Callu, Florence (éd.): Correspondance avec Madame Bulteau (1902-1922). 674 p, 17x24 cm, ISBN 978-2-7283-0859-0, 54,00 €
(Ecole Française de Rome, Rome 2009)
 
Reviewed by François Fossier, Université Lyon 2
 
Number of words : 1970 words
Published online 2011-12-05
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Link: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=1318
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          Cette édition des 517 lettres conservées au Cabinet des manuscrits de la BnF, on l’attendait depuis longtemps, après que le regretté Bruno Neveu en a souligné l’intérêt dans la communication qu’il dédia à cette étrange amitié entre un prélat érudit et une journaliste au tournant du siècle, lors du colloque organisé en 1975 sur Mgr Duchesne et son temps (École française de Rome, 1975) ; il se proposait, en partenariat avec notre consœur Florence Callu, alors conservatrice générale au Cabinet des manuscrits, de publier l’intégralité de cette correspondance, mais sa mort brutale en repoussa la mise en œuvre jusqu’à ce que, courageusement, Mme Callu ait décidé de s’en charger, désormais seule. 

 

          Avec pareil patronage, il n’est pas surprenant que cette édition soit un modèle, à quelques scories près (p. 197 Engel à Dinard était sans doute Heugel ; pouponner au lieu de pomponner p. 212 ; quatuor Caplet et non Capet p. 218) : deux chartistes et deux anciens « romains » ; Florence Callu, alors Mlle Turiaf, était à peu près la contemporaine de Bruno Neveu, mais arrivée au palais Farnèse comme major de sa promotion à l’École des Chartes en 1958, presque dix ans avant lui, elle n’avait pu le rencontrer in situ. Simplement la parenté de leurs intérêts, cette exigence commune dans le domaine de l’édition des sources, leur parfaite maîtrise de la bibliographie et bien sûr la présence assidue de Bruno Neveu au Cabinet des manuscrits dont Mme Callu allait devenir directrice en 1992 ne pouvaient que les rapprocher, d’autant plus que M. Callu se trouvait être le collègue de M. Neveu comme directeurs à l’École des hautes études. L’ombre de l’un plane sur le travail de l’autre, dans cette forme de sociabilité des farnésiens dont on se plaît aujourd’hui à dénigrer l’élitisme inégalitaire. Tant d’admirables travaux leur sont pourtant dûs, en partie par leur science propre mais par cette expérience indélébile que constituait le séjour romain. On ne sortait pas inchangé, du moins à cette époque, de ces quatre ans passés dans la ville et l’un des pays les plus hétéroclites du monde ; le temps y était aboli ou du moins relativisé, les gisements scientifiques inépuisables (archéologiques ou philologiques), la vie quotidienne d’une familiarité archaïque que l’on ne connaissait pas à Paris, les clivages sociaux quasiment absents, les excursions à droite et à gauche, du Nord ou Sud, non seulement permises mais encouragées par un directeur qui accordait pleine et entière confiance à ses brebis, sûr qu’elles feraient leur miel de tout ce qu’elles allaient voir et entendre. Quel chagrin aussi, quand nous devions finalement regagner la métropole, ses raideurs administratives, son impitoyable cursus honorum  et ses jalousies !

 

          Si j’insiste à ce point sur cette qualité de « farnésien » (ancien membre de l’École française de Rome), c’est parce qu’il me semble que Mgr  Duchesne en fut le promoteur, en quelque sorte, ou du moins qu’il en incarna parfaitement l’esprit ; il était avant tout romain, bien avant d’être prêtre, savant, directeur d’une institution, personnalité internationalement reconnue, ou du moins c’est sur ce mode qu’il assuma ces différentes fonctions. Rien dans ses origines modestes d’orphelin breton (né en 1843, ordonné prêtre en 1867) n’aurait laissé présager pareil tempérament qui s’éveilla précisément lorsqu’au titre d’élève de l’École des hautes études, il devint membre de l’École française de Rome de 1873 à 1876, sous le directorat de l’aimable Auguste Geffroy qui venait juste de prendre ses fonctions. C’est à cette époque qu’il s’enthousiasma pour l’archéologie chrétienne au terme de plusieurs voyages au Mont-Athos, en Syrie, au Liban. De retour à Paris et reçu docteur-ès lettres, il préféra réserver son enseignement à l’Institut catholique (1877-1883), mais la relative hétérodoxie de ses leçons parfois corrosives mécontenta ; il se tourna alors vers les Hautes études dont il était issu (1883-1895), y continua des recherches qui lui valurent quantité de distinctions honorifiques dont un fauteuil à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres en 1888. Arriva enfin le jour tant souhaité, celui de son retour à Rome comme directeur de l’École française en 1895 ; il succédait à son ancien directeur qui avait accompli déjà deux mandats ; il avait cinquante deux ans, une santé excellente, il était académicien ce qui ne compta pas pour peu (les Inscriptions et Belles-Lettres avaient encore la tutelle exclusive de l’École) ; il resta en place vingt-sept ans pour mourir pratiquement « en scène » (son successeur Emile Mâle n’arriva qu’en 1923, après un court intérim exercé par Jérôme Carcopino et André Pératé).

 

          Dire ce qu’il fut pour cette institution pendant tant d’années a déjà été fait ; il suffit de rappeler que pratiquement tous les grands noms français de l’archéologie et de l’histoire séjournèrent sous sa houlette qui n’était pas nécessairement complaisante : Émile Bertaux, Léon Homo, Eugène Albertini, Carcopino déjà cité, Albert Grenier, André Piganiol, Jean Bayet, mais aussi des historiens comme Louis Madelin, Louis Halphen, Robert Fawtier, Henry Coville, des érudits comme Léon Mirot, Charles Samaran, Alain de Bouärd et bien d’autres destins comme ceux d’André Chaumeix, de Joseph Calmette, de Poupardin qui revêtit ensuite la pourpre, du futur ambassadeur René Massigli et j’en passe. On pourrait répondre que la qualité d’un directorat ne se mesure pas à celle des membres qui l’ont connu ; il y eut de mauvais directeurs avec des ouailles exceptionnelles et l’inverse. Je crois tout de même, par expérience vécue, que la forte personnalité d’un directeur, sa position scientifique et sociale, son aura jouent beaucoup sur un jeune esprit de vingt et quelques années, le « dégourdissent », lui font comprendre qu’il n’y a pas que Paris ou quelque chaire française en vue, en un mot qu’il faut « vivre Rome ». Mgr Duchesne en était l’exemple vivant et pour en revenir à la correspondance régulière qu’il tint avec Mme Bulteau, où les questions scientifiques sont rarement abordées, encore moins celles relatives à la gestion de son troupeau, il était impossible pour un membre de l’École à cette époque de ne pas s’imprégner de l’atmosphère qui régnait aux « jeudis » du directeur, où l’on pouvait croiser la haute aristocratie locale ou de passage, des hommes politiques,  bon nombre de prélats, d’hommes de lettres et de journalistes.

 

          La seule race que Duchesne n’ait jamais bien supportée était celle des artistes ; Eugène Guillaume, qui fut longtemps le directeur de l’Académie de France à Rome (villa Médicis, 1891-1904),  lui paraissait ridicule avec sa voie de basse, sa solennité creuse et ce remariage extravagant quinze jours avant son décès ; son successeur Carolus-Duran (jusqu’en 1913) lui sembla « presque gâteux » et flanqué d’une épouse perpétuellement dolente ; avec Albert Besnard, les choses allèrent apparemment mieux, mais un vieux contentieux demeurait, qui dure encore plus ou moins de nos jours : l’Académie de France se targuait de son ancienneté pluriséculaire ; elle utilisait (ou continuait d’utiliser) pour se désigner le terme d’« École française de Rome ou à Rome » ; elle avait évidemment le pas sur sa cadette dans les réunions officielles. Quant à cette dernière, elle professait le plus profond mépris pour les envois des pensionnaires architectes censés se livrer à la « restauration » (c’est-à-dire au relevé) d’un édifice antique, et eut plus d’une fois le projet de quitter le palais Farnèse où elle trouvait la présence de l’ambassade malcommode et de s’installer dans la villa Médicis (la question resurgit du temps de Duchesne en 1914, après moultes péripéties relatives au refus de Clemenceau d’acheter le palais, encore propriété du frère cadet du roi de Naples). Ce que notre directeur supportait encore moins était l’évidente suprématie mondaine de la villa Médicis et il avait la faiblesse de la nier, en prétendant que lorsqu’il s’y rendait « on n’y connaît personne. Il [le directeur] ne voit évidemment que les doublures de la société romaine » (lettre 325 de mai 1911). Il est vrai que la villa Médicis constituait en quelque sorte une vitrine de  la France, quelle que fût la qualité de ses pensionnaires, que son exposition annuelle était honorée de la visite successive de la reine mère et de Victor-Emmanuel III ; le palais Farnèse était l’autre pôle (surtout après la promulgation de la loi de Séparation qui conduisit à la suppression de l’ambassade près le Saint-Siège) ; l’École française ne comptait pour rien dans l’opinion publique et je finis par penser que cette relative, humiliante, obscurité conduisit Duchesne à multiplier les contacts politiques et mondains ; sur ce chapitre, il y réussit parfaitement, je dirais même de façon stupéfiante pour un « curé bas-breton ». Cette notoriété s’appuya d’abord sur des visites accompagnées de fouilles, de catacombes, de « curiosités » : on le savait érudit mais aussi aimable et spirituel et c’est ainsi que Mme Bulteau entra dans sa vie en 1902… en tout bien tout honneur. Surnommée « Toche », écrivant tantôt sous le pseudonyme de « Foemina » ou de « Jacques Vontade » (comme romancière), elle disposait d’un réseau (comme on dit aujourd’hui) très étendu allant d’Aristide Briand aux princesses roumaines les plus huppées (et les plus riches), Brancovan, Bibesco, Caraman-Chimay, Noailles, moins avec l’aristocratie de vieille souche. Il est difficile de se rendre compte et de sa plume et de son esprit puisque toutes les lettres de réponse qu’elle envoya à Duchesne ont été brûlées à la mort du prélat, mais Mme Callu pense, à juste titre, qu’on peut aisément les reconstituer mentalement. Celui-ci se voyait volontiers en La Fontaine protégé par une nouvelle Mme de La Sablière, ce qui n’est pas faux ; en revanche rien ne nous permet de juger de la réciprocité d’un attachement qu’il manifeste jusqu’à la passion jalouse et ses plaintes sur tant de lettres, quasi hebdomadaires jusqu’à la Grande Guerre, laissées sans réponse ! Ce qui est sûr, c’est qu’elle l’aida dans plus d’une occasion, tant au moment de son élection à l’Académie française en 1910, que dans ses rapports avec Briand et Clemenceau. Sur place, Duchesne n’avait au départ qu’assez peu de relations (la Csse Lovatelli née Caetani et sœur du duc de Sermoneta, toquée d’archéologie, l’ambassadrice Ouroussov, Maria Cara [Pasolini], donna Laura [Minghetti], Gégé Primoli bien sûr et les nécessaires rapports avec son ambassadeur (du premier étage) Barrère, avec qui il semble s’être constamment bien entendu ; le Sacré Collège ne l’aimait guère (Merry Del Val surtout) et le Saint-Père (Pie X) guère plus. Ce furent vraiment « Toche », sa « marraine de guerre », et ses amies (« la petite princesse » de Caraman-Chimay, la Csse  de La Borde qui l’introduisirent partout dans cette bataille pour la reconnaissance mondaine. Le Duchesne de 1895 n’était évidemment plus celui invité presque chaque soir dans les cercles les plus fermés, les noces ou les funérailles aristocratiques, les thés, les lunchs, les accueils de souverains de passage, celui qui était choyé par la gentry quand il allait en Angleterre, celui qui l’emporta sur Mgr de Cabrières à l’Académie française. Il s’en plaint régulièrement mais il répondait systématiquement présent, quitte à émettre en sortant des jugements pour le moins caustiques.

 

          C’est un délice que ces lettres, peut-être excessives en allusions, en prétéritions, en périphrases (qui en ont rendu l’édition si compliquée), peut-être gênantes sous la plume d’un prêtre ayant en permanence un Gotha sur son bureau, dont la charité n’était pas le fort, mais la perspicacité si, cynique jusqu’à l’odieux quand il s’agit de la catastrophe de Valparaiso ou de la guerre de Mandchourie, exclusif ami des chats (des bêtes en général), mais impitoyable sur les massacres d’humains jamais suffisants (rien sur la guerre des tranchées en 14-18, rien sur le sort de ses pensionnaires réquisitionnés). Mauvais prêtre pourrait-on conclure, monsignore vaticanesque, égoïste et gourmand… mais nullement paresseux et l’on se demande comment, au milieu de tant de mondanités, il est parvenu à publier tant de savants travaux. Savoir jusqu’à quel point cette soif de reconnaissance sociale fut au bénéfice de l’institution qu’il dirigeait ou au sien propre est délicat ; il n’empêche que l’une rejaillit sur l’autre et que son successeur Emile Mâle en retira l’avantage. C’est à lui qu’on doit cette brillante image d’une « école » intelligente, souple, débarrassée des conventions une fois qu’on les a connues.