Dardenay, Alexandra : Les mythes fondateurs de Rome. ISBN : 978-2-7084-0866-1, 44 €
(Picard, Paris 2010)
 
Recensione di Yves Perrin, Université Saint-Etienne
 
Numero di parole: 1907 parole
Pubblicato on line il 2011-08-29
Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Link: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=1316
 
 


          Si les primordia Urbis ne constituent pas un domaine pionnier de la recherche, la démarche d’AD est cependant nouvelle puisque son livre (de 240 pages) s’intéresse non à la question des origines de Rome (le lecteur en est explicitement averti dans l’introduction et prié de ne pas s’étonner de l’absence de références aux travaux d’A. Carandini ou A. Grandazzi)  mais à leurs représentations figurées et à la signification politique de celles-ci pendant une très longue période – du IV s. av. J.-C au IVee ap. J.-C.  Issue d’une thèse, la publication porte sur la légende troyenne (la fuite d’Énée et son arrivée dans le Latium) et la légende romaine (Mars et Rhéa Silvia, la louve et les jumeaux, Romulus et ses œuvres) dont l’intérêt pour la connaissance de la vie politique de la République et de l’Empire est établi.  Elaborée par les grandes gentes, les imperatores et les princes pour des programmes officiels qui légitiment leurs ambitions et leurs pouvoirs, leur représentation figurée est reprise par les élites occidentales à des fins publiques – le décor de leurs cités –  et privées – leurs monuments funéraires et leurs résidences – dans le souci de ce qu’il est convenu d’appeler leur autocélébration. De là la problématique générale du volume (images et politique, public et privé) et son plan dual. Dans une première partie, AD étudie « L’image des fondateurs de Rome en contexte officiel » (102 pages), dans la seconde la« diffusion et [la] réception des programmes ornementaux impériaux » en Occident (75 pages). Une bibliographie (on notera en passant que F. Cumonta publié Recherches sur le symbolisme funéraire des Romains en 1942 et non en 1966), des indices (notamment un index des œuvres mentionnées qui compense l’absence d’un corpus iconographique complet que les contraintes éditoriales ont rendu impossible à publier) et un glossaire complètent le volume. L’ouvrage possède les qualités qu’on connaît à la collection « Antiqua » dirigée par G. Nicolini : la richesse et la qualité de ses illustrations rendent la lecture de ses analyses non seulement efficace, mais agréable.

 

          Les six chapitres de la première partie brossent la genèse et les évolutions de l’image des mythes fondateurs et en élaborent le décodage politique en l’insérant dans la trame chronologique de l’histoire politique de Rome. Écartant la Lupa Capitolina de son corpus en raison des incertitudes de sa datation, AD identifie la première représentation de la louve allaitant les jumeaux sur le miroir de Préneste dont elle retient une datation vers 340-310 av. J.-C. Quant au trio Anchise/Énée/Ascagne, elle rappelle sa présence sur les vases attiques à figures noires (où Énée porte son père sur le dos), mais montre que les scènes où Anchise est assis sur l’épaule ou au creux du bras de son fils sont caractéristiques de la Sicile, de la Grande Grèce et de l’Étrurie et vraisemblablement inspirées par un modèle statuaire. Dans les deux cas, l’origine des cartons est grecque (et étrusque). Conformément à la communis opinio, elle date la première attestation d’un usage politique de l’allaitement de la louve du début du IIIe siècle lorsque les Ogulnii élèvent au comitium une statue qu’on peut identifier sur un didrachme assez connu de 269 av. J.-C. Le modèle se répand en Italie et jusqu’en Espagne et AD propose d’y voir une forme de propagande justifiant les conquêtes militaires. C’est possible. Dans tous les cas, si le thème légitime la politique de la République, il exalte aussi dès son apparition une famille qui y joue un rôle de premier plan. Cette  exploitation idéologique se poursuit au IIe siècle pour atteindre toute son ampleur au Ier lorsque les grandes gentes s’emparent des légendes des origines pour s’inventer des généalogies qui glorifient leur ancienneté et leur destin. La célèbre frise de la basilique Émilienne qui retrace l’histoire des origines pour la plus grande gloire de la gens Aemilia en fournit l’exemple le mieux connu. Après le milieu du siècle, de nouveaux thèmes font leur apparition dans l’iconographie, en particulier Rhéa Silvia et Mars. Avec César est franchie une nouvelle étape qu’Auguste rend définitive : la gens Iulia identifie son histoire à celle de Rome et tend à monopoliser les légendes des origines troyennes et romaines. Expressions spectaculaires de l’idéologie de leur commanditaire, le forum et l’AraPacis d’Auguste magnifient la pietas d’Énée et la virtus de Romulus. En enracinant ses pouvoirs dans la légende et le sacré des primordia Urbis, Auguste donne au régime qu’il installe des fondements historiques, religieux et moraux que nul ne saurait contester. Après sa mort, la référence aux origines se détache de lui pour s’institutionnaliser et devenir une référence du régime indépendamment de la personnalité du détenteur du pouvoir suprême, pour finir par être associée à l’Éternité de Rome au IIe siècle. Si elle tombe plutôt en défaveur au IIIe siècle, elle connaît cependant des regains d’actualité lorsque des événements dramatiques semblent mettre en cause l’avenir de Rome.

 

          On regrettera quelques approximations – Octavien devient Auguste en 27 et non en 26 ! Augustus n’est pas un titre mais un cognomen ; on peut douter que ce cognomen ait été choisi parce qu’il était « le plus neutre du point de vue de la connotation monarchique » (p. 80-82) ; le temple du divin Auguste devrait avoir sa place non dans le chapitre consacré à Auguste (p. 103), mais dans celui consacré aux Julio-Claudiens (c’est quasiment le seul temple qu’ils aient dédié) – et la rapidité de certaines analyses. Les différences de représentation que les monnaies de Caligula et Antonin donnent du temple du divin Auguste laissent soupçonner que ses acrotères (Énée portant Anchise, Romulus tropaephore) ont une histoire  qui mériterait d’être mieux approfondie. On aimerait avoir l’opinion d’AD sur le fronton du temple de Quirinus où R. Paris propose de reconnaître l’apothéose de Romulus, Énée, Faustulus et Acca Larentia (« Propaganda e iconografia : une lettura del frontone del tempio di Quirino », BdA 73, 1988, p. 27-38). En dépit donc de ces remarques, les analyses de la première partie sont convaincantes. Quoique forcément un peu rapide  – l’étude couvre huit siècles ! – le souci de contextualisation historique est globalement efficace. On suit bien l’histoire des mythes fondateurs depuis leur apparition à la fin du IVe siècle av. J.-C. jusqu’au IVe ap. AD écrit des synthèses pertinentes (P. Zanker, M. Spannagel pour le forum d’Auguste, et W. Trillmich pour son influence) et avance des propositions nouvelles. Rapprochant l’Ara Casali et l’Ara Pacis, elle réinterprète par exemple deux des reliefs de l’autel  augustéen : sur celui où la tradition voit Mars, Faustulus et le Lupercal, elle propose de reconnaître Mars, Somnus et Rhéa endormie (p. 97). Sur celui où on identifie en général Tellus, elle est tentée de reconnaître Rhéa Silvia portant Romulus et Rémus sur ses genoux et se dit convaincue que, à tout le moins, l’artiste a voulu susciter une réelle ambiguïté quant à la personnalité de la figure féminine (p. 101). Accordons-lui que l’état de conservation des reliefs autorise toutes les hypothèses…

 

          En trois chapitres – les mythes fondateurs de Rome dans l’espace provincial, leur image en contexte funéraire et leur présence en contexte domestique – la deuxième partie étudie la diffusion des modèles officiels en Occident. Sa symétrie avec la première partie n’est qu’apparente car ses perspectives sont plus sociales et culturelles que politiques. Grâce à un corpus varié et significatif, AD montre que la représentation de la louve et d’Enée atteste la force des modèles élaborés à Rome, que ce soit dans les programmes évergétiques dont le ressort est collectif (comme le forum de Mérida) ou dans les commandes domestiques et funéraires dont la motivation est privée ; et c’est dans ce passage du public au privé – et dans le processus de resémantisation qu’il suppose – que sa problématique nous semble potentiellement la plus féconde. En plaçant la lupa sur leurs tombes, les vétérans célèbrent leur virtus et « il est probable que la mode s’en est propagée aux couches aisées de la population » (p. 162), cela semble bien établi pour les provinces danubiennes. Décors domestiques et objets de la vie quotidienne sont autant de marques de loyalisme et de volonté des élites provinciales de s’intégrer (p. 210) sans qu’on puisse estimer dans quelle mesure ils ne sont pas le simple résultat de l’assimilation par des artisans locaux de modèles venus de Rome. Plus globalement, les légendes d’Énée et Romulus révèleraient l’un des secrets de la « paix romaine » : en symbolisant l’invincibilité des Romains, elles effaceraient la honte d’avoir été vaincus par eux (p. 11 et 214).

 

          La démarche heuristique et la typologie formelle retenue pour présenter les documents iconographiques soulèvent des difficultés dont AD a conscience : la sphère privée n’a pas d’unité structurelle (p. 14), les motivations des élites locales ne sont pas évidentes, la présentation typologique est « un parti pris forcément imparfait » (p. 137). De fait, ces choix biaisent une analyse dont les clés de lecture ne sont ni iconographiques ni politiques, ou en tout cas pas seulement.  Dans les conditions actuelles des recherches doctorales et des contraintes éditoriales, ce serait faire un mauvais procès à l’auteur que de lui reprocher le peu de place qu’elle réserve aux sociétés provinciales et à la sociologie des commanditaires des œuvres qu’elle étudie. Pourtant l’histoire des provinces, la place sociale et le statut juridique et culturel des commanditaires sont essentiels pour tenter de décrypter le sens que revêtent leurs commandes. Or, bien qu’elle ne les néglige pas, AD en annihile l’efficacité en les introduisant dans une grille d’analyse conçue selon des critères formels. On fait continûment des allers-retours d’une région, d’une cité, d’une époque à une autre. Placer Ostie et l’Italie dans « l’espace provincial » (p. 137-152) fausse nécessairement les questionnements. Montrer que les « utilisateurs » des images des mythes fondateurs sont des soldats et des notables et que leur choix est un signe de romanité est certes important, mais vague. Ces soldats sont-ils des légionnaires, des auxiliaires ? Qui sont les « autochtones », les « couches aisées », les « provinciaux citoyens ou indigènes » ? Que choisir ? que les aventures d’Énée ou de Romulus pour orner sa domus ou sa tombe soient un signe de romanité tient du truisme, mais est-ce parce qu’elles symbolisent l’invincibilité de Rome et dédouanent les provinciaux de toute responsabilité dans leur soumission ? Ou, au contraire, parce qu’elles incarnent des valeurs fondamentales de Rome ? Ses fondateurs descendent d’expatriés, dès ses origines l’identité romaine inclut l’accueil de l’autre et l’empire gréco-romain  affirme la vocation de tous à s’intégrer à sa culture parce qu’elle est universelle.    

 

Deux remarques et une interrogation pour terminer.

1) Le corpus iconographique est riche et significatif, et il n’est pas utile de le gonfler pour être plus convaincant comme c’est le cas pour Rhéa Silvia. S’il y a des arguments pour identifier Rhéa et Mars sur la voûte 19 de la Domus Aurea (le problème est celui de la fiabilité des copies du XVIIIe siècle),  il est plus spéculatif de vouloir reconnaître deux fois la mère des jumeaux sur l’Ara Pacis, sur un côté du colombarium de l’Esquilin où la rencontre de Mars et Rhéa serait « parfaitement identifiable » (p. 159)  tout en constituant « l’unique attestation de ce schéma iconographique » (p. 104), ou dans la domus pompéienne de Fabius Secundus où Rhéa Silvia « devenue l’épouse du Tibre » accompagnerait Mercure (p. 191-192).

 

2) Que le livre exclue la question des origines de Rome est justifié, qu’il ne réserve qu’une place très mineure aux « lieux de mémoire » qui en conservent la trace pose un problème qui n’est pas seulement de méthode : peut-on étudier les représentations figurées de la fondation romuléenne sans poser la question de leurs modèles originaux (ou censés l’être) de l’aire sud-ouest du Palatin, dont archéologues et historiens ont montré que l’invention, la mise en scène et la sacralisation occupaient les trois derniers siècles de la République pour atteindre un sommet avec Auguste jusqu’à l’inauguration de son templum novum sous Caligula (bien que l’iconographie de la légende romuléenne ne soit pas leur sujet, cf.  C. Giavarini, Il Palatino. Area Sacra sud-ouest e Domus Tiberiana, Rome, 1998 ;  Cl. Krause, « Vom Wohnquartier zum Kaiserpalast », dans A. Hoffmann, U. Wulf [hrsg.], Die Kaiserpaläste auf dem Palatin in Rom, Mayence, 2004 et A. Carandini et D. Bruno, La Casa di Augusto dai « Lupercalia » al Natale, Rome, 2008, cité dans la bibliographie mais inutilisé).

 

3) Et une question qui n’est pas seulement de terminologie : les récits fondateurs de Rome appartiennent-ils au mythe ou à la légende ?

 

          Au total AD donne un joli livre et, malgré certaines fragilités de sa deuxième partie, un livre utile.