Mandrella, David: Jacob van Loo (1614-1670). 24x32 cm, 280 p., 291 ill. dont 69 en coul., ISBN : 978-2-903239-44-2, prix de souscription : 65€ jusqu’au 31 janvier 2011, ensuite 86€
(Arthena, Paris 2010)
 
Recensione di Jan Blanc, Université de Genève
 
Numero di parole: 4918 parole
Pubblicato on line il 2012-09-27
Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Link: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=1310
 
 

 

          Publié en 2011, le livre de David Mandrella est la première monographie consacrée au peintre Jacob van Loo (1614-1670). Précédé de plusieurs études ponctuelles d’Abraham Bredius (1916), Arthur von Schneider (1933) et de Willem L. van de Watering (1976-1977), qui n’ont pas débouché sur un travail de synthèse, l’ouvrage aujourd’hui publié aux éditions Arthéna constitue un événement bibliographique, d’autant plus important qu’il est consacré à un artiste dont l’auteur montre bien, dans un avant-propos bien charpenté (p. 11-17), la richesse et la variété de la carrière internationale, mais aussi le relatif anonymat et les confusions qu’elle a suscitée, de son vivant. Cette réception de Jacob van Loo, jugée « décevante » par l’auteur lui-même (p. 13), justifie les éloges que l’on peut décerner aux solides recherches documentaires menées par David Mandrella, dont témoignent un riche catalogue de l’œuvre peint, dessiné et gravé (p. 123-234), qui occupe plus de la moitié de l’ouvrage, et une très utile chronologie, fondée sur des sources archivistiques parfois inédites (p. 237-246). Cette même réception explique aussi les difficultés rencontrées par l’auteur dans l’établissement de son corpus, qui pose des problèmes assez sérieux, ainsi que dans l’analyse d’un œuvre pour laquelle il ne parvient pas réellement à se départir de catégories historiographiques. Ces dernières, forgées au XIXe siècle et au début du XXe siècle, enferment l’esthétique et les pratiques artistiques de Van Loo dans des enjeux en grande partie imprécis et ne parviennent pas à rendre compte de toute leur complexité.

 

          Dans un long essai introductif (« La vie et l’art de Jacob van Loo », p. 19-119), qui offre l’avantage de pouvoir compenser le caractère compact et laconique des notices du catalogue, David Mandrella analyse successivement « la vie et l’univers culturel de Jacob van Loo » (p. 21-42), « l’éclectisme dans l’art de Jacob van Loo » (p. 45-95) et « la fortune critique de Jacob van Loo » (p. 97-111), avant une très brève « conclusion » (p. 113-118). De façon traditionnelle, ces trois chapitres proposent une articulation un peu schématique entre la « vie » et l’« art » du peintre. Elle n’exclut pas une très grande précision dans les rappels contextuels et biographiques, qui constitue certainement la plus grande qualité de cet ouvrage. L’on peut certes regretter qu’ici ou là, David Mandrella s’ingénie à rappeler au lecteur des faits et des interprétations connus de tous, et depuis longtemps : faut-il, dans un ouvrage destiné à un public averti, rappeler que la « Hollande en France au XVIIe siècle » était appelée « Provinces Unies des Pays-Bas »,  ou encore évoquer les débats répandus et datés  liés au soi-disant « réalisme » de la peinture hollandaise? Reste que le souci permanent de clarté et d’exactitude de l’auteur est à son honneur, et permet de clarifier de nombreux aspects longtemps restés en suspens dans la vie et la carrière de Van Loo – la « noblesse » supposée de sa famille (p. 22), les confusions entre Jacob, Jean, Jean-Baptiste et Carle van Loo (p. 15). Le contexte de la pratique et de l’apprentissage artistique en Zélande, où est né le peintre, est fort détaillé (p. 21-26), tout comme « le milieu hollandais à Paris dans les années 1660 » (p. 37-40) auquel appartient Van Loo, une fois arrivé en France. On pourrait toutefois regretter l’usage de la notion de « milieu », certes préférable à celles, très à la mode, de « réseau » ou de « sociabilité », mais qui confère peut-être plus d’homogénéité et de cohérence aux relations personnelles et professionnelles entre les peintres issus des pays germaniques et flamands qu’elles n’en avaient réellement à Paris. Les arguments avancés par l’auteur, à la fois documentaires et formels, pour suggérer l’idée d’un apprentissage à Amsterdam, dans les années 1640, sont fort convaincants (p. 26-29), et permettent de comprendre le succès d’estime considérable dont bénéficie Van Loo, dès le début des années 1650, en étant cité par le poète Jan Vos, parmi les peintres capitaux de la cité amstellodamoise (p. 32).

 

          La question des « genres », qui occupe une place centrale dans la démonstration de David Mandrella, eût sans doute mérité une réflexion plus approfondie. L’auteur a raison de souligner à de multiples reprises l’extraordinaire plasticité iconographique et formelle dont Jacob van Loo a fait preuve, tout au long de sa carrière, également appréciée dans le champ du portrait et dans celui de la peinture de sujets religieux et mythologiques. La notion de « peinture d’histoire », utilisée par l’auteur pour qualifier une partie de sa production (p. 30-31, 48-51), pose toutefois de sérieux problèmes – presque aussi délicats que ceux que présente le concept de « scène de genre », une invention du milieu du XVIIIe siècle (p. 72-79). En aucun cas, en effet, cette notion n’est clairement définie par l’auteur, alors qu’aux Pays-Bas, la dénomination pour couvrir le champ de l’historie ou la pratique des historieschilders existe sans pour autant coïncider parfaitement avec les définitions, elles-mêmes flottantes, que l’on peut trouver dans les textes théoriques italiens et français. La notion et le terme de « genre », faut-il le rappeler, n’existent pas dans la théorie de l’art néerlandaise du XVIIe siècle. Pour rendre compte de la diversité iconographique d’un œuvre, Carel van Mander, Philips Angel ou Samuel van Hoogstraten évoquent, bien davantage, les sujets traités par les peintres, et ce sont précisément ces sujets que l’on trouve distingués dans les inventaires après-décès ou dans les vies d’artistes. Certes, les catégories les plus proches de ce qu’on appelle des « genres » dans les théories littéraires, poétiques ou rhétoriques, comme le portrait ou le paysage, proposent d’établir une corrélation entre des sujets (un site naturel ou le corps d’un être humain) et un traitement formel (un effort de ressemblance, l’expression de l’intériorité par des signes extérieurs, etc.) ; mais cette corrélation souffre de nombreuses exceptions, autorisant, par exemple, des procédures d’idéalisation qui font basculer ces sujets dans ce que nous considérerions aujourd’hui comme des « genres » qui leur sont étrangers.

 

          Dans quel « genre », par exemple, devrions-nous placer aujourd’hui la célèbre Diane et les nymphes (1648) de Jacob van Loo (Berlin, Gemäldegalerie ; cat. p15), fort connue pour avoir été considérée, avec un autre tableau comparable, conservé à l’Herzog Anton Ulrich-Museum de Brunswick (cat. p36), comme le modèle de la Diane au bain de Johannes Vermeer (La Haye, Mauritshuis) ? David Mandrella suit la pente habituelle des historiens de l’art hollandais du XVIIe siècle, en en faisant l’emblème de la « peinture d’histoire » dans l’œuvre de Van Loo (31). Certes, le sujet s’y prête. Et l’effort d’universalité dont y fait preuve le peintre, en associant des figures humaines, un gibier, une nature morte et un paysage, semble plaider pour cette hypothèse. Mais la composition renvoie surtout au modèle du portrait haarlémois des années 1620 et 1630 : que l’on songe au supposé Portrait d’Isaac Massa et Beatrix van der Laen de Frans Hals (v. 1622, Amsterdam, Rijksmuseum). De même, les traits individualisés de la figure de Diane et de ses suivantes pourraient évoquer la piste d’un portrait familial et historié, qui expliquerait aussi le traitement fort pudibond d’un thème où la discrète naissance du sein droit du personnage principal est le seul indice d’un thème généralement associé au lexique de la peinture érotique. Comme c’est le cas dans plusieurs tableaux de Van Loo (p67-70, pm 29, 31, 46, 53-56, 63, 65, 70, 82, 87, 106, 111, 149, 167), dont la Diane et ses nymphes endormies (p55), peut-être dérivée par Jacob van Loo du célèbre Cimon et Iphigénie de Peter Paul Rubens (Vienne, Kunsthistorisches Museum), qui a donné lieu à de nombreuses dérivations, chez Rubens lui-même (Paris, musée de la Chasse), ses imitateurs (Genève, musée d’Art et d’Histoire) ou Van Loo (cat. p56). D’ailleurs, plusieurs portraits de femmes « en Diane » ont été repérés par David Mandrella [p142-143, pm 14]. Surtout, le traitement fin et détaillé des vêtements et des étoffes, qui renvoient moins aux lourds et simples plis du drapé à l’antique qu’à des costumes de fantaisie inspirés par la mode contemporaine, fait clairement sortir ce tableau du registre étroit de l’history. En effet, si l’on suit les avis de Samuel van Hoogstraten ou de Gerard de Lairesse, l’idéalisation, l’imitation des modèles antiques et le refus des références au monde moderne, constituent des critères discriminants essentiels. Pour paraphraser Lairesse, et la distinction qu’il établit, dans son Groot schilderboek (1707, 1712), entre l’antiek et le modern, Jacob van Loo peint des sujets « antiques » dans une manière « moderne » ou, pour le dire autrement, il est d’abord un portraitiste (p. 79-92) qui peint des sujets mythologiques et religieux – un alliage personnel qui explique peut-être les succès hollandais de ce peintre puis, une fois à Paris, le fait qu’il se cantonne à la pratique du portrait (p. 92-95).

 

          Parler d’éclectisme, comme le suggère David Mandrella, pour expliquer la variété de l’œuvre de Van Loo, n’est guère plus convaincant. Après la mort d’Annibale Carracci, il n’est guère plus de peintre, en Europe, pour nier le fait qu’un grand artiste doit s’inspirer des meilleurs modèles passés et présents, selon le vieux principe de l’electio, dont a été dérivé le mot d’éclectisme, et tâcher, dans la production, d’atteindre une forme d’équilibre entre la recherche du naturel et l’imitation des maîtres. Au XVIIe siècle, et à quelques exceptions près, tous les peintres sont éclectiques – y compris un artiste comme Rembrandt, perçu, au XIXe siècle, comme un « génie », replié dans son « superbe isolement », et dont on sait aujourd’hui qu’il faisait un usage pour le moins large de sa collection de tableaux, d’estampes et de dessins. Surtout, cette notion d’éclectisme ne permet pas de comprendre ce qui a fait le succès et la reconnaissance de Jacob van Loo : non point sa capacité à synthétiser différents modèles ou à citer tel ou tel peintre, mais sa manière personnelle, dépendant d’une maîtrise technique (handeling) et d’un ensemble de règles formelles (manier).

 

          En consacrant plusieurs pages aux « influences » de Jacob van Loo (p. 45-47), David Mandrella n’utilise pas seulement une notion fort imprécise, qu’il conviendrait aujourd’hui d’abandonner ; il ne permet pas davantage de comprendre les conditions dans lesquelles et les raisons pour lesquelles Jacob van Loo a pu se construire une identité artistique. Tout en relativisant cette notion (« ne forçons pas à propos de Van Loo le concept d’influence », p. 47), il est regrettable que David Mandrella en fasse un usage systématique, qui affaiblit considérablement le deuxième chapitre de son essai introductif. D’origine astrologique, la notion d’« influence » permet de déceler, au sein d’une œuvre, la « présence » ou la « survivance » d’un certain nombre de modèles antérieurs ou contemporains, sur la base d’un repérage strictement stylistique, souvent intuitif (le fameux et problématique « œil » du « connaisseur »), et donc nécessairement très fragile, et ne s’intéresse guère à ce qui constitue l’essentiel : l’assimilation de ces modèles au sein d’un système esthétique qui les transforme et leur donne une cohérence, propre aux pratiques de la mimésis.

 

          David Mandrella présente l’art de Jacob Backer comme la principale influence de Jacob van Loo (p. 54-69), en rapprochant des « compositions à figures massées au premier plan », des « couleurs tout à la fois chatoyantes et harmonieuses », une « aisance et élégance des attitudes et des gestes », de « larges coups de pinceau bien mis en évidence sur toute la surface du tableau » (p. 45) : autant de caractéristiques, parfois imprécises (qu’est-ce qu’une attitude « élégante » ?), et qui permettent de qualifier les trois-quarts de la production amstellodamoise des années 1620-1630. L’« influence » de Jacob Backer sur l’art de Jacob van Loo n’est pas impossible ; mais aucun des arguments avancés par David Mandrella ne permet de la prouver, même lorsqu’il s’agit d’affirmer que Backer exerce « une influence capitale sur les peintres d’histoire à Amsterdam ». Même si cela avait été vrai, considérer que cette « influence capitale » s’est nécessairement exercée sur l’art de Van Loo relève d’un argument d’autorité, de nature téléologique, qui réduirait Van Loo à un simple « enfant » de son « époque ». Au demeurant, la récente exposition consacrée à Jacob Backer, à la Rembrandthuis d’Amsterdam et au Suermondt-Ludwig-Museum d’Aachen (2009) a permis de rendre au peintre hollandais ses lettres de noblesse, tout en montrant l’importance qu’ont joué sur lui et sur ses contemporains les tableaux de son maître à Leeuwarden, Lambert Jacobsz, ainsi que ceux des élèves et imitateurs de Peter Paul Rubens – qu’il paraît délicat, dans le champ du portrait, de limiter au seul Van Dyck [p. 88-92] : les noms de Cornelis de Vos, de Theodoor van Thulden et, pour certains cas, de Jan Boeckhorst, paraissent tout aussi importants. Bien plus que Backer, ces modèles ont probablement été essentiels pour le jeune Jacob van Loo, formé non loin de la Flandre méridionale – sa ville natale (Sluis) et la principale ville zélandaise (Middelburg) se trouvent à 80 kilomètres d’Anvers. Le cas de Van Loo, assez typique de celui de nombreux peintres « hollandais » du XVIIe siècle, devrait nous encourager à renoncer, au moins en partie, à une distinction trop marquée entre la peinture « flamande » et « hollandaise », souvent répétée à tort, encore aujourd’hui, dans les musées et leurs catalogues. Il devrait aussi nous inciter à comprendre les liens qui ont uni les artistes néerlandais en évitant les schématismes et les simplismes de la « géographie artistique ». Dans ce domaine, David Mandrella a parfaitement raison de justifier le manque d’intérêt manifesté pour l’œuvre de Van Loo, après sa mort, par l’identité artistique ambiguë de cet artiste, un « Français » pour les Hollandais, un « Hollandais » pour les Français (p. 16). Mais, dans ce cas, pourquoi choisit-il, tout au long de son ouvrage, de continuer à analyser l’œuvre de Van Loo en termes de distinctions nationales et d’« Écoles » ? Et, par ailleurs, quel sens donner aux « influences » de Jacob van Loo alors que, visiblement, le peintre amstellodamois a consciemment cherché à intégrer les modèles qui plaisaient à sa clientèle ? Actif à Amsterdam dans les années 1650 et 1660, Van Loo propose une touche extrêmement précise, qui n’hésite pas à entrer dans les détails les plus minutieux des factures et des matières – l’impressionnant détail de l’Allégorie de la Richesse (p. 44 ; cat. p51) permet de l’attester – et qui s’inscrit dans la mode à Amsterdam lancée par Rembrandt (1631-1640) et Gerard Ter Borch (1641-1646), à la suite des premiers succès de Gerrit Dou dans la voisine Leyde. À Paris, « Jacob van Loo change sensiblement de style » (sic, p. 45). Rien ne permet de dire que ce changement de « style » correspondait à des « influences » différentes. Il est en revanche vraisemblable de penser que Van Loo a délibérément choisi de nouveaux modèles, susceptibles de répondre au goût et aux préjugés de ses nouveaux commanditaires : à Paris, il redevient essentiellement un portraitiste ; et il peint plus simplement, en limitant le nombre des détails, traités toutefois avec minutie et par des contours plus marqués, davantage en clair-obscur, non pas sous l’influence de Philippe de Champaigne, comme le suggère David Mandrella (p. 46), mais parce que ces caractéristiques formelles sont celles que l’on attend (et que l’on apprécie) alors chez les peintres flamands.

 

          Les mêmes réserves doivent être formulées à l’égard de l’usage, fait par David Mandrella, de la notion de « classicisme ». Ici encore, il est dommage de constater, tout à la fois, les réserves légitimes exprimées par l’auteur à l’égard d’un concept anachronique (c’est une « dénomination commode, affirme-t-il, même si elle peut prêter à discussion » [p. 13], en insistant aussi sur un phénomène dont la diversité mine l’unité [p. 52-53]) et l’usage malheureusement généralisé qu’il en fait. La notion de « classicisme » n’existe pas au XVIIe siècle, pas plus qu’il n’existe de « courant » ou de « tendance classique » dans la peinture néerlandaise, si ce n’est dans le discours des historiens de l’art, à partir des années 1970. David Mandrella cite les textes de Carel van Mander, Constantijn Huygens, Philips Angel, Jan Vos (un poète), Samuel van Hoogstraten et Arnold Houbraken (p. 48) : aucun d’entre eux n’utilise ce terme, ni ne fait référence à des règles ou une esthétique qui, de près ou de loin, pourraient se rapprocher du « style clair et élégant », de l’« importance de la ligne », des « tonalités claires » ou de l’« idéalisation » évoqués par David Mandrella (p. 14). Même Gerard de Lairesse, souvent présenté comme le hérault théorique de ce « courant », se refuse à de tels schématismes, comme l’ont montré les études les plus récentes de Lyckle de Vries.

 

          Si les notions d’« influence », de « courant » ou de « tendance » peuvent avoir un sens pour des formes artistiques plus anciennes, au sujet desquelles les informations sont lacunaires, elles deviennent extraordinairement lâches et imprécises dès lors qu’elles s’attachent à décrire des artistes et des œuvres mieux connus. Le Cimon et Iphigénie (cat. p56) de Jacob van Loo présente effectivement un « style clair et élégant », pour autant qu’on puisse s’entendre sur le sens de ces termes ; c’est moins le cas de l’Allégorie de la Charité (cat. p96), issue d’une prestigieuse commande amstellodamoise (1657). Une Jeune femme au miroir (cat. p13) présente un goût évident pour la ligne et les couleurs claires ; mais, dans le même registre iconographique et formel, la Jeune fille aux fruits (cat. p8) montre un attachement au traitement par masses ainsi qu’un goût pour une touche détachée et les demi-teintes. S’il faut conserver à ces deux tableaux l’attribution à Van Loo, il faut aussi admettre que l’art de Van Loo n’est ni « classique », ni « caravagesque ». Les corps de Diane et ses compagnes découvrant la grossesse de Callisto (cat. p19) sont fortement idéalisés, tandis que ceux d’une autre Diane et ses nymphes (cat. p36) semblent tous avoir été tirés d’études sur le vif et d’académies. Pour un œuvre aussi bien documenté que celui de Jacob van Loo, la notion de « classicisme » offre ainsi un double désavantage : elle aplatit la grande variété de ses productions ; et elle ne permet pas, une nouvelle fois, d’en comprendre la spécificité. David Mandrella insiste justement sur l’importance des modèles et italiens antiques dans la peinture néerlandaise (p. 49-51), phénomène étudié seulement de façon assez récente pour le XVIIe siècle. Mais rien n’est dit de la manière dont ces modèles sont particulièrement traités, dans les années 1640 et 1650, à Amsterdam, et de façon fort différente de celle que l’on trouve à Utrecht, Anvers, Bologne ou Rome. L’usage de la notion de « classicisme », également utilisée pour l’art italien et français du XVIIe siècle, constitue un obstacle insurmontable dès lors qu’il s’agit de proposer une analyse précise et circontanciée des œuvres produites dans ces contextes. A contrario, renoncer à des oppositions aussi schématiques que la peinture « flamande » et « hollandaise », ou le « naturalisme » de Jordaens et le « classicisme » de Van Loo permet sans doute de mieux saisir les caractéristiques réelles des artistes étudiés, en soulignant, par exemple, que le Roi Candaule montrant sa femme à Gygès (fig. 7, p. 51) du peintre anversois est bien plus éloigné du modèle naturel, et donc beaucoup plus « idéalisé », que le célèbre « Coucher à l’italienne » (cat. p30), lequel, par son sujet quotidien mais aussi son traitement du corps humain, devait paraître infiniment plus obscène à un spectateur du XVIIe siècle.

 

          Le catalogue raisonné de l’œuvre de Jacob van Loo, consacré aux tableaux (p. 123-229), aux dessins (p. 230-233) et aux estampes (p. 234) du peintre, présente les mêmes qualités et les mêmes défauts que les textes introductifs de son étude. Dans sa langue comme dans l’organisation de sa documentation, David Mandrella fait preuve d’une grande aisance et d’une clarté fort appréciables. Au sein du catalogue peint, il suit une logique similaire à celle qui régit le catalogue des dessins. Y sont distinguées les « peintures autographes », très nombreuses (p. 123-203), les « peintures mentionnées » dans des documents anciens (p. 204-214), les « peintures attribuées » (p. 215-218) et les « peintures rejetées » (p. 219-228), auxquelles il faut ajouter une petite rubrique consacrée aux « peintures mentionnées rejetées » et aux « peintures de l’entourage » (p. 229). Pour chacune de ces œuvres qui, dans leur grande majorité, ont été directement étudiées par l’auteur, et non par l’entremise de reproductions photographiques (p. 122), David Mandrella propose un descriptif complet traditionnel, agrémenté d’une petite analyse iconographique, du repérage des principaux modèles, d’une indication concernant son pedigree et d’une contextualisation au sein de l’œuvre.

 

          Dans son travail d’identification et d’attribution, David Mandrella fait, dans l’ensemble, preuve de prudence. Son style est précis, détaché, presque sec ; et il offre l’inestimable avantage de ne pas verser dans les approximations d’un lyrisme, dont, il faut le reconnaître, la préface de Jacques Foucart n’est pas exempte (p. 7-10). Certaines formules, dont j’ai déjà donné quelques exemples au début de ce compte rendu, ne sont pas heureuses (« Vermeer utilise des touches plus synthétiques et spontanées que Van Loo », p. 131). Mais en dépit de quelques regrettables exceptions (« Cette très belle peinture », p. 138 ; « tableau inédit, sensuel et troublant », p. 164), la notion de qualité n’intervient heureusement guère dans ses analyses. Même si, visiblement, David Mandrella est un fervent admirateur de l’art de Van Loo, il se limite, dans sa pratique d’historien de l’art, aux critères et à la rigueur d’un travail scientifique. De même, il n’hésite pas à mettre en évidence ses doutes, et à laisser en suspens les questions auxquelles il n’est pas possible de répondre de façon certaine. C’est le cas, par exemple, de l’attribution de la nature morte, dans le portrait de la Jeune femme avec un bouquet de fleurs (cat. p3), la Jeune femme au miroir (cat. p13).

 

          Certaines attributions demeurent toutefois inexplicables et inexpliquées. La réattribution d’un Portrait présumé de Claude Saumaise de Claude Lefèbvre à Van Loo n’est appuyée par aucune démonstration étoffée (cat. p18), tout comme, par exemple, l’attribution des Enfants autour d’un char tiré par des cygnes (cat. p47), d’une Bacchanale (cat. p57), d’un Joseph et la femme de Putiphar (cat. p100) ou d’un Intérieur avec trois femmes (cat. p85). Focalisé sur les œuvres de Van Loo, le catalogue ne cherche pas, avant toute décision d’attribution, à déployer la liste des autres pistes possibles, ce qui lui ferme la porte à des attributions au moins aussi plausibles. (Je pense, par exemple, au Vénus et amour (cat. p52), qui évoque moins Jacob van Loo que Caesar van Everdingen : la composition est comparable à celle du Bacchus et Ariane de 1660 (Dresde, Gemäldegalerie Alte Meister), tandis que le putto présente des similitudes avec l’Amour tenant une boule de verre, peint dans les années 1650 [Allemagne, collection particulière]). D’autres notices soutiennent des attributions anciennes sans construire une argumentation permettant de confirmer ou infirmer ces hypothèses – le Jeune homme jouant de la guitare et une femme derrière lui (cat. p34), par exemple. En affirmant que le Portrait présumé de la famille Van der Burgh (cat. p48) a été attribué « à Jürgen Ovens » avant de revenir, « selon la juste observation de Rudi Ekkart (rkd, La Haye) à Jacob van Loo », David Mandrella s’appuie sur un simple argument d’autorité, qui ne démontre rien. De même, l’indication que, pour une Diane chasseresse (cat. pr9), naguère attribuée à Van Loo, un célèbre conservateur « (communication orale) nous suggère de rapprocher cette œuvre du cercle du cavalier d’Arpin » (p. 220), n’a, sur le plan scientifique, aucune valeur, si ce n’est celle d’évoquer une piste parmi d’autres : s’il faut, comme le propose David Mandrella, refuser l’attribution à Van Loo, il s’agit de s’appuyer sur une démonstration argumentée, et non sur l’« intuition » du « connaisseur », qui, en droit, a toujours tort.

 

          Beaucoup d’autres notices présentent le même type de difficulté, alors même qu’au nom de la cohérence et du sérieux du catalogue, il eût été indispensable que l’auteur reprît en main l’ensemble des attributions afin de les analyser et de les évaluer. Il en est de même quand l’auteur reprend à son compte des analyses précédentes sans les discuter, comme la comparaison, par Joachim W. von Moltke, du Méléagre et Atalante de Van Loo (cat. p53) et de celui de Peter Paul Rubens (Kassel, Gemäldegalerie Alte Meister), visuellement peu convaincante (p. 151). Ces « oublis », assez nombreux pour les œuvres non signées, affaiblissent partiellement l’utilité d’un catalogue où il est regrettable que l’auteur fasse le choix curieux de mêler les tableaux signés (ou dont la signature a été attestée dans le passé) et les tableaux attribués, alors même qu’il consacre plusieurs pages aux « peintures attribuées ». Par ailleurs, faut-il le rappeler, la signature ne peut être considérée comme une marque d’authenticité certaine. Elle constitue certainement un indice à prendre en considération. Mais elle est aisément falsifiable, du vivant de l’artiste comme après sa mort, surtout lorsque celui-ci s’est fait un nom sur le marché et auprès des collectionneurs – ce qui est précisément le cas de Van Loo, tout du moins dans les Provinces-Unies. Et la difficulté de lire certains monogrammes, associée à la confusion, fréquemment faite à partir du XVIIIe siècle, entre Jacob van Loo et Jean-Baptiste van Loo, renforce la nécessité de considérer les signatures avec beaucoup plus de précautions. Dans ce contexte, l’examen critique des attributions et des datations des tableaux signés est tout aussi nécessaire que celui des œuvres sans références. Dans le cas présent, il aurait permis au moins de discuter du caractère atypique, si ce n’est fortement douteux, de tableaux « signés » par Van Loo – on peut penser au très problématique Moïse défendant les filles de Jéthro (cat. p37), « « signé à un endroit inconnu » (p. 143), ou à un Portrait d’homme (cat. p119) que l’auteur n’a probablement pas vu – il n’est connu que par l’entremise de la mauvaise reproduction d’un catalogue de vente autrichien de 1937), mais qu’il présente comme « caractéristique des portraits en buste, peints par Van Loo à la fin des années 1650 » (p. 189). On pourrait citer, parmi les exemples les plus flagrants, un autre Moïse douteux (cat. p141). Pour les œuvres concernées, David Mandrella fait presque systématiquement référence à l’état de conservation médiocre pour expliquer le caractère inégal de la production signée de Van Loo. Ainsi, la nature atypique du Portrait allégorique d’un enfant décédé est excusée par « un mauvais état de conservation » (p. 179), tout comme celui du Portrait présumé de Claude Saumaise (cat. p18), « qui a malheureusement souffert » (p. 132), du Jeune homme jouant de la guitare et une femme derrière lui (cat. p34), qui « a souffert de lourdes restaurations » (p. 142). Bien sûr, cet argument peut être valable ; une détérioration importante de la matière picturale, l’intervention, souvent nocive, des restaurateurs du XIXe et du XXe siècle, à coups de généreux repeints, peuvent causer des dommages irrémédiables à un tableau, changeant radicalement les caractéristiques formelles voulues initialement par l’artiste et définissant sa manière personnelle, à un instant précis de sa carrière. Mais cette explication n’est recevable qu’à condition que l’état de conservation soit précisément décrit, en mentionnant les zones ou les aspects les plus touchés de la surface picturale, et que cet examen soit fait devant l’œuvre, et non devant une photographie. David Mandrella a l’honnêteté (rare) de souligner qu’il a pu « examiner physiquement » 181 des 242 tableaux et dessins contenus dans son catalogue. Mais comme il ne distingue pas, dans ses notices, les œuvres qu’il a réellement vues de celles uniquement analysées de seconde main, ses attributions demeurent, pour une part non négligeable, fragiles ou douteuses. Dans l’avertissement, l’auteur précise, à juste titre : « Pour les œuvres mentionnées que nous n’avons pas eu la possibilité de voir et qui ne sont pas photographiées, nous avons conservé l’attribution à Van Loo. Il convient cependant de garder une certaine prudence » (p. 122). Mais cet appel à la prudence, malheureusement, n’apparaît guère dans le corps des notices, où le lecteur utilisant le catalogue sera tenté de prendre pour argent comptant des décisions attributionnistes reposant sur la tradition. Une peinture comme la Jeune fille aux fruits (cat. p8) n’aurait certainement jamais été attribuée par Jacob van Loo si les traces d’une signature et d’une datation n’y avaient découverts – et encore est-il mentionné par David Mandrella comme « signé indistinctement en haut à gauche et daté de 1645 (?) » (p. 127). Il eût été préférable, même si le travail de l’historien de l’art en eût été considérablement augmenté et compliqué, d’indiquer systématiquement les œuvres d’art qui n’ont pas été physiquement analysées, de proposer, malgré tout, une évaluation critique des attributions anciennes et de classer toutes les œuvres autour desquelles une incertitude demeurerait au sein d’une rubrique spécifique consacrée aux « œuvres douteuses ». À l’issue d’un tel travail, le groupe des « peintures rejetées », qui contient actuellement 67 pièces, aurait certainement été fortement renforcé.

 

          Cette absence d’une réelle évaluation critique des attributions antérieures et des discours historiques accroît fortement les incertitudes d’un catalogue qui, pour être utilisé de façon fiable, devra donc faire l’objet, à son tour, d’un travail de réévaluation critique de la part de ses lecteurs, ce qui, évidemment, rend son usage délicat et lourd. De même, les notions approximatives, utilisées dans les textes introductifs, affaiblissent sensiblement l’intérêt d’essais qui, en principe, doivent permettre de mettre en perspective mais aussi de justifier, sur le plan de la méthode et des concepts, le matériau documentaire amassé au cours de la recherche et ramassé dans le catalogue raisonné. Ces quelques difficultés doivent être relativisées. Elles sont communes à la plupart des ouvrages publiés par Arthéna, tous extrêmement utiles mais aussi parfois décevants, en raison des méthodes imprécises grâce auxquelles ces catalogues ont été établis et de la faiblesse des essais introductifs, conçus comme de simples parerga. Par ailleurs, comme nous l’avons souligné à maintes reprises, David Mandrella semble parfaitement conscient des limites de ses méthodes et des problèmes posés par les notions qu’il utilise : il est probable que les futurs utilisateurs de ce catalogue raisonné de l’œuvre de Jacob van Loo sauront tirer le meilleur parti d’un ouvrage qui, à coup sûr, constituera le point de départ de recherches importantes et d’une réévaluation plus radicale d’une part de la production artistique néerlandaise du XVIIe siècle.