Nagy, Agnès A. : Qui a peur du cannibale? Récits antiques d’anthropophages aux frontières de l’humanité. Collection : Bibliothèque de l’Ecole pratique des Hautes Etudes - Sciences Religieuses, 301 pages, ISBN : 978-2-503-53173-1, 55€
(Brepols, Turnhout [Belgium] 2010)
 
Rezension von Ludovic Lefebvre
 
Anzahl Wörter : 2476 Wörter
Online publiziert am 2011-08-22
Zitat: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Link: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=1251
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          La rédaction de ce compte-rendu a une résonance et une portée particulières puisqu’au moment où sont rédigées ces lignes, une exposition se déroule à la Maison rouge à Paris ayant pour thème l’anthropophagie et ses représentations contemporaines dans les arts plastiques, ce qui démontre l’actualité de cette étude. A.A. Nagy aborde naturellement au début de celle-ci la définition du cannibale dont l’origine provient de l’ère des Grandes découvertes et plus précisément de la tribu des Caribes (Caraïbes) accusés par les Arawaks de s’adonner à cette pratique, car jusqu’alors on utilisait le mot "anthropophage"  (mangeur d’hommes) ou "allophage" (consommateur de sa propre espèce). D’un point de vue psychanalytique, le cannibalisme dérange et fait même figure de désordre, comme le souligne le spécialiste J. Pouillon et M. Détienne rappelle quant à lui, qu’il faut définir le cannibalisme société par société et à chaque fois appréhender le contexte. Le cannibalisme est à la limite de la civilisation et les notions de société donc mais aussi d’espace et de temps sont primordiales. A.A. Nagy souligne par ailleurs dans sa préface que l’étude initiale avait pour objet la secte montaniste et plus généralement l’anthropophagie aux origines du christianisme mais qu’il s’est imposé à elle, à la lecture des sources, qu’un élargissement à l’ensemble de la Méditerranée et à la Mésopotamie sur plus d’un millénaire était judicieux.

 

          Le livre s’articule donc autour de quatre parties dont la première (p. 13-55) intitulée "la vie sous Cronos : le mythe des races et des sacrifices" s’intéresse à l’importance de la thysia dans la vie civique grecque et à la répartition des tâches de chacun depuis le banquet de Mécôné (sacrifice de Prométhée) qui a définitivement attribué les fonctions et donc la place de chacun à savoir :

-   l’animal qui est la victime, l’objet de partage entre les dieux et les hommes,

-   l’homme qui est lui-même le sacrificateur,

-   et enfin la divinité, le destinataire de l’offrande.

          Les règles de rôti et de bouilli et l’attribution des parts de chacun ont évidemment leur importance dans ce cadre sacrificiel.

 

          Pour les Anciens, la thysia constitue la véritable rupture avec le passé, le temps de l’anthropologie, celui de Cronos, le roi cannibale qui mangea sa progéniture pour éviter que celle-ci ne le détrône. Paradoxalement, ce temps est assimilé à une époque heureuse, sans famine ni guerre. La nature anthropophage de Cronos dans le panthéon grec étonne mais on trouve un parallèle presque similaire dans la mythologie hurrite avec Anu et son père Kumarbi.

 

          Le caractère cannibale fut-il donc une addition tardive de Cronos tout comme Saturne fut influencée par la divinité infernale étrusque Satre ? A.A. Nagy en doute et pense que l’ambiguïté de Cronos fait partie de son essence même et que si son cannibalisme se réalise dans l’impiété, Zeus qui héritera d’un oracle correspondant prendra lui la bonne décision ; il avalera Métis (dont devait naître un enfant qui le détrônerait) qui saura ensuite lui donner de bons conseils. De la tête de Zeus naîtra Athéna, sa meilleure alliée.

            

          Le mythe des races d’Hésiode apporte quelques explications sur l’idée que se faisaient les Anciens de l’alimentation et des époques charnières qui les ont précédés. Rappelons que cinq âges sont énumérés par Hésiode : or, argent, bronze, héros et fer (époque de l’auteur) et qu’à titre d’exemples, l’âge d’argent refuse le sacrifice aux dieux et à celui de bronze, on ne mange pas de pain. Un scholiaste (n. 14, p. 28) estime que si Hésiode ne mentionne pas ce que mangeaient les hommes de race de bronze, c’est parce qu’ils étaient allophages ; même si A.A. Nagy ne suit pas cette thèse, l’ambiguïté est réelle et un hiatus s’opère entre l’ère du végétarisme et celle du cannibalisme, le passé et le présent.

 

          Le Traité de Porphyre nous renseigne sur les opposants à la nourriture carnée tel l’auteur du traité justement qui s’inspirait de Dicéarque et de Théophraste. Ce dernier pense qu’à l’origine les hommes sacrifiaient des plantes (symbole de sainteté) puisqu’ils se sacrifièrent eux-mêmes avant de passer à d’autres espèces, ce que nie Porphyre hostile à l’idée que des hommes aient pu manger d’autres hommes (voir le tableau résumant le système de Théophraste p. 33).

 

          Pour les Grecs ou du moins ceux qui concevaient l’évolution de la civilisation selon une tendance "évolutionniste", l’origine de la Grèce est perçue comme une période sans lois où pour se nourrir, il fallait recourir au cannibalisme (Ennius, Empédocle…). Platon dans Les Lois atténue cette vision de sauvagerie initiale et imagine plusieurs humanités dont la première d’ailleurs, est peu éloignée de celle envisagée par Hésiode et la deuxième était d’une sauvagerie extrême ; faute de denrées nécessaires, les survivants non corrompus par la civilisation mangeaient de la viande et étaient heureux (donc aucune allusion au cannibalisme chez Platon).

 

          On peut dire que Lucrèce opère une synthèse puisque le disciple d’Epicure relate dans son poème que si la vie des hommes de la première humanité était peu enviable car proche des bêtes, leur force doit être louée et ils ne s’adonnaient pas au cannibalisme. Le cynisme est quant à lui plus net : le retour à la nature s’impose, même si celui-ci signifie cannibalisme et inceste (les deux étant souvent liées). A. A. Nagy consacre quelques pages à l’importance du cannibalisme dans les préceptes théoriques du cynisme et du stoïcisme. La part de fantasme et de réalité n’est pas toujours aisée à définir mais l’auteur suit ici les éléments fournis par M.-.O. Goulet Cazé (n. 53, p. 39). Pour Diogène, les actes rituels afin de se rapprocher des dieux ne servent à rien (donc la consommation de viande est inutile) et il faut être le plus au contact de la nature, viser l’autarcie, refuser les normes des hommes et de la cité et en définitive se rapprocher de l’animal. Fidèle au principe d’Anaxagore (tout est dans tout), il n’y a aucun problème à consommer de la chair humaine même de ses proches (Chrysippe y voit même une mesure d’économie). Cela n’en reste pas moins théorique et d’ailleurs le stoïcisme tardif se montrera plus réservé.

 

          A.A. Nagy revient ensuite sur deux mythes cannibales (celui du roi arcadien Lycaon et celui du prince lydien Pélops) pour analyser quelles conceptions se faisaient les Anciens de la vie avant le sacrifice de Mécôné car il fut un temps, où dieux et hommes mangeaient à la même table. L’histoire de Thyeste, devenu proverbial à travers les âges, est également étudiée et l’auteur conclut cette première partie en écrivant que le cannibalisme est "le symbole de la transgression définitive".

 

          La deuxième partie s’intéresse au "Règne de Dionysos" (p. 57-103) c’est-à-dire une fois que l’homme a acquis sa place après le partage prométhéen. La place de Dionysos est cruciale mais comme le souligne A. A. Nagy, les problèmes d’interprétation de l’origine de l’humanité, de la place de ce dieu et de sa dualité avec les Titans sont ardus mais ce qui frappe dans l’histoire de la divinité, c’est l’importance des récits cannibales.

 

          L’étude de M. Detienne (Dionysos mis à mort) est au centre du chapitre 2 car celle-ci insiste sur l’importance de la thysia au sein des courants atypiques de la religion grecque, à savoir l’orphisme (qui prône un végétarisme absolu) et le pythagorisme (plus modéré pour ce qui concerne la consommation de viande) et d’un point de vue plus extrême le dionysisme (favorable à l’ômophagie) et le cynisme (partisan de l’endocannibalisme). Mais dans tous les cas, il est essentiel de s’exclure du monde civique et le cannibalisme prend alors la forme d’un refus de la civilisation ; plus qu’un but, il est un moyen. L’ensemble de cette thèse est débattue par A.A. Nagy. Celle-ci traite donc de différents mythes ayant trait à la nature de Dionysos mais aussi aux Cadméides, Proétides et Minyades, toutes femmes punies par la vengeance du dieu qui prit la forme d’une folie meurtrière avec la consommation de chair humaine. D’autres mythes rappelant le sort de Dionysos enfant (notamment l’utilisation du chaudron pour le cuire) sont étudiés tels celui de Lycurgue ou encore d’Athamas mais le cannibalisme est sous-jacent mais pas toujours explicite.

 

          La troisième partie est consacrée à la vision du cannibalisme par "L’autre" (p. 105-150) qui commença tôt, avec les progrès de la navigation qui conduisit à définir plus précisément les critères de la grécité.

 

          Homère ainsi oppose les Lôtophages (mangeurs de fleurs) aux hommes (sitophagoi) sans parler de la nature plus proche des bêtes que des dieux du cyclope mangeur des compagnons d’Ulysse. Pareillement, d’un point de vue géographique et sociologique, Hérodote analyse le comportement des peuples de l’Inde (Pagdéens anthropophages mais aussi les habitants végétariens de ce sous-continent), des Scythes objets de nombreuses interrogations pour les penseurs gréco-romains qui furent vite fait accusés de cannibalisme, ou encore des Massagètes (qui mangent leurs vieillards après l’immolation de ceux-ci).

 

          Porphyre dans son livre 4 De l’abstinence imagine ainsi trois étapes de l’évolution de l’humanité:

-   le régime végétarien (Cronos),

-   le régime carnivore (temps nomade),

-   le régime céréalier (agricole).

          Mais on ne sait dans cette tripartition où placer le cannibalisme. Théophraste pense, lui, que le cannibalisme et le sacrifice humain apparurent au nomadisme.

 

 

          On peut noter qu’en général les penseurs polythéistes se montrent plutôt tolérants à l’égard du cannibalisme : Hérodote fournit à cet égard le meilleur exemple car pour lui l’essentiel est d’avoir des lois et de s’y conformer (Sextus Empiricus le rejoint et à l’inverse Origène, penseur chrétien, se montre critique face à la tolérance de Celse, philosophe moyen-platonicien).

 

          Cependant, le cannibalisme chez les Gréco-Romains peut être un argument de stigmatisation, par exemple à l’égard des Celtes, la régularité des sacrifices humains constituant une barrière infranchissable entre le monde civilisé et le monde barbare (Pline l’Ancien rappelle que la religion romaine a su, elle, s’affranchir de la magie et du sacrifice humain). Même dans des cas extrêmes, la consommation de viande humaine lors des sièges est honnie, ainsi les Numantins assiégés par Scipion le Jeune (Valère-Maxime) ou les habitants de Calligaris, assiégés de même par Pompée, qui salèrent les restes des femmes et des enfants  (sacrilège immense), le pire étant la consommation de la viande humaine crue bien loin de la thysia, point d’orgue de la civilisation gréco-romaine.

 

          Justement, le pire des crimes est celui où l’on sert à la personne dont l’on veut se venger de la chair humaine crue sans que celle-ci le sache : Pélops, Lycaon, Thyeste, Thérée d’un point de vue mythologique ou Kyaxare d’un point de vue plus historique constituent des exemples de ce type. Le cannibalisme comme révélateur du dysfonctionnement de la Cité se trouve dans l’histoire d’Œdipe de manière sous-jacente, mais plus évidente dans les révoltes/conjurations des Boukoloi sous Marc-Aurèle mais surtout celle bien connue de Catilina.

 

          Dans tous les cas, que ce soit du ressort de la grande histoire (Dion Cassius très féru des cas de cannibales) ou de romans antiques, séparer le faux du réel n’est pas facile mais ce que l’on peut noter, c’est le rejet de l’ordre établi comme en témoigne le cas des Bacchanales en 186 avant J.-C. (autre pratique rejetée traitée par l’auteur, la nécromancie privée).

 

          Enfin, la partie quatre s’intéresse aux "Juifs et chrétiens face aux rumeurs" et les premières pages commencent justement par un auteur atypique, Flavius Josèphe qui narre l’épisode d’une mère qui rôtit et dévora son fils lors du siège de Jérusalem.

 

 

          Pourtant, cet épisode est du ressort du topos et il tend à justifier l’attitude de ses compatriotes face à la tyrannie, tels Simon et Jean responsables de la bestialisation de leurs sujets. Or le cannibalisme, à l’inverse des récits mythologiques gréco-romains, est peu présent dans la Bible hébraïque et même si le vocabulaire y afféra nt est diversifié, comme le souligne A.A. Nagy (p. 158)  "l’anthropophagie sert de métaphore à une attaque injustifiée contre l’intégrité physique ou psychique d’un innocent" (p. 158). Les seuls cas (sept fois dans la Bible hébraïque) où l’on a affaire à un cannibalisme non métaphorique sont ceux où le peuple élu est en face d’une situation sans choix possible et le pire qui puisse arriver est la menace d’exil accompagnée de cessation du culte et de tecnophagie. Ceci rappelle d’ailleurs les traités assyriens des VIIIe et VIIe siècles qui contiennent des malédictions d’anthropophagie.

 

          Il est intéressant de noter que la littérature apocalyptique de Qumrân (I Hénoch, 6, 1-8, 3 et Jubilés, 5, 1-32) revient sur l’origine du Mal qui relèverait de la faute des Anges et I Hénoch traite de géants cannibales et anthophages ce qui ne va pas sans rappeler le récit d’Hésiode.

 

          Le deuxième et dernier chapitre renvoie les chrétiens face à leurs détracteurs. L’acte de cannibalisme fut une accusation souvent proférée à leur encontre. Est-ce dû à l’assimilation à d’autres groupes ? Rejoignant un courant moderne (plus éloigné des thèses antiques), A.A. Nagy pense que cette critique fait partie des topoi utilisés par les Grecs et Romains, jetés à la tête de leurs ennemis et qui, elle, constitue une barrière entre le barbare et le civilisé. La Lettre X, 96 de Pline, la Lettre des martyrs de Lyon et de Vienne ainsi que plusieurs passages des Apologies attestent que cet acte fit partie de l’acte d’accusation des gouverneurs sans que les preuves naturellement soient attestées (mais les serviteurs, eux, étaient torturés afin de connaître les pratiques des maîtres chrétiens...). Paradoxalement, nous avons peu de traces que l’eucharistie servit d’argument anthropophage (ainsi un traité anonyme parfois attribué à Porphyre).

 

 

          Les "sectes" chrétiennes ou autres courants hérétiques utilisèrent également l’argument anthropophage pour s’incriminer mutuellement, c’est ce qui transparaît à la lecture de Justin, d’Irénée, d’Origène ou encore de Celse mais plus encore, ils retournèrent cette insulte contre les païens comme Tertullien (dans son Contre Apion - mais Tertullien sera lui-même accusé de cette pratique lorsqu’il rejoindra le montanisme), Minucius Felix, Tatien…. L’accusation prit même de l’ampleur lorsque le christianisme se fit triomphant : Eusèbe de Césarée et Cyrille de Jérusalem se montrant plus extrêmes que Justin ou Irénée. Les invasions du Ve siècle ravivèrent encore un peu plus les histoires d’anthropophagie mais cette fois-ci, le cannibalisme de survie et non rituel fut mis en avant (notamment Saint Jérôme, Lettres, 127, 12).

 

          En conclusion, A.A. Nagy attire l’attention sur le fait que le cannibalisme retranche l’humain du civilisé et que dans la pensée gréco-romaine, il se situe à trois niveaux : l’autodéfinition, l’auto-amélioration et l’exclusion. Dans l’ensemble, les récits reflètent la peur de se faire dévorer mais aussi (plus rarement) celle de devenir cannibale.

 

 

          Si dans la pensée juive, le cannibalisme n’a pas sa place dans la compréhension du monde à l’inverse des récits mythologiques païens et n’est donc pas un argument polémique contrairement aux chrétiens, l’étendue exacte de cette pratique et la part résultant du fantasme et de la réalité ne sont pas aisées à définir. Plus proches de nous, les découvertes de nouveaux mondes à l’époque moderne ne sont pas toujours plus claires pour connaître justement l’étendue réelle de la pratique du cannibalisme.