|
||
Compte rendu par Benjamin Michaudel Nombre de mots : 2849 mots Publié en ligne le 2011-10-20 Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700). Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=1367 Lien pour commander ce livre Cet ouvrage en deux volumes rédigé sous la direction de Jean-Michel Mouton présente les résultats de la mission archéologique française qui fut menée entre 2001 et 2005 par le directeur d’études à l’École Pratique des Hautes Études sur l’une des forteresses les plus emblématiques – et paradoxalement jusqu’ici peu connue – du Proche-Orient médiéval, la forteresse égyptienne de Sadr, également connue sous le nom de Qal‘at al-Ğindī, dont les vestiges conséquents occupent encore aujourd’hui le sommet d’une butte témoin du Sinaï central.
La forteresse de Sadr représente l’une des seules forteresses d’Orient édifiées ex nihilo par les musulmans en réponse aux croisades avec celles du Caire en Egypte, de ‘Ajlun en Jordanie, de Ṣubayba dans le Golan, de Ba‘albek au Liban, de Ṣalẖad en Syrie. De plus, elle constitue l’un des uniques représentants authentiques de l’architecture militaire ayyoubide, et plus généralement de l’architecture ayyoubide en contexte castral, dans la mesure où elle fut fondée par Saladin dans les années 1170 et abandonnée vers le milieu du XIIIe siècle, au moment de la prise de pouvoir par les Mamelouks. Cet abandon planifié et définitif du site entraîna le démantèlement partiel des fortifications et permit la préservation des niveaux d’occupation ayyoubide.
Comme souligné par Jean Richard dans la préface du premier volume de texte – le second volume étant consacré aux illustrations – la monographie, très complète, éclaire le rôle que le sultan avait assigné à la région du Sinaï dans la constitution d’un état tourné vers la lutte contre les Francs. La forteresse de Sadr jouait en effet un rôle central dans le dispositif défensif mis en place par Saladin à la fin du XIIe siècle et destiné à faire du Sinaï une zone-tampon entre Le Caire et le royaume de Jérusalem : véritable « clef de la terre musulmane » à l’instar du Crac des Chevaliers qui était à la même époque la « clef de la terre chrétienne », la forteresse de Sadr était sans doute l’expression architecturale la plus authentique du ğihād, la guerre sainte prônée par Saladin contre les États latins.
La première partie de l’ouvrage, « Découverte et Histoire », entrouvre les portes de la forteresse par étapes afin de familiariser le lecteur avec un site méconnu. En premier lieu, l’étymologie des principaux toponymes – Sadr, Qal‘at al-Bāšā et Qal‘at al-Ğindī – et leurs évolutions sont discutées. Suit le récit détaillé de l’invention de la forteresse, après des siècles d’oubli, qui révèle une première mise en lumière de la forteresse à la fin du XIXe siècle grâce aux sources textuelles arabes progressivement traduites et éditées, puis les découvertes successives du site au début du XXe siècle, respectivement par l’officier égyptien Na‘ūm Šuqayr en 1905, par le géologue Jean Barthoux en 1912 qui en dressa le premier plan, et par le géologue Hassan Sadek en 1920, et enfin la publication de la première « histoire de Sadr » par Gaston Wiet en 1922 qui fit le lien entre le site et la célèbre forteresse de l’époque des Croisades. Le site retomba ensuite dans un second oubli durant plus d’un demi-siècle, avant de susciter à nouveau l’intérêt des chercheurs, et en particulier de Jean-Michel Mouton et de Sami ‘Abd al-Malik qui dirigèrent à partir de 1992 plusieurs missions aboutissant à une relecture plus précise des inscriptions, au relevé des décors animaliers et à l’actualisation du plan de Jean Barthoux. La dynamique engendrée par ces travaux permit la création d’une mission archéologique de longue durée, entre 2001 et 2005, dont les résultats sont présentés ici. L’histoire de la forteresse est ensuite détaillée grâce à l’étude critique des chroniques arabes qui mettent en avant six « temps forts » : la première occupation non militaire du site au milieu du XIIe siècle ; la fondation de la forteresse de Sadr par Saladin et sa mise en défense sous l’égide du sultan dans les années 1170 ; la seconde série de travaux sous la direction des gouverneurs dans les années 1180 ; le premier abandon du site en 1187, suite à la reconquête de Jérusalem par Saladin, qui conduisit à une perte de la fonction stratégique de Sadr ; la seconde vie de la forteresse sous le règne du sultan al-Kāmil dans les années 1220 ; enfin, l’abandon définitif du site vers le milieu du XIIIe siècle, qui serait en partie dû à la mise en place de nouveaux itinéraires pour la Mecque à travers le Sinaï.
La deuxième partie, « Archéologie », projette le lecteur au cœur de la forteresse avec une analyse archéologique monumentale la concernant destinée à fournir une chronologie des campagnes de construction, à proposer des descriptions précises des éléments d’architecture militaire, domestique, religieuse et palatiale, et enfin à présenter les différentes fonctions du site. Dans un premier temps, les environnements hydrographique et géologique de la forteresse sont décrits afin de replacer le site dans le contexte régional du Sinaï central. L’étude de l’environnement archéologique immédiat permet en outre l’identification de vestiges médiévaux sur les pentes de la butte témoin, mais également de deux barrages contemporains de la forteresse à plus d’un kilomètre du site qui confirme l’importance stratégique de Ṣadr comme l’un des points d’eau principaux du Sinaï central. L’échelle est ensuite réduite avec l’analyse de l’organisation spatiale à l’intérieur de la forteresse, articulée d’une part autour d’une série d’unités d’habitation adossées aux murailles et d’autre part autour d’un groupe de grands bâtiments à vocation cultuelle et communautaire au centre du site, les deux ensembles étant séparés par des espaces de circulation et de stationnement. Cet espace intra-muros à la structuration particulière remplissait plusieurs fonctions architecturales et urbanistiques comme la défense, l’habitat, le siège du pouvoir, les lieux de culte et les circulations. Les principaux éléments d’architecture militaire et domestique sont ensuite passés au crible. Le système de fortification ouvre logiquement la marche : en partie conservé, il consiste en une enceinte entourant le sommet de la butte témoin et jalonnée de dix-sept tours de plan varié, défendue par des archères simples ou à niche percées au niveau du sol et des bretèches sommitales ; celle-ci était surmontée d’un chemin de ronde continu et dont l’accès principal était protégé par une tour-porte à passage coudé précédé d’une barbacane, autant de dispositifs défensifs « de pointe » à la fin du XIIe siècle annonçant l’âge d’or de la fortification ayyoubide au début du XIIIe siècle, et s’inscrivant également dans la continuité de la fortification fatimide. C’est du moins ce que suggère la présence à Sadr de reliefs de boucliers et d’épées inspirés directement des reliefs de la porte de Bāb al-Naṣr au Caire édifiée à la fin du XIe siècle. En ce qui concerne les éléments d’architecture domestique, la mission s’est judicieusement attachée à l’étude archéologique de trois unités d’habitations adossées à la courtine occidentale, toutes composées de deux pièces principales affectées à la résidence et au service, bâties contre les archères, et qui pouvaient permettre le logement d’unités familiales. Une chronologie relative des campagnes de construction est proposée comme élément de synthèse de cette deuxième partie de l’ouvrage. Six phases de construction sont ainsi mises en avant : la construction de la courtine et des tours ; la construction des pièces à archère contre l’enceinte ; la construction des unités d’habitation luxueuses ; le réaménagement interne en vue d’une occupation plus utilitaire ; l’abandon définitif sans construction ; enfin, l’effondrement progressif des structures construites.
La troisième partie de l’ouvrage, « Documentation écrite », analyse les témoignages écrits préservés dans la forteresse sous quatre formes : les inscriptions monumentales, la documentation papyrologique, les graffiti, et enfin les monnaies trouvées en contexte de fouilles. Le répertoire des inscriptions monumentales de la forteresse de Sadr est l’un des plus riches jamais observés pour l’époque de Saladin, puisque sept inscriptions historiques portant le nom de Saladin ont été repérées sur le site. Ces inscriptions, rédigées en nasẖī – une rupture par rapport à l’époque fatimide où le coufique fleuri prédominait – avaient pour fonction la commémoration de la fondation des édifices les plus remarquables de la forteresse. Parallèlement, une cinquantaine de papiers et de fragments de papier portant des traces d’écriture ont été mis au jour. Si les documents les plus nombreux relèvent de la correspondance privée, d’autres – un acte notarié, des pétitions, une liste de denrées attribuées aux habitants et une liste indiquant les versements de solde aux soldats – fournissent des informations précieuses sur l’organisation de la vie quotidienne dans la forteresse, en suggérant notamment que les soldats n’étaient pas approvisionnés gracieusement par l’intendance, mais qu’ils devaient acquérir eux-mêmes leur nourriture à leurs frais. La découverte de graffiti en nombre tracés à l’encre noire sur les parois enduites de la forteresse par des pèlerins se rendant à la Mecque ou par des membres de la garnison donne également un aperçu de la vie quotidienne à Sadr, à la fois base militaire et station de pèlerinage entre le Caire et la Mecque. Enfin, huit monnaies en bronze d’époques fatimide et ayyoubide et un fragment de dénéral ont été mises au jour durant la mission, un faible nombre expliqué par le fait que le site a connu deux longues périodes d’abandon planifiées.
La quatrième partie, « Culture matérielle », plonge un peu plus le lecteur dans le quotidien des habitants de la forteresse de Sadr avec l’inventaire et l’étude des objets produits sur place ou importés pour un usage militaire, domestique ou religieux et mis au jour durant les campagnes de fouille. Les armes et le matériel à usage militaire sont logiquement à l’honneur avec la découverte d’un fer d’équidé, de grelots, d’une balle de fronde, de fûts de carreaux d’arbalète, de fers de traits à douille, d’un fer de lance, d’une lame et de ce qui semble être un fragment de pommeau d’épée, autant d’artefacts qui reflètent l’uniformisation de l’armement à l’époque ayyoubide causée par la multiplication des affrontements entre croisés/latins d’Orient et musulmans. Le mobilier céramique collecté durant les missions archéologiques représente un corpus d’une grande richesse quantitative puisque 12000 fragments ont été mis au jour dans les unités stratigraphiques fouillées, venant compléter la quinzaine de milliers de tessons collectés en surface durant une prospection de terrain. L’étude de ce corpus considérable fournit des informations précieuses concernant l’économie et les modes de vie à l’intérieur de la forteresse ayyoubide. Il apparaît notamment que la grande majorité des céramiques exhumées sont de production égyptienne, façonnées dans une pâte alluviale extraite des limons du Nil. L’étude du verre occupe une place non négligeable dans l’analyse de la culture matérielle de la forteresse de Sadr puisqu’une cinquantaine d’objets en verre datés de l’époque ayyoubide ont été découverts, parmi lesquels des fragments de lampes et de récipients utilitaires, mais également des fragments de vitres destinées à protéger les oculi des plafonds de hammams. La découverte de nombreux fragments textiles dans la forteresse a également permis de réaliser une étude sur les tissus – pièces à carreaux bleus et tissus d’apparat à broderies épigraphiques – et les petits objets liés au textile – aiguille en bois, fragment de bobine de fil en céramique, fusaïoles – utilisés à Sadr. Au-delà des armes, du matériel céramique, du verre et des textiles, les autres objets usuels mis au jour à Sadr sont listés dans un chapitre consacré aux objets domestiques. Ont été découverts une centaine d’objets liés à l’écriture, à la toilette et à la parure, à l’habillement, à la préparation et au stockage culinaire, à l’équipement de la maison, au jeu, nombre faible expliqué par le nettoyage effectué sur le site avant son abandon au milieu du XIIIe siècle. Enfin, la grande quantité d’ossements animaux mis au jour dans la forteresse a conduit à la réalisation d’une étude archéozoologique qui fournit des informations sur le régime alimentaire des habitants, comme la consommation dominante d’animaux d’élevage et de leurs produits (moutons, chèvres, volailles, œufs) et celle plus rare de poissons et d’animaux sauvages chassés comme la gazelle, le lièvre et les oiseaux.
La cinquième et dernière partie de l’ouvrage, intitulée « Synthèse », utilise l’ensemble des données récoltées par la mission archéologique afin de proposer une restitution fidèle de la vie de la forteresse à travers trois vecteurs : son histoire, ses fonctions et ses habitants. Concernant l’histoire de la forteresse, les données archéologiques confirment en majeure partie les chronologies d’occupation du site et des campagnes de construction proposées dans les parties précédentes et apportent même des précisions comme l’absence d’occupation du site avant la fondation de la forteresse, comme le recrutement par Saladin de maîtres d’œuvre et d’ouvriers venant d’horizons culturels et techniques variés, comme la restauration « à l’économie » ordonnée par le sultan al-Kāmil en 1221. De même, la combinaison des données historiques et archéologiques permet une identification plus précise des fonctions médiévales de la forteresse : son rôle de point d’eau, Ṣadr étant l’une des stations du Sinaï central les mieux pourvues en eau ; sa fonction de porte de l’Égypte, la position apparaissant dès les premières mentions dans les chroniques comme un poste avancé de la défense du territoire égyptien, alors même que la forteresse n’existait pas encore ; son statut de résidence sultanienne, confirmé par l’existence d’un véritable palais et la fréquence des séjours de Saladin ; sa fonction double de station militaire entre le Caire et Damas pour l’armée de Saladin et de station de pèlerinage entre le Caire et la Mecque ; enfin, celle de prison sous le règne de l’avant-dernier sultan ayyoubide al-Ṣāliḥ Nağm al-Dīn Ayyūb. Les données issues des fouilles archéologiques, en particulier les nombreux témoignages de la culture matérielle, couplées à la documentation écrite, permettent une restitution des conditions de vie dans la forteresse de Sadr, et à plus large échelle de l’organisation d’une société castrale au temps des Croisades. Sont ainsi mis en lumière les privilèges et les devoirs des gouverneurs de la forteresse, la hiérarchie de la garnison, l’intendance, la vie religieuse, les catégories socioprofessionnelles des résidents, les modes d’approvisionnement en denrées et les produits entreposés sur place, les types d’habitats, autant d’éléments qui permettent une estimation de la population de la forteresse située entre 250 et 300 habitants. Enfin, la présentation d’une journée type dans la forteresse de Sadr clôt cette partie riche d’enseignements sur la société musulmane à l’époque de Saladin.
Ce premier volume s’achève avec un index général et une bibliographie très complète séparant sources, sources épigraphiques, papyrologiques et numismatiques et études contemporaines.
Le second volume, introduit par une table des matières et présentant des illustrations de très bonne qualité, compile l’ensemble des données graphiques de la mission archéologique (cartes, photographies, dessins, coupes et plans).
Par sa présentation aérée avec des notes de bas de page utilisées judicieusement, son plan clair, ses problématiques riches, notamment concernant les fonctions de la forteresse et les modes de vie de ses habitants, et la grande diversité des données présentées qui touchent toutes les facettes de la documentation écrite, de l’étude monumentale et de la culture matérielle, cet ouvrage très complet remplit parfaitement ses objectifs par sa très bonne mise en lumière d’une microsociété castrale sous le règne de Saladin. De plus, cette publication s’inscrit comme l’un des fers de lance d’une castellologie pluridisciplinaire tirant pleinement profit des sources textuelles et des nouveaux outils offerts par l’archéologie et mettant en lumière les forteresses comme des espaces de vie aux fonctions variées et non plus seulement comme des espaces de défense.
TABLE DES MATIÈRES (p. 7)
|
||
Éditeurs : Lorenz E. Baumer, Université de Genève ; Jan Blanc, Université de Genève ; Christian Heck, Université Lille III ; François Queyrel, École pratique des Hautes Études, Paris |