 528 pages - 16 x 24 cm. Sans illustration, relié en toile, cousu. ISBN : 9782359680041. 96 euros
(L’échelle de Jacob, Dijon 2010)
 
Reviewed by Dominique Jarrassé, Université de Bordeaux et École du Louvre
 
Number of words : 1885 words
Published online 2011-03-28
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Link: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=1189
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De l’orientalisme à l’art colonial

Une approche par les sources

 

          En faisant paraître ce dictionnaire des artistes de la Société coloniale des Artistes français (SCAF), après celui des artistes de la Société de Peintres orientalistes français (SPOF) – on nous pardonnera ces acronymes disgracieux, mais économiques –, Pierre Sanchez parachève un instrument de travail essentiel pour le développement des études sur l’art colonial. Ces deux volumes complémentaires démontrent en effet les liens intrinsèques de l’art colonial avec cet autre champ de recherche bien plus fréquenté qu’est l’orientalisme.

 

 

 

          Il semblerait que les historiens de l’art, au rebours de leurs confrères historiens ou anthropologues, aient quelque réticence à aborder de front les productions artistiques, pourtant majeures, qui ont accompagné l’extension coloniale européenne. Même l’orientalisme, plus « acceptable » que l’art colonial, suscite les réticences des spécialistes au nom du critère, pourtant suranné maintenant de « modernité » : Stéphane Richemond, tout en œuvrant pour une reconnaissance de cet art, le juge, dans ses développements postérieurs à la génération romantique, comme un « genre dépassé à une époque où l’art entrait dans une révolution » (SPOF, p. 35). Deux raisons peuvent peut-être expliquer ce maintien d’a priori préjudiciables : en premier lieu, le souci de promouvoir une approche formaliste qui rejette la peinture à sujets (en plus ici politiquement incorrects) au rang d’une publicité Banania ou tout au plus d’une documentation pour historien du colonialisme. Les historiens de l’art s’efforcent même de préserver tout artiste d’importance, Gauguin, Renoir ou Matisse, d’une intégration au champ du colonial, comme s’il y avait une incompatibilité entre la modernité/qualité de leurs œuvres d’art « pur » et un ancrage dans la culture coloniale : c’est aussi, d’une certaine manière, le projet de « décolonisation du tableau » de Patrick Vaudray (Le Seuil, 2006). En second lieu, le poids des catégories, fondées sur des mouvements artistiques, qui édulcorent ces productions en les réduisant à des étiquettes comme orientalisme ou africanisme… Malgré les analyses célèbres d’un Edward Saïd, l’orientalisme, par exemple, demeure en histoire de l’art un fourre-tout commode qui met l’accent sur un imaginaire exotique permettant d’esquiver les implications réelles des œuvres. Or l’orientalisme est indéniablement une première phase de l’art colonial, processus parfaitement démontré par ces deux volumes qui décrivent comment ces deux sociétés majeures, SPOF et SCAF, malgré leurs appellations différentes, sont rivales parce que dotées des mêmes objectifs. Si l’histoire de l’orientalisme dans l’art et celle de l’art colonial ne se réduisent pas à celle de ces deux sociétés, elles en sont néanmoins des clés de compréhension, tant elles ont joué, entre 1890 et 1940, un rôle prépondérant et se sont intégrées fortement aux institutions soutenant la colonisation.

 

 

 

          Les deux ouvrages, produit d’un dépouillement systématique des catalogues des expositions organisées par ces deux sociétés, fournissent les sources indispensables à toute approche de ces thématiques artistiques. Pierre Sanchez poursuit un projet colossal de mise à disposition d’instruments d’étude des salons, de quelque obédience qu’ils soient. Ici Stéphane Richemond, déjà auteur d’un Salons des artistes coloniaux. Dictionnaires des sculpteurs (Ed. de l’Amateur, 2003) qui suivait le même principe d’organisation, a brossé l’historique très minutieux des deux sociétés. Il convient d’en rappeler les principales étapes.

 

 

 

          La Société des Peintres orientalistes français est née sous l’égide de Léonce Bénédite (1856-1925), plus connu comme conservateur du musée du Luxembourg et du musée Rodin ; organisée en 1893, elle se propose explicitement de « favoriser les études artistiques conçues sous l’inspiration des pays et des civilisations de l’Orient et d’Extrême-Orient », mais, parallèlement à cette vocation plutôt thématique, d’emblée elle associe à une démarche à caractère ethnographique (« mieux faire connaître ces pays et ces races indigènes » et historique (« étude des arts anciens »), une action concrète de nature typiquement coloniale : « contribuer au relèvement de leurs industries locales ». On sait que c’est là, à partir des années 1880, un programme central dans les colonies et protectorats, un projet que réaliseront des offices des arts indigènes, avec le soutien des artistes boursiers ou missionnaires recrutés par les dites sociétés… La SPOF organisera même des expositions d’artisanat indigène. Bien sûr, son activité centrale – sans oublier ses banquets annuels de la Chourbah – demeure son « salonnet », pour reprendre l’expression de Stéphane Richemond, salon qui prend sa place dans une génération où se multiplie ce type de regroupement spécialisé ; il trouve sa spécificité dans le développement de prix et d’expositions en lien avec les administrateurs coloniaux. Au couscous de 1899, Bénédite ne cache pas aux ministres des Colonies et de l’Instruction publique, la mission de la SPOF : « faire aimer les races indigènes, faire pénétrer et comprendre leur civilisation, leurs mœurs, leur histoire, leurs arts qui nous appartiennent comme autant de richesses provinciales, de fragments précieux du grand patrimoine national, qu’il faut jalousement garder intact ». On ne peut mieux exprimer le processus colonialiste d’appropriation, non pas seulement de l’image de l’Autre, mais de son patrimoine lui-même : c’est là, après le maintien de l’artisanat indigène dans la « pureté » de sa tradition, le second volet du processus, la mainmise sur le patrimoine. C’est ainsi qu’Angkor devient un chef-d’œuvre français (d’autant que ce sont les Français qui l’ont « découvert ») et le fleuron d’un des « styles coloniaux de la France ». La SPOF participa dès lors à certaines expositions universelles ou coloniales dans cet esprit. Elle s’épanouit dans les années 1900 en participant à l’exposition coloniale de Marseille (1906) et en contribuant à la fondation de la Villa Abd-el-Tif qu’on se plaisait à présenter comme la Villa Médicis d’Alger… La SPOF devenait en effet l’organisatrice du concours pour cette bourse (1907) dont le rayonnement fut important. L’introduction de Stéphane Richemond fournit documents et liste des lauréats, qui complètent utilement le dictionnaire des artistes fondé sur des données issues de 31 livrets d’exposition, introuvables le plus souvent. Le dictionnaire des artistes fournit la liste de leurs participations avec le titre des œuvres exposées. Bien sûr, ce sont des données « brutes », propices d’abord à une approche quantitative, mais c’est aussi le premier pas vers une étude de ces productions qu’il faut reconstituer, tant l’histoire les a malmenées.

 

          Si la SPOF poursuit ses activités, avec un apogée jusqu’à la Grande Guerre, elle déclina rapidement après le décès de Bénédite. Un premier coup aurait pu lui être porté par le lancement en 1908 de la SCAF qui annonçait encore plus clairement son adaptation aux projets coloniaux, mais la rivalité n’entama pas au départ le dynamisme de l’aînée. C’est au moment de la seconde exposition coloniale de Marseille (1922) que les rôles s’inversèrent. La lutte se personnalisa en Léonce Bénédite pour la SPOF et Louis Dumoulin (1860-1924) pour la SCAF ; symboliquement les deux sociétés exposèrent séparément à Marseille, comme lors du premier Salon de la France d’Outre-mer lancé en 1935…

 

          Sous la houlette du peintre voyageur Dumoulin, la Société coloniale des Artistes français prit rapidement de l’ascendant ; elle affichait ouvertement son engagement colonialiste avec sa devise : « l’expansion coloniale par l’Art, au profit de la France et de l’Art » et surtout son activité de création de bourses de voyage. Ce fut là, à côté de ses salons plus ou moins annuels, son activité majeure : des prix furent fondés par les gouverneurs des colonies ou des compagnies maritimes pour encourager le séjour des artistes à qui l’on offrait le voyage, parfois des ateliers sur place. Prix des Gouverneurs généraux des colonies (A.O.F., A.E.F., Maroc, Indochine, Madagascar…), Prix de la Ville de Paris, série de prix du ministère des Colonies, tous sont recensés par l’ouvrage qui en débrouille le fonctionnement et en dresse un premier bilan. Parmi les artistes lauréats dont l’ouvrage fournit les listes, nombreux sont ceux qui jouèrent un rôle dans la fondation et la gestion des écoles d’art dans les colonies : on retrouve la vocation à promouvoir les arts indigènes, mais aussi dans quelques colonies – car il ne faut pas oublier que des préjugés établissaient que certaines d’entre elles n’avaient pas d’art – le projet de former des artistes indigènes aux techniques européennes : on voit ainsi apparaître dans le dictionnaire des artistes « indigènes » africains, malgaches ou indochinois, tels Vu Cao Dam  [il est évident que le Va Cao Dam de la p. 453 n’est autre que Vu Cao Dam], qui expose un portrait d’Albert Sarraut au salon de 1936. La SCAF eut encore un rôle important dans la participation française à des expositions étrangères, coloniales ou non. Un de ses atouts est d’avoir été soutenue, dès son origine, par Gaston Bernheim, qui en était trésorier, et l’accueillait dans sa célèbre galerie.

 

          Parmi les centaines d’artistes qui participèrent à la SCAF, peu de noms sont connus aujourd’hui, en revanche on y trouve tous les acteurs de l’art colonial, d’une part ceux qui furent les piliers des expositions, mais aussi des personnalités intéressantes que l’on commence à redécouvrir, comme Albert Aublet, Jean Bouchaud, Paul-Élie Dubois, Raoul Du Gardier, Charles Fouqueray, Évariste Jonchère, Paul Jouve qui a bénéficié en 2005 d’une monographie aux Éditions de l’Amateur, André Maire, Roger Nivelt, etc., d’autre part, un grand nombre d’artistes femmes comme Marcelle Ackein, Anna Quinquaud, Jeanne Thil, Thérèse Clément ou Suzanne Frémont. En feuilletant ce volume, on est frappé de voir combien les femmes ont participé très largement à cette société (sans être représentées proportionnellement dans les comités de gestion…) Bien sûr tous les artistes coloniaux ne sont pas membres actifs de la SCAF, ainsi un Joseph de la Nézière, titulaire d’une des premières bourses et pourtant si impliqué dans ce domaine, n’y exposa qu’une fois.

 

          Sous la direction du sénateur Henry Bérenger (1867-1952) qui succéda à Dumoulin en 1925, la SCAF continua à se développer, au point qu’elle devint un partenaire primordial des instances politiques ; elle participa au premier Salon de la France d’Outre-Mer en 1935, puis au second en 1940. Après la seconde guerre mondiale, alors que la SPOF disparaît, la SCAF entreprend ses métamorphoses, s’adaptant aux nouvelles visions des relations coloniales : dès 1946, elle change son nom en Société des beaux-arts de la France d’Outre-Mer, pour adopter, en 1961, après les indépendances, le titre de Société des beaux-arts d’Outre-Mer, et enfin en 1970, gommant toute attache avec ses origines colonialistes, celui de Société internationale des beaux-arts.

 

          Ces volumes austères – histoire de l’art sans image, mais non sans nom (ce sont plus de 2000 artistes qui reçoivent une notice) – sont donc des sources primaires, issues pour la SCAF de 54 livrets d’expositions. Il ne s’agit pas de faire l’éloge du quantitatif, mais de prendre conscience qu’il n’y aura pas de travail approfondi sur l’art colonial sans une première approche de ce type, d’une part pour prendre la mesure des producteurs et des productions largement déterminées par un « système de l’art colonial », d’autre part pour établir les pistes à suivre, déterminer les artistes à étudier en priorité. La phase suivante serait une tentative de reconstitution d’une partie significative du corpus, afin de donner une image concrète de cet art méconnu et une connaissance effective des œuvres exposées. Ce n’est pas un problème spécifique évidemment, puisque tous les historiens de l’art du XIXe et du début du XXe siècle sont confrontés à ces milliers de numéros relevés dans les catalogues de salons en face desquels on ne peut restituer une image que de tellement peu d’œuvres (hormis à partir des salons illustrés); quant à retrouver l’original, c’est presque illusoire… Néanmoins se trouve là une composante essentielle de toute histoire de l’art non dogmatique. Les ouvrages de Pierre Sanchez, qui ont le statut de ce qu’on appelle en bibliothèque des usuels, y contribuent remarquablement.