Mattingly, David J.: Imperialism, Power, and Identity: Experiencing the Roman Empire. Collection : Lectures in Ancient History and Archaeology, 38 halftones. 14 line illus. 15 tables. 17 maps, 366 pages, ISBN : 978-0-691-14605-8, $39.95
(Princeton University Press, Princeton 2010)
 
Compte rendu par Jean-Louis Voisin, Université Paris-XII
 
Nombre de mots : 1329 mots
Publié en ligne le 2022-01-29
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=1249
Lien pour commander ce livre
 
 

         Petit-fils et fils d’antiquisants de renom international, David J. Mattingly, professeur d’archéologie romaine à l’Université de Leicester, propose un livre qui peut dérouter le lecteur. Il s’agit tout à la fois d’un parcours biographique, des résultats de ses travaux et d’un manifeste. Les trois s’imbriquant étroitement, ils forment un ensemble qui, pour être discutable, ne manque pas de cohérence ni de vues personnelles, ce que l’auteur admet implicitement dans sa préface titrée « My Roman Empire », non par suffisance, mais pour indiquer le sens de son travail, résultat de plus d’une trentaine d’années de recherche.

 

         La genèse de l’ouvrage commence à la Tufts University, près de Boston, en avril 2006. Mattingly y donne une série de quatre conférences qui lui inspirent un essai plus ambitieux. Il les enrichit de pages inédites et d’articles déjà parus mais amendés, les amplifie de sa pratique archéologique exercée en Bretagne, Jordanie, Afrique du Nord, Asie Mineure et les croise avec ses propres réflexions sur des thèmes qui lui sont chers, souvent en résonance avec des champs de recherches actuels, telles les études postcoloniales. Se dessine ainsi l’économie du livre structuré en quatre parties : « From Imperium to Imperialism : Writing the Roman Empire » ; « Power, Sex and Empire » ; « Ruling Regions, Exploiting Resources » » ; « Identity and Discrepancy ». Autrement dit, la définition et les transformations de l’impérialisme romain sur un très long arc de temps, de la seconde guerre punique (p. 129) jusqu’à l’orée du Vsiècle ap. J.-C. (p. 191-192). Reste que l’essentiel est concentré sur cinq siècles (du IIe siècle av. J.-C. au IIIe siècle après), ce qui dénote malgré tout un solide appétit… On le comprend, la problématique principale porte sur l’impérialisme romain, sa nature, ses effets sur les sociétés coloniales et sur les réactions des populations indigènes, ce que l’auteur ramasse dans une formule Experiencing Empire (« vivre sous le régime impérial » ?). Le propos n’est pas nouveau. Son approche l’est plus souvent. Elle met en valeur l’archéologie aux dépens des sources littéraires, épigraphiques et numismatiques, avec la réduction obligatoire de l’éventail des données qui s’ensuit et qui limite la portée générale de ses conclusions.

 

         La première partie « From Imperium to Imperialism : Writing the Roman Empire » (p. 3-72) s’organise autour de deux chapitres qui se prolongent. L’un porte sur les définitions d’empire et d’impérialisme, de « romanisation » tels que nos collègues anglo-saxons les imaginent, les discutent ou les contestent, tous plus ou moins imprégnés du souvenir de l’Empire britannique ; Mattingly essaie de modéliser les types de « colonialismes » (si tant est que ce concept moderne puisse être approprié à l’Antiquité) et d’analyser la façon dont Rome déshumanise les barbares avant de les vaincre et d’occuper leurs territoires. L’autre, au titre évocateur, « From One Colonialism to Another » examine un cas concret d’impérialisme, celui de Rome au Maghreb. L’auteur découvre que les conquêtes se sont accompagnées de morts, de destructions, d’humiliations de toutes sortes pour le vaincu et parfois de son asservissement. Des faits qui ne sont pas camouflés, comme il le suppose (p. 22), ni par les historiens antiques ni par nos prédécesseurs. Pour ces derniers, il s’agissait simplement d’une évidence liée à toute guerre. S’il a quelque mémoire, le lecteur français ne sera guère dépaysé : tous ces thèmes lui sont familiers. Mais comme il arrive souvent, les articles et les ouvrages écrits dans notre langue sont négligés ou simplifiés au-delà de la Manche. Paul Veyne avait écrit des pages qui méritent considération sur l’impérialisme ; le débat qui fut vif et argumenté autour du livre de Marcel Benabou (La résistance africaine à la romanisation) est esquissé alors qu’il aurait pu être approfondi ; quant au terme de « romanisation » employé dès le XIXe siècle en Angleterre et en France, et des conséquences méthodologiques qu’il entraîne en histoire, mot que Mattingly (p. 40-41) veut abandonner au profit de « créolisation » moins attaché à une historiographie occidentale, il a engendré quantité de pages où se sont illustrés, avec des approches différentes, Yvon Thébert, Patrick Le Roux, Yann Le Bohec, qu’il aurait dû signaler tant elles sont pertinentes. En ce qui concerne Tacfarinas, un article récent que Mattingly ne pouvait connaître fait le point sur la guerre qu’il mena (Y. Le Bohec, « Tacfarinas contre Rome. Étude d’histoire militaire », R. Lafer, H. Dolenz, M. Luik, édit, Antiquitates variae. Festschrift für Karl Strobel, Rahden, 2019, p. 189-197).

 

         Les trois parties qui suivent constituent l’application pratique de la première partie. Là (p. 76 à 93), sans nouveauté fondamentale, c’est la transformation classique, à partir de l’exemple de la Maurétanie et surtout de celui de l’Angleterre, du système de royaumes clients à l’incorporation de ces territoires à l’Empire. Ici, une tentative plus curieuse que convaincante d’associer la sexualité (p. 94-121) au pouvoir romain et à l’oppression qui en découlerait, étend ses conclusions jusqu’aux guerres du 20e et du 21e siècles, sans que cela apporte des savoirs inédits sur une question conforme à la mode. Avec « Ressources » (p. 125-199), Mattingly aborde l’aspect économique des conquêtes en s’appuyant sur des exemples tirés de la Tripolitaine, de l’Achaïe et de la Jordanie avec l’exploitation des mines de Khirbat Faynan, l’ancienne Phaino. C’est, à mon sens, ce qu’il y a de plus neuf et de plus solide dans l’ouvrage, avec l’impact sur l’environnement humain et naturel du site, même si certaines affirmations pourraient être nuancées. Ainsi, il n’est pas assuré que l’unique visée économique de l’Empire soit la mise sur pied d’un mécanisme d’exploitation des peuples et des pays. Dernier volet, les questions liées à l’identité des populations vaincues, étudiées à partir d’un art provincial, des valeurs familiales qui, le plus souvent, se matérialisent dans l’art funéraire. Là encore, rien de nouveau, même si les analyses locales sont bienvenues. Qu’il existe un art provincial populaire et un art plus officiel, plus académique, à la taille de l’Empire, celui des élites pour aller vite, est une affirmation qui a été reconnue depuis longtemps : que l’on songe aux travaux des historiens français de sensibilités très diverses (P.-A. Février, M. Le Glay, pour ne citer qu’eux) en ce qui concerne l’Afrique du Nord, qui, s’ils ne sont pas oubliés par Mattingly, me paraissent sous-estimés. De même la variété des populations, de leurs traditions et de leurs cultures n’a jamais été niée. Entre unité et diversité, l’Empire navigue, pourrait-on dire. Si les mouvements de résistance, active ou passive, à l’emprise romaine ont bien été réels, il aurait été aussi équitable de signaler la force de l’adhésion des populations aux valeurs que propose Rome, sans y inclure la Constitution antonine de 212, dont le retentissement parmi les habitants de l’Empire est pratiquement inconnu. Deux exemples : au printemps 70, une assemblée des délégués de toutes les cités gauloises se réunit à Reims pour savoir que faire : rester dans l’Empire ? s’en détacher et retrouver leur liberté ? Les discussions furent passionnées ; ce fut la loyauté à l’Empire qui l’emporta. Certes, il s’agissait de notables, un groupe social qui apparaît peu dans l’ouvrage de M. Mattingly, mais qui existe et qui tient une place décisive dans ces sociétés très hiérarchisées. Deuxième exemple, à Théveste, lors des troubles de l’année 238 : une inscription (CIL, VIII, 2170 = ILS, 8499) rapporte qu’un certain L. Aemilius Severinus, dit aussi Phillyrio, est mort « pro amore Romano ». Cas isolé ou a-t-il existé une véritable culture romano-africaine ? La question, peu originale il est vrai, aurait pu être posée. Elle se pose d’ailleurs pour toutes les régions de l’Empire, ce qu’avait relevé, en 1954, Christian Courtois : « c’est lorsqu’on aura examiné les rapports particuliers de chaque province avec toutes les autres que l’on pourra mesurer quelle force d’attraction les retenait dans le système impérial et, en comparant entre eux les résultats obtenus, déterminer plus rigoureusement le processus par lequel s’en est opérée la désagrégation ».

 

         Les dix propositions qu’annonce Mattingly dans sa conclusion suivent l’air du temps. Elles ne vont guère au-delà de la remarque de Courtois, si ce n’est pour comparer les manifestations de l’impérialisme et du colonialisme romain avec celles d’autres impérialismes et d’autres colonialismes, quitte à franchir avec allégresse siècles, spécificités chronologiques et humaines.