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Compte rendu par Stéphane Paccoud, musée des Beaux-Arts de Lyon Nombre de mots : 3549 mots Publié en ligne le 2012-01-16 Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700). Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=1296 Lien pour commander ce livre
Jusqu’à une période récente, l’étude des phénomènes de transferts artistiques en Europe au XIXe siècle n’est demeurée l’objet que d’un nombre réduit d’études. Dans l’héritage d’un certain discours critique, puis d’une histoire de l’art à consonance volontiers nationaliste, la première moitié du XXe siècle a souvent tendu à considérer chaque école nationale comme une entité en soi, n’interrogeant que rarement les éventuels liens, influences ou échos avec ses pays voisins. Si tel était le cas, le but était avant tout d’affirmer combien cet épisode avait abouti à une singularité, ou, dans le cas d’un Louis Réau (Histoire de l’expansion de l’art français, Paris, 1928), de démontrer une suprématie qu’aurait exercée l’art français. Quelques travaux pionniers ont tenté de renouveler cette approche, abordant des territoires largement inexplorés. Longtemps, l’ouvrage fondamental de Wolfgang Becker, Paris und die deutsche Malerei (Munich, 1971), a ainsi constitué la seule étude abordant les liens entre les artistes allemands et la France. Sous l’impulsion de Thomas Gaehtgens, le Centre allemand d’histoire de l’art à Paris a su créer une dynamique de recherche autour de cette question multipliant ces dernières années les nouveaux travaux et apportant un éclairage inédit sur bien des aspects (citons par exemple Thomas Gaehtgens, Uwe Fleckner dir., De Grünewald à Menzel, l’image de l’art allemand en France au XIXe siècle, Paris, 2003).
Becker cependant n’abordait pas véritablement une question centrale : celle de la connaissance que les peintres allemands avaient des créations de leurs contemporains français. Cette lacune est magistralement comblée pour les deux premiers tiers du siècle par le brillant ouvrage, issu de sa thèse de doctorat soutenue à l’université Paris IV et à la Freie Universität de Berlin, qu’a fait paraître France Nerlich à la Maison des sciences de l’homme, parmi les publications du Centre allemand d’histoire de l’art. C’est un travail de recherche d’une très grande ampleur qui est ici exploité et qui apporte, par une exploration précise de nombreuses sources disponibles (fonds d’archives des académies et Kunstvereine, livrets d’expositions, catalogues de collections, correspondances, presse), bien de nouveaux éléments. Dans la préface qu’il signe, Pierre Vaisse n’hésite pas à parler d’une remise en cause fondamentale de plusieurs a priori solidement ancrés depuis le XIXe siècle dans la littérature. Ainsi, l’Allemagne, cultivant un art philosophique, aurait réservé sa seule admiration aux Nazaréens et à l’école de Düsseldorf, portant aux nues Cornelius et Kaulbach, mais rejetant la peinture française. Ce ne serait qu’à compter des années 1860 qu’un changement du goût se serait opéré, grâce au succès de Courbet, exposé à Francfort, puis au début du XXe siècle par un intérêt pour les avant-gardes (impressionnisme et post-impressionnisme) plus précoce qu’en France, sous l’impulsion de personnalités comme le comte Harry Kessler ou Karl-Ernst Osthaus. Cette idée reçue, dont l’ouvrage démontre pleinement la non véracité, trouve son origine, comme l’explique Pierre Vaisse, dans l’étonnement conçu par les Français face au manque de discernement dont les Allemands auraient fait preuve dans leur approche des œuvres de leurs voisins : ils avaient le tort de préférer Paul Delaroche et Horace Vernet, au succès d’ailleurs pleinement européen, à Ingres, Géricault ou Delacroix, dont l’audience est demeurée de manière générale plus limitée en dehors des frontières.
Or, loin d’être fermée à l’art français, l’Allemagne connaît une diffusion sans précédent d’œuvres de ses voisins durant le XIXe siècle, par le biais d’initiatives le plus souvent privées, émanant d’abord de personnalités cultivées, puis relayées par des sociétés d’amateurs, par des marchands, par des musées enfin. S’appuyant sur l’étude des cas de Munich, Berlin et Leipzig, différents et complémentaires, retenant une période chronologique cohérente allant du Congrès de Vienne au conflit franco-prussien, l’auteur souligne combien cette réception n’est pas uniforme selon les lieux. Dans un pays qui n’est pas unifié, mais constitué de différents centres, aux contextes politiques, économiques et sociaux non comparables, aux structures artistiques propres, chacun d’eux développe une approche tour à tour plus ou moins favorable, variant au fil du temps, mais parmi lesquelles des constantes peuvent être relevées.
Ainsi, le débat qui revient le plus fréquemment parmi la critique est celui d’un antagonisme supposé entre l’esprit français et l’âme allemande. Née au moment de la lutte contre Napoléon, inspirée par le Discours à la nation allemande de Fichte, cette position de principe voudrait voir de manière systématique dans les œuvres françaises un art superficiel, privilégiant virtuosité et sens de la couleur, par opposition à une création allemande plus réflexive et philosophique. Baudelaire lui-même n’est pas sans faire en quelque sorte écho à cette idée dans son écrit sur L’Art philosophique, associant les cartons de Paul Chenavard pour le décor du Panthéon au travail des peintres allemands. Selon lui, tous deux auraient pour point commun d’avoir « la prétention de remplacer le livre, c’est-à-dire de rivaliser avec l’imprimerie pour enseigner l’histoire, la morale et la philosophie. » Cette affirmation d’ordre idéologique revient ainsi comme un leitmotiv, mais est loin de demeurer univoque et l’auteur sait en relever les contradictions.
La première phase que relève France Nerlich dans l’analyse de cette réception est d’abord celle d’une diffusion limitée à quelques personnalités d’une élite sociale. Ainsi, l’une des premières occurrences de la présence de la peinture française à Munich est liée à l’installation en exil auprès de la cour de Bavière, en 1815, d’Eugène de Beauharnais, duc de Leuchtenberg. Celui-ci dispose dans son palais munichois d’une collection en partie héritée de sa mère, faisant la part belle aux souvenirs de l’Empire et aux peintres « troubadours » si appréciés de Joséphine et de sa sœur Hortense. Cette galerie, la première à Munich à ouvrir ses portes au public, bénéficie d’un catalogue rédigé par Johann Nepomuk Muxel et d’une véritable mise en scène à la gloire de l‘Empire. C’est alors le seul lieu où des œuvres françaises sont visibles, parmi lesquelles des réalisations aussi importantes que l’esquisse des Licteurs rapportant à Brutus le corps de ses enfants morts de David, Bélisaire de Gérard, Ossian accueillant les généraux morts pour la patrie de Girodet ou Valentine de Milan de Fleury Richard. Cette collection bénéficie d’un réel succès et suscite de nombreux commentaires de la critique, de même que l’édition de gravures.
En Bavière toujours, Franz Erwein Schönborn-Wiesentheid rassemble entre 1812 et 1837 un important ensemble d’œuvres contemporaines, parmi lequel nombre de françaises. La pièce maîtresse qu’il parvient à acquérir est Télémaque et Eucharis de David, qu’il complète par des commandes directes passées à Gros, Meynier, Hersent, Regnault ou Schnetz.
Le cas du prince Auguste de Prusse est en revanche quelque peu différent et le terme de collectionneur semble plus difficile à appliquer pour le qualifier, tant les œuvres françaises qu’il réunit le sont dans un unique but, celui de célébrer son amour pour la belle Juliette Récamier dont il s’était épris lors d’un séjour à Coppet auprès de Germaine de Staël en 1807. Le célèbre portrait de son égérie par Gérard, de même plus tard que celui de Dejuinne, font ainsi le voyage pour Berlin, avant d’être rendus à leur modèle au décès du prince (nous renverrons également à ce sujet au catalogue de l’exposition Juliette Récamier, muse et mécène, Lyon, musée des Beaux-Arts, 2009). Toujours est-il que ses trois filles, Eveline, Mathilde et Emilie von Waldenburg, compteront dans les années 1830, peut-être par cet héritage familial, parmi les plus importantes collectionneuses d’art français, et œuvreront en faveur de la création d’une galerie nationale de peinture.
Parallèlement à l’action de ces personnalités à la culture profondément européenne va peu à peu s’imposer la présence d’œuvres françaises lors des expositions, en premier lieu à Berlin. En 1815, le maréchal Blücher fait présenter à l’Académie des portraits saisis dans les résidences impériales à l’issue de la défaite de Napoléon, dont une version de Bonaparte passant le Saint-Bernard de David. En 1824, c’est ensuite le Suisse Léopold Robert, originaire de Neuchâtel, alors rattachée à la Prusse, qui, bien que pleinement actif sur la scène artistique française, use de ce statut de nationalité pour effectuer des envois qui obtiennent un triomphe. Le roi Frédéric-Guillaume III acquiert même une de ses réalisations.
C’est néanmoins un marchand, Louis Friedrich Sachse, qui joue un rôle déterminant dans l’expansion de la diffusion de l’art français. D’abord imprimeur lithographe, il ouvre un atelier à Berlin en 1828 et afin de diversifier son commerce conçoit l’idée lors d’un séjour à Paris en 1834 d’acquérir des peintures contemporaines afin de les présenter au public pour les vendre. Celles-ci obtiennent un grand succès, si bien qu’il est autorisé en 1836 à exposer ses nouvelles acquisitions lors de la manifestation annuelle de l’Académie. Il s’agit alors surtout de paysages et de scènes de genre, dues à Roqueplan, Gudin, Isabey, Watelet, Biard, Jacquand, Coignet, Lepoittevin ou Mozin. Ces œuvres suscitent un débat critique, cristallisé autour de l’idée d’un matérialisme de la peinture française dont elles établiraient la démonstration. Grâce à cet engouement, Sachse développe son activité mais se heurte deux ans plus tard à l’hostilité de l’Académie qui tente de l’écarter de ses expositions, jugeant son influence néfaste sur les jeunes artistes et arguant de la qualité secondaire des tableaux montrés. Il conviendrait selon elle que la manifestation défende plutôt un esprit national et se recentre vers le Grand Genre, soit la peinture d’histoire.
S’il perd cet appui institutionnel, Sachse n’en abandonne pas pour autant son entreprise et fournit des œuvres aux expositions des différents Kunstvereine créés à travers la Prusse. Par son intermédiaire, celui de Leipzig, fondé en 1837, achète même des peintures françaises. Ces sociétés seront à l’initiative de la création de musées dans les différentes villes. Des concurrents de Sachse apparaissent à Berlin, comme Julius Kuhr, qui reprend les recettes de son succès. Le marché se révèle ainsi très dynamique et prend le relais des institutions et des expositions, de moins en moins riches en œuvres françaises. Plusieurs artistes effectuent des séjours triomphaux à Berlin : Vernet en 1838, Biard l’année suivante, puis Gudin en 1844.
D’importants débats esthétiques vont voir le jour dans la capitale prussienne dans les années 1840. Le nouveau roi, Frédéric-Guillaume IV, appelle Cornelius à sa cour, mais cette venue qui suscite beaucoup d’espoirs auprès des artistes se révèle vite décevante, le peintre, déjà âgé, se montrant en décalage avec les aspirations de son époque. C’est de France que vient alors une contre-proposition esthétique qui va susciter un réel engouement, par l’intermédiaire de l’œuvre de Paul Delaroche. Richelieu remontant le Rhône et Le Cardinal Mazarin mourant sont présentés en 1840 à l’Académie des Beaux-Arts, où ils reçoivent un accueil enthousiaste. Ces deux œuvres offrent l’exemple d’une approche de l’histoire portée par un souci de réalisme, plus moderne que l’idéalisme de l’héritage nazaréen. Ce débat est amplifié en 1842 par une exposition itinérante dans plusieurs villes de deux œuvres de Louis Gallait (L’Abdication de Charles Quint) et d’Édouard de Biefve (Le Compromis des nobles en 1566). Ces deux peintures belges, relayant la formule du « genre historique » et très marquées par la leçon de Delaroche, suscitent un questionnement quant au choix du moment historique à représenter et quant aux modalités de sa mise en scène. Cet épisode est décisif dans l’évolution de la peinture allemande, mais ne saurait être compris, comme le rappelle très justement France Nerlich, sans se référer à cette confrontation antérieure aux œuvres françaises, oubliée par de nombreux commentateurs qui réduisent à l’influence des seuls peintres belges ce tournant.
Ingres n’effectue en revanche qu’une unique apparition sur la scène artistique berlinoise, par la présentation en 1846 de l’esquisse de La Mort de Léonard de Vinci, œuvre peu caractéristique qui déçoit ses commentateurs. La même année triomphe Horace Vernet, avec La Bataille d’Hastings datant du Salon de 1827, acquise par Sachse. Les critiques sont nombreux à en faire état et à tirer parti de cette occasion pour émettre un sentiment général sur la peinture française. Trop hardie, celle-ci plairait aux artistes mais serait trop crue aux yeux du public qui aurait du mal à l’apprécier. Ce même discours est repris en 1848 lorsqu’est présenté Judith et Holopherne du même artiste. En 1846 encore voit le jour une controverse autour d’Ary Scheffer : Louis Viardot, de passage à Berlin, le propose comme médiateur entre l’art des deux pays, par sa propension à une peinture qualifiée de philosophique, proposition contestée par ses confrères allemands. L’année suivante, le débat entre réalisme et idéalisme est relancé par la présentation de Napoléon à Fontainebleau de Delaroche, acquis par Adolf Heinrich Schletter, un banquier de Leipzig. En 1851, Sachse fait venir une nouvelle œuvre du peintre, Marie-Antoinette devant le tribunal, et dans le même temps circule à travers l’Allemagne Les Derniers honneurs rendus aux comtes d’Egmont et de Hornes de Gallait. En 1853 enfin, le marchand présente au sein d’une nouvelle galerie luxueuse la réplique en réduction du décor de l’hémicycle de l’École des beaux-arts.
La peinture française va cependant peu à peu disparaître des cimaises des expositions berlinoises. Seul Gérôme y apparaît en 1868, par L’Exécution du maréchal Ney et Le Marché aux esclaves. Sachse opère le choix moins risqué financièrement de se faire le commissionnaire de confrères parisiens, développant ses contacts avec Goupil et d’autres maisons. Il connaît toutefois des difficultés financières croissantes et en 1876 la galerie fait faillite. Celle des frères Lepke, fondée dans la décennie précédente, prend peu à peu le relais.
Munich est plus lente à s’ouvrir à l’art français, en raison notamment de la faible francophilie de son souverain. Le projet de décor du Maximilianeum, voulu par celui-ci, comportant une galerie illustrant l’histoire universelle, est néanmoins l’occasion de solliciter pour des compositions Vernet et Delaroche, dont le succès est alors à son apogée. L’un refuse et l’autre décède. Flandrin est alors pressenti mais décline, et c’est en fin de compte Cabanel qui conçoit Le Paradis perdu en 1867. Dans le même temps, les expositions de l’académie ne comptent que très peu d’œuvres françaises, bien qu’Un Enterrement à Ornans de Courbet y soit présenté dès 1851. L’exposition internationale de 1863 ne rétablit pas véritablement cet équilibre, et ce n’est que celle de 1869 qui parvient à afficher une véritable ambition en ce sens, à l’initiative d’un milieu artistique plus francophile. Courbet et Corot sont récompensés à cette occasion, traduisant un changement de goût, mais peu d’œuvres majeures parviennent à être montrées.
La tradition culturelle berlinoise est incontestablement plus favorable, grâce à la présence de nombreux descendants de huguenots venus de France après la révocation de l’Édit de Nantes. Ceux-ci, à l’exemple d’Ernst Fallou ou de Pierre Louis Ravené, comptent parmi les collectionneurs les plus ouverts à l’art français contemporain. Peu à peu, grâce à ces amateurs privés, celui-ci va faire son entrée dans les collections publiques. Parmi les premières initiatives, le consul Maurer lègue en 1876 plusieurs tableaux au musée de Stettin, de même que Minuth l’avait fait en 1852 à Königsberg (parmi lesquels Le jeune Caumont de la Force de Delaroche). En revanche, la Neue Pinakothek de Munich ne compte longtemps que peu de peintures françaises, si ce n’est les Granet et Léopold Robert acquis par Leo von Klenze et rachetés par Louis 1er avec sa collection. Ce n’est qu’avec la nomination au poste de directeur d’Hugo von Tschudi en 1909 qu’une réelle politique d’acquisition sera lancée.
Le comte Atanazy Raczyński compte parmi les plus fins connaisseurs de l’art de son époque. Il consacre un chapitre de son Histoire de l’art moderne en Allemagne, paru en 1836, à la France et acquiert pour sa collection plusieurs œuvres françaises importantes, commandant à Léopold Robert et Schnetz des répétitions de leurs tableaux les plus célébrés au Salon. Il installe ces peintures dans son palais sur l’avenue Unter den Linden à Berlin, où celles-ci sont visibles du public. Après sa mort, il les confie à la galerie nationale mais, considérées rapidement comme de peu d’intérêt, elles seront rendues à sa ville natale de Poznań où elles constituent aujourd’hui le noyau originel du musée national.
D’autres collectionneurs vont tenter de contribuer à donner naissance grâce à leurs collections à un projet de musée national qui peine alors à voir le jour. Eveline von Waldenburg attribue en ce sens ses œuvres à l’Académie des Beaux-Arts de Berlin, mais cette initiative ne parvient pas à se concrétiser et l’ensemble est vendu en 1886. Le consul Johann Heinrich Wilhelm Wagener est plus chanceux : en les léguant en 1861 au prince régent, il effectue un choix qui permet peu après de voir aboutir son souhait, avec la création d’une véritable galerie nationale. Le musée lui rend d’ailleurs à ce titre actuellement un hommage par une exposition consacrée à sa collection (Die Sammlung des Bankiers Wagener: die Gründung der Nationalgalerie, Berlin, Alte Nationalgalerie, 2011-2012). Le cas de Leipzig est similaire, grâce à l’action d’Adolf Heinrich Schletter, qui rassemble un large ensemble d’œuvres françaises contemporaines, parmi lesquelles Danaé de Girodet et plusieurs tableaux néo-classiques, mais aussi des sujets militaires, ou encore des créations de représentants d’une nouvelle génération comme Troyon, Rosa Bonheur ou Papety. Sa galerie est ouverte au public et léguée à sa mort en 1853 au Kunstverein avec son hôtel particulier. Celui-ci est transformé en musée, donnant naissance à l’actuel Museum der bildende Künste, qui ouvre ses portes en 1858.
C’est un développement chronologique problématisé avec pertinence et clarté qu’offre cet ouvrage, abordant de multiples aspects liés à cette diffusion de l’art français. Ce bref compte-rendu ne saurait oublier de mentionner son attention toute particulière et constante aux gravures, instrument essentiel de cette réception, qui deviennent l’objet de véritables collections, souvent assorties d’un but didactique. Il est également nécessaire d’évoquer l’analyse détaillée que mène France Nerlich du discours critique et de son évolution dans chacun des trois centres étudiés, tant de la part d’auteurs bien répertoriés comme Franz Kugler ou Anton Teichlein, que de personnalités plus inédites comme Johanna von Haze, de Leipzig, signant sous le pseudonyme d’Heinrich Paris un compte-rendu de l’exposition du Kunstverein en 1837. Mentionnons enfin la présence d’un appareil de notes conséquent, d’un index et d’une riche iconographie reproduite avec un soin particulier.
Sans conteste, ce livre constitue désormais un matériau fondamental et indispensable pour qui veut analyser la circulation des œuvres, mais aussi l’influence qu’ont pu avoir certains artistes français sur l’art allemand. Ainsi, si ni Delacroix ni Ingres ne se révèlent des exemples suivis – exceptons le cas d’Henri Lehmann ou de quelques autres peintres formés dans l’atelier de ce dernier –, la raison en est bien à chercher dans le fait que leur production n’était pas visible en Allemagne. En revanche, ceux présents dans les expositions et les collections publiques ou privées vont bénéficier d’un écho parfois important. Pierre Vaisse le souligne dans sa préface à propos du cas de Munich : on ne saurait comprendre la peinture de Karl von Piloty sans se reporter à Delaroche, ou les paysages de Schleich sans la référence à l’école de Barbizon. L’étude de ce phénomène s’est développée ces dernières années en Allemagne, à l’image d’une exposition organisée récemment à Weimar (Hinaus in die Natur !, Barbizon, die Weimarer Malerschule und der Aufbruch zum Impressionnismus, Weimar, Neues Museum, 2010), confrontant œuvres françaises de Rousseau, Millet ou Courbet qui y furent exposées et créations composées sous le sceau de leur inspiration par les artistes issus de l’école des beaux-arts de la ville. Nul doute que l’ouvrage de France Nerlich permettra de continuer plus avant ces études pour d’autres centres artistiques. Regrettons en ce sens que l’auteur n’ait pas été associée aux recherches menées à Düsseldorf pour une exposition actuellement en cours sur les artistes formés dans l’académie de la cité rhénane (Die Düsseldorfer Malerschule und ihre internationale Ausstrahlung 1819-1918, Düsseldorf, Museum Kunstpalast, 2010-2011), car celle-ci s’en serait trouvée à n’en pas douter enrichie par cette lecture.
Soulignons enfin pour conclure le large intérêt de ce livre, au-delà du champ de l’histoire de l’art allemand, pour la connaissance de la réception de la peinture française par les artistes d’Europe centrale. La position de Berlin, puis surtout de Munich, comme grands centres d’enseignement conduit de nombreux élèves polonais ou hongrois à s’inscrire dans les académies de ces villes pour parfaire leur formation. Ces séjours sont souvent pour eux l’opportunité d’un contact avec la peinture française, plus mal diffusée à Varsovie, Cracovie ou Budapest qui ne sont alors que des centres régionaux. S’il faut n’en retenir qu’un témoignage, l’exposition de tableaux de Paul Delaroche, puis celle des peintres belges Gallait et de Biefve, relayant une même conception picturale, auront une importance fondamentale dans la diffusion du « genre historique », alternative à la peinture d’histoire telle qu’enseignée par les Nazaréens, en Pologne ou en Hongrie. L’exposition München/Magyarul, magyar művészek Münchenben 1850-1914, organisée en 2009-2010 par la galerie nationale hongroise de Budapest, montrait ainsi combien Bertalan Székely, Gyula Benczúr, Sándor Wagner ou Sándor Liezen-Mayer ont adopté ces règles « françaises » sous l’influence de leur séjour munichois. De même, le Polonais Józef Simmler en conçoit une telle admiration pour Delaroche qu’il abandonne Munich pour Paris afin de tenter de devenir l’élève du maître. D’autres exemples seraient sans doute possibles, illustrant l’ampleur des nouvelles pistes de recherche ouvertes par ce travail. Il est à souhaiter désormais que de telles entreprises puissent prochainement voir le jour pour d’autres pays européens – Autriche, Pays-Bas, Italie, Espagne, Scandinavie, Pologne, Hongrie, Russie… –, afin d’étudier quelle fût la réception de la peinture française dans ceux-ci et compléter ainsi le panorama des transferts artistiques au XIXe siècle qui peu à peu se dessine à travers le continent.
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Éditeurs : Lorenz E. Baumer, Université de Genève ; Jan Blanc, Université de Genève ; Christian Heck, Université Lille III ; François Queyrel, École pratique des Hautes Études, Paris |