Lepdor, Catherine (sous la dir.): Eugène Grasset (1845-1917). L’art et l’ornement. Lausanne, Musée cantonal des Beaux-Arts, 224 p., 253 ill., ISBN 978-88-7439-576-7, 24 x 28 cm, 40 euros
(5 Continents Editions, Milan 2011)
 
Compte rendu par Fabienne Fravalo, INHA, Paris
 
Nombre de mots : 2501 mots
Publié en ligne le 2011-07-05
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=1386
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           Figure à la fois essentielle et atypique du renouveau des arts décoratifs au tournant du XXe siècle, Eugène Grasset apparaît comme un artiste mystérieux. Oublié pendant l’entre-deux-guerres, comme la majeure partie de sa génération, il a été redécouvert entre la fin des années 1950 et 1980, de manière simultanée par le milieu universitaire et par le marché de l’art. Geneviève Bonté-Lacaze à Paris, en 1959 et Anne Murray-Robertson à Lausanne, en 1979, lui consacrent chacune un mémoire, puis pour la seconde une monographie, qui était jusqu’ici la seule à embrasser l’œuvre de l’artiste dans son ensemble. De son côté, le galeriste parisien Yves Plantin lui dédie également une exposition en 1980. Enfin, la Fondation Neumann, à Gingins, lui rend  hommage en 1998, à travers le thème iconographique de la femme.

 

           L’exposition du Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne, dont le commissariat est assuré par Catherine Lepdor, conservatrice dans cette institution, est donc la première véritable rétrospective muséale consacrée à Grasset, et son catalogue bénéficie des contributions des spécialistes actuels de l’Art nouveau et des domaines liés à son essor, tels que l’affiche ou l’illustration. Son intérêt majeur est de mettre en évidence la singularité d’Eugène Grasset, en tant que « touche-à-tout » talentueux, typique d’une époque qui a bousculé les hiérarchies entre les genres (beaux-arts et arts mineurs), tout comme les frontières entre les différentes techniques.

 

           Le parcours de l’exposition insiste donc sur la richesse de la carrière de Grasset et le caractère protéiforme de son œuvre, à travers deux axes successifs : le premier, d’ordre technologique, aborde les différents domaines de la création investis par l’artiste, du mobilier à l’affiche, en passant par l’illustration, le bijou, le vitrail et l’estampe décorative, ainsi que l’enseignement de la composition décorative à travers ses ouvrages didactiques et ses notes de cours. Le deuxième axe de l’exposition est d’ordre thématique, ou plutôt, iconographique, à travers quatre salles se focalisant tour à tour sur les mois et les saisons, la femme, la musique et les nuages, thèmes certes privilégiés par Grasset, mais de manière non exhaustive.

 

           Le catalogue laisse pour sa part cette section thématique de côté, ce qui lui permet d’explorer la carrière et l’œuvre d’Eugène Grasset de manière plus approfondie, en fonction de deux problématiques principales : d’une part, la richesse technologique, de nouveau, à travers les contributions de l’artiste aux diverses branches des arts décoratifs ; de l’autre, les tensions générées par une double attirance pour le symbolisme et l’art social ou encore pour la nature et la géométrie. Cette seconde problématique laisse ainsi entrevoir la complexité d’un artiste inclassable tout en étant parfaitement emblématique de son époque. Les deux axes sont d’ailleurs imbriqués dans le plan de l’ouvrage, qui insère également entre les articles une iconographie indépendante qui rend compte de la richesse de l’exposition et de l’œuvre.  

 

           Les différentes branches des arts appliqués investies par Grasset sont en premier lieu abordées par Odile Nouvel-Kammerer qui s’intéresse au mobilier créé par l’artiste pour son mécène Charles Gillot et sa fille Louise-Marcelle Seure, conservé aujourd’hui au musée des Arts décoratifs de Paris.  L’auteur met l’accent sur la « gourmandise décorative » caractérisant ces créations, à la fois typiques de l’éclectisme qui règne encore sur le mobilier dans les années 1880, et en même temps profondément originales par le côté germanique de leur inspiration. Le soin accordé au cadre de l’ornementation permet, quant à lui, de souligner la parenté existant chez Grasset entre le travail du mobilier et l’illustration.

 

           Cette dernière est présentée par Danielle Chaperon et Philippe Kaenel, qui insistent sur la place incertaine occupée par Grasset dans l’histoire du livre d’art, en raison de l’hétérogénéité de ses productions graphiques, à la frontière entre l’industrie – par le procédé de la chromotypographie mis au point par Gillot –, et les beaux-arts par l’estampe originale. À cette hétérogénéité de statut s’ajoute une superposition du registre fictionnel et du registre scientifique ou archéologique, à travers les deux modèles que sont pour lui Gustave Doré et Eugène-Emmanuel Viollet-le-Duc. Les auteurs s’attardent sur le chef-d’œuvre de Grasset dans ce domaine, qui renouvelle à la fois la conception de l’illustration et une vieille tradition iconographique en s’attaquant à un texte particulièrement ancien : L’Histoire des Quatre Fils Aymon, mise en prose d’une chanson de geste versifiée du XIIIe siècle, dont les premières versions incunables remontent au XVe siècle. Grasset innove en inscrivant l’ensemble des scènes dans l’époque des faits racontés, et surtout dans la composition des pages, par la multiplication des registres et, par endroits, le glissement de l’image sous le texte, procédé autorisé par la chromotypographie. L’illustration apparaît ainsi comme une matrice théorique et esthétique de toute son œuvre, entre raison et fantaisie.

 

           Jean-François Luneau se penche sur la question de la collaboration entre Grasset et les spécialistes techniques à travers l’exemple du vitrail, qui a bénéficié de la contribution du verrier clermontois Félix Gaudin. Trois exemples de réalisations (Le Don du rosaire, à Riom en 1889, L’Arbre de Jessé, à Vic-le-Comte en  1891 et La Matinée de printemps pour la demeure de Léon Chevrier à Châlons-sur-Saône en 1894) lui permettent de montrer les divers degrés d’implication de Gaudin dans ce qui relève selon lui, à juste titre, d’une « traduction » des cartons de Grasset, de la transcription littérale à la simplification des formes exigée par le matériau.

 

           Nicholas-Henri Zmelty s’intéresse à la production affichiste de Grasset, à laquelle il dut pour une grande part sa célébrité. C’est pourquoi cette contribution privilégie l’étude de la réception critique et des collectionneurs, dans le contexte de l’« affichomanie » qui transforma le statut de l’affiche d’objet utile à but commercial en sujet de délectation pour les amateurs. L’auteur revient sur les comparaisons auxquelles se livrent les critiques avec l’œuvre de ses contemporains : Jules Chéret et Jossot. C’est l’occasion de rappeler les caractéristiques de l’affiche selon Grasset : sa rigueur graphique, sa richesse ornementale et chromatique, sa solennité excluant toute dimension racoleuse, ou encore sa singularité technique – Grasset est en effet l’un des seuls à préférer la gravure sur zinc et la chromotypographie à la lithographie. L’originalité de son approche l’a ainsi imposé comme un maître du genre, ainsi que  l’indique la montée de sa cote auprès des collectionneurs dans les années 1890, mais aussi son influence sur le style de ses élèves : Paul Berthon, Gustave Lorain ou encore Maurice Pillard-Verneuil.

 

           Comme Jean-François Luneau, Évelyne Possémé aborde elle aussi la question de la collaboration entre artistes, en étudiant le travail de Grasset avec la maison Vever, pour laquelle il dessine des bijoux dans la veine Art nouveau lancée par Lalique et exploitée également par Alfons Mucha pour Georges Fouquet. L’iconographie des créations de Grasset – personnages féminins légendaires, fleurs, animaux – est mise en évidence, tout comme ses sources d’inspiration, japonaises et byzantines. Leur succès serait quant à lui le fruit de l’alliance entre une veine symboliste, alors prisée, et une grande qualité technique ; néanmoins leur caractère « non portable » s’oppose au principe viollet-le-ducien de l’adaptation de l’objet d’art à sa destination, continuellement prôné par Grasset, et ces bijoux furent davantage acquis par des musées que par des femmes, comme le rappelle justement l’auteur.

 

           Enfin, François Rappo présente la contribution d’Eugène Grasset à la typographie, sans doute moins connue jusqu’ici : ses lettres et lettrines ornementales, et surtout son caractère éponyme, créé pour la fonderie Georges Peignot & Fils vers 1896. Se libérant des forts contrastes optiques typiques du néo-classicisme de la fin du XIXe siècle, Grasset accentue la différence entre la majuscule et la minuscule, influencées respectivement par l’épigraphie et les écritures manuelles. S’appuyant sur le Manuel français de typographie moderne écrit par François Thibaudeau en 1924, François Rappo évoque également une fusion de la calligraphie au calame et d’un caractère allemand du XVe siècle, le Gering, dans la création de la minuscule, avant de se livrer à une intéressante comparaison avec la mise en page pratiquée par William Morris, rénovateur du livre en Angleterre.

 

           Parallèlement, diverses contributions explorent la position ambiguë de Grasset face aux débats esthétiques, théoriques et idéologiques qui animent son époque. Jean-David Jumeau-Lafond, dans une étude très fine et nuancée, s’interroge sur les liens délicats de l’artiste avec le symbolisme. Exploitant certes des thèmes proches des préoccupations esthétiques des milieux symbolistes et partageant leurs lieux d’exposition – la Libre Esthétique, le Salon des Cent ou encore ceux de la Rose+Croix – Grasset n’en occupe pas moins une position marginale auprès de ces cercles, notamment par la vocation décorative de son œuvre, orientée vers un « art dans tout et pour tout ». Finalement, ses liens avec le symbolisme seraient plutôt à rechercher dans une perméabilité à l’ambiance poétique de ce mouvement et dans son adoption par la critique qui le soutient, voyant en lui un artiste participant du renouveau idéaliste, dans une synthèse de l’expression plastique et du contenu.

 

           Anne Murray-Robertson poursuit cette analyse à travers une focalisation sur le thème de la musique permettant d’éclairer ces rapports complexes avec le symbolisme, à travers divers aspects. Évoquant le travail de Grasset pour les musiciens, par le biais des décors de spectacles, des affiches ou  des couvertures de partitions, l’auteur dévoile également un autre domaine de la création investi par l’artiste. Elle décrit en outre l’iconographie développée par Grasset, associant instruments de musique, femme et nature, et montre la forte présence de la terminologie musicale dans le discours de l’artiste, tout en s’interrogeant sur sa conception de cet art. Elle ouvre ainsi la voie vers la pensée théorique de Grasset, autre volet à part entière de son œuvre, étudié de manière très percutante par les trois dernières contributions.

 

           Catherine Lepdor replace cette pensée dans le double contexte des réflexions sur l’art social et du déterminisme, en exploitant les carnets personnels de l’artiste, conservés au musée d’Orsay et encore trop peu connus. La nouveauté de cet apport est remarquable, dévoilant la face cachée de la pensée de Grasset et permettant d’en saisir la profondeur et l’évolution. Sa mise en perspective avec les idéologies propres au passage du siècle est également à souligner. L’auteur situe la réflexion de l’artiste sur la dégénérescence du champ artistique dans le cadre d’un darwinisme social : notamment sa critique de la décontextualisation des œuvres d’art par le musée, qui s’inscrit dans une pensée proche du déterminisme de Taine, et son refus de l’isolement de l’artiste dans la société. Le Moyen Âge apparaît par opposition comme l’idéal d’un art à destination sociale, mis à mal par la Renaissance et sa conception de l’artiste comme intellectuel. De la décennie 1880 à la fin des années 1890, Grasset s’oriente ainsi peu à peu vers un art social réactionnaire et antimoderne, selon une évolution bien perceptible dans ses carnets, qui fustigent alternativement les prisonniers, les femmes, les races, les Allemands ou encore la machine. Cette utopie régressive se tourne vers la nature, visant à la restauration d’un lien organique entre l’art et la société : une nature conçue comme détentrice d’une vérité rationnelle, révélée à la fois « par la géométrie de son organisation et par la sélection qui guide son développement ».

 

           Ce rapport entre nature et géométrie est analysé plus longuement par Rossella Froissart dans un article très dense, rédigé à partir d’un chapitre de la thèse de doctorat inachevée d’Hugues Fiblec (1965-1998). Cette tension est cette fois-ci remise en contexte dans le cadre de l’union des arts au sein d’un monde nouvellement mécanisé. Le principe de stylisation géométrique de l’ornement apparaît comme l’expression de la subjectivité de l’artiste décorateur et de la dimension intellectuelle de son travail. L’article montre cependant les limites de la conception de Grasset, pour qui la stylisation reste pensée en termes davantage picturaux que plastiques, comme c’est le cas chez Van de Velde. Il met en évidence la tentation du géométrique subie par l’artiste, en même temps que ses résistances à l’autonomie de la forme abstraite, annonçant le dualisme qui fera la fortune de l’Art déco.

 

           Marie-Éve Celio-Scheurer explore à son tour cette tension, par le bais de l’œuvre didactique de Grasset : ses notes de cours, conservées elles aussi au musée d’Orsay, et ses ouvrages pédagogiques. La méthode de composition décorative professée par le maître à l’École Guérin, puis à l’Académie de la Grande Chaumière principalement, s’appuie ainsi sur trois étapes, fondées sur l’interprétation géométrique de la nature (végétaux et animaux) : connaître, interpréter par la simplification géométrique, et enfin réaliser.  L’auteur ouvre la perspective encore trop peu explorée de la postérité de cette méthode en évoquant l’application de ses principes par d’autres professeurs ayant influencé des artistes comme Sophie Tauber-Arp, Johannes Itten ou Le Corbusier dans leur cheminement vers l’abstraction. Elle aborde enfin l’œuvre des élèves directs de Grasset, moins connus : Tony Selmersheim, Mathurin Méheut ou Maurice Pillard-Verneuil, fervent divulgateur de son enseignement au sein de la revue Art et Décoration. S’interrogeant sur le lien de Grasset avec l’Art nouveau, elle propose de voir en lui plutôt un précurseur de l’art géométrique, fidèle à des traditions séculaires et opposé à toute rupture violente.

 

           Doté d’annexes utiles (chronologie, index, bibliographie), d’une belle maquette, d’une iconographie très nombreuse et de qualité, et d’un format très agréable, cette publication offre une vision nuancée et subtile d’un artiste définitivement complexe, au sein d’une époque elle-même marquée par de fortes tensions esthétiques et idéologiques. Son ancrage dans les recherches actuelles autour du symbolisme, de l’Art nouveau et de l’ornement participe ainsi au renouveau du regard porté sur ces mouvements et leurs liens respectifs.

 

 

Sommaire

Avant-propos, p. 6-7

par Catherine Lepdor

 

Le mobilier d’Eugène Grasset pour Charles Gillot et Louise-Marcelle Seure, p. 9-17

par Odile Nouvel-Kammerer

 

Eugène Grasset, l’enlumineur, p. 27-37

par Danielle Chaperon et Philippe Kaenel

 

Eugène Grasset et le vitrail: la collaboration avec Félix Gaudin, p. 47-55

par Jean-François Luneau

           

Eugène Grasset, l’autre roi de l’affiche, p. 67-73

par Nicholas-Henri Zmelty

 

Eugène Grasset et la question du symbolisme, p. 85-95  

par Jean-David Jumeau-Lafond

 

La Musique chez Eugène Grasset, p. 105-115

par  Murray-Robertson

 

Eugène Grasset: la plante et ses applications sociales, p. 127-135

par Catherine Lepdor

 

Les dessins de bijoux d’Eugène Grasset réalisés par la maison Vever, p. 145-149

par Évelyne Possémé

 

La typographie d’Eugène Grasset, p. 159-167

par François Rappo

 

L’art ornemental d’Eugène Grasset: l’unité rêvée des arts à l’ère industrielle, p. 177-189

par Hugues Fiblec et Rossella Froissart

 

Eugène Grasset, enseignant et théoricien, p. 199-209

par Marie-Ève Celio-Scheurer

 

Biographie, p. 210-213

Notes, p. 213-218

Ouvrages illustrés, p. 218-219   

Bibliographie, p. 219-222          

Index des noms, p. 223-224      

Crédits photographiques, p. 224