Heck, Michèle-Caroline: Théorie et pratique de la peinture. Sandrart et la Teutsche Academie. XII-447 p., 52 ill. noir & blanc, 11 pl. coul., notes, bibliogr., 24 cm. (Passagen / Passages 15). ISBN: 2-7351-1108-3. Prix: 48 euros
(Editions de la Maison des Sciences de l’Homme, Co-éditeur Centre allemand d’histoire de l’art, Paris 2006)
 
Compte rendu par Adriana van de Lindt, Université de Bourgogne et Université d’Utrecht
 
Nombre de mots : 1289 mots
Publié en ligne le 2009-01-15
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=139
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    Depuis quelques années, on constate, en France et ailleurs, un intérêt croissant pour la théorie de l’art septentrional de la période classique, qui a d’abord bénéficié aux écrits des auteurs hollandais, notamment Samuel van Hoogstraten. Le livre de Michèle-Caroline Heck attire l’attention sur un auteur allemand, Joachim von Sandrart, qui fut également peintre, marchand d’art, collectionneur, et un grand voyageur.
    Joachim von Sandrart est né en 1606 dans une famille de marchands calvinistes, originaire de Valenciennes et réfugiée à Francfort. Doué pour le dessin, le jeune garçon étudie avec, entre autres, Sebastien Stoskopff et Aegidius Sadeler, avant de partir en voyage. Il commence par visiter la Hollande où il entre en apprentissage dans l’atelier de Gerrit van Honthorst à Utrecht; il rencontre Rubens, part ensuite pour l’Angleterre, y visite quelques grands collectionneurs, avant de faire le voyage en Italie, séjournant à Venise et à Rome, où il fréquente le cercle du comte Giustiniani et où il connaît Poussin. Il retourne alors en Hollande, s’y établit comme marchand d’art, fréquente les cercles artistiques, s’entoure d’une collection de tableaux, tout en exécutant des portraits ou des commandes plus importantes pour des princes allemands.En 1645, il revient en Allemagne, où il prend part à la création de l’Académie d’ Augsbourg, puis à celle de Nuremberg.

    C’est dans ce même esprit pédagogique que Sandrart publie en 1675 la Teutsche Academie, où il rassemble les connaissances de l’architecture, de la sculpture et de la peinture nécessaires au peintre et à l’amateur. Comme il écrit en allemand, et en l’absence d’une véritable littérature artistique dans cette langue, il était impératif de trouver un vocabulaire artistique adapté, et Sandrart y a travaillé en lien étroit avec des hommes de lettres allemands.
    Le livre connut trois éditions rapprochées, en 1675, 1679 et une traduction latine en 1683, mais loin d’être des rééditions, ces trois éditions sont très différentes l’une de l’autre : leur contenu est adapté, remanié pour le public auquel elles s’adressent, comme le montre très clairement M.-C. Heck. Si la première édition s’adresse aussi bien au peintre qu’à l’amateur, la seconde est plutôt destinée à un public peut-être un peu plus érudit, tandis que les gravures, plus nombreuses, se présentent davantage comme des modèles que comme des illustrations, et semblent surtout viser les peintres. L’édition latine de 1683 a été publiée davantage pour les lettrés étrangers, et Sandrart adapte son contenu aux idées de l’Académie royale de Paris. Les  résultats les plus visibles sont la suppression du chapitre sur la perspective, trop proche des idées d’Abraham Bosse, et le rajout des tables de Testelin. La Teutsche Academie sera rééditée  à partir de 1768 par Johann Jacob Volckmann qui y ajoute plusieurs textes sur l’art et l’histoire, ainsi que des extraits de plusieurs récits de voyages. Cette réédition, ou plutôt remaniement, un sujet à lui tout seul, n’a pas été étudiée ici par M.-C. Heck, de même qu’elle n’a pas analysé les biographies d’artistes, exploitées depuis longtemps par des auteurs sur l’art, et donc déjà bien connues. M.-C. Heck se concentre, dans son étude, sur la partie théorique de la Teutsche Academie qui traite de l’art de la peinture.

    Le livre de M.-C. Heck se divise en quatre grandes parties. La première partie sert d’introduction et étudie la biographie de Sandrart, sa culture visuelle, la genèse et les sources de la Teutsche Academie. Par ses voyages et ses longs séjours en Italie et aux Pays-Bas, Sandrart a une vision très large de l’art de peindre ; il connaît la plupart des grands peintres vivants, étudie les œuvres d’art et se meut dans les cercles de lettrés, de grands mécènes et d’amateurs d’art. Parlant plusieurs langues, il prend comme sources pour son livre des traités italiens, mais également hollandais, en privilégiant toutefois les œuvres de deux d’entre eux, Giorgio Vasari et Karel van Mander (p. 38-45). Mais loin de faire une compilation, il transforme et adapte ses sources pour en faire une synthèse claire et la rendre compréhensible aux peintres et amateurs allemands. Dans les trois parties suivantes, M.-C. Heck montre la volonté de Sandrart de forger un discours cohérent, et son choix d’opter pour une approche thématique de la pensée de Sandrart, plutôt que de suivre le raisonnement de l’auteur, et elle fait clairement ressortir cette détermination. Ces trois parties correspondent aux grands thèmes de la littérature artistique du XVIIe siècle : la peinture et le métier de peintre (traitant entre autres de la noblesse de la peinture, le ’bien peindre’, ou la copie et l’imitation, que Sandrart distingue avec soin, p. 88-136) ; le dessin et la couleur (avec un très beau développement sur le rôle de la raison, aussi bien dans le dessin que dans la couleur, p. 139-192) ; et la dernière partie sur la figure, l’histoire et le paysage (regroupant les réflexions sur les proportions, la convenance, la disposition, la lumière, la perspective, ou le paysage comme genre, p. 195-317). Le livre se clôt sur cinq annexes, dont la critique de l’édition latine parue dans le Journal des sçavants en 1684, les vingt-cinq règles pour le jeune peintre de l’édition 1675 (que M.-C. Heck avait déjà étudiées plus amplement dans un article paru dans la Revue de l’Art, en 2001), la préface aux jeunes peintres, et quelques extraits importants de la Teutsche Academie, ainsi qu’une bibliographie abondante.

     Une des thèses centrales du livre de M.-C. Heck est que Sandrart n’est pas le compilateur des textes sur la théorie de l’art comme on l’a dit longtemps, mais un penseur qui, bien qu’il s’appuie lourdement sur Vasari et van Mander, développe un discours propre. Il transforme et adapte les idées de ses prédécesseurs pour les faire entrer dans son propos. M.-C. Heck fait ressortir cette originalité, avec une clarté exemplaire, en comparant le discours de Sandrart à ceux de Vasari et de Van Mander, et aussi à la littérature artistique italienne plus ancienne (Alberti, Dolce, Lomazzo…), ainsi qu’à ceux des théoriciens contemporains français (Félibien, de Piles, Le Brun…), hollandais (Van Hoogstraten, Goeree) ou italiens (Bellori), tout en montrant les différences entre les trois éditions du livre. Sandrart a d’ailleurs été beaucoup influencé par la pensée de Léonard de Vinci, dont il a eu connaissance pendant son séjour romain dans le cercle de Poussin. Mais on trouve ce même intérêt pour Léonard chez d’autres écrivains septentrionaux, comme Goeree, suite à la publication du Trattato et à la traduction française en 1651.
    On peut résumer cette originalité de Sandrart par trois grandes idées du XVIIe siècle : la raison, l’observation et la démarche pédagogique. Si cette dernière est facilement perceptible (par le but du livre, son langage simple, l’utilisation des illustrations), l’observation par l’intérêt qu’y porte le XVIIe siècle en général, la raison joue vraiment un rôle central dans le discours sur l’art de Sandrart. Pour lui, l’acte de peindre est un acte rationnel qui associe l’œil, la raison et la main ; et le dessin et la couleur, aussi bien que l’imagination sont soumis à la raison (p. 40 sq., p. 192). Sandrart n’impose pourtant pas une vision univoque de l’art, mais il fait preuve d’une grande diversité dans sa pensée, ses conceptions et l’évaluation des qualités qu’il attribue aux peintres. Son éclecticisme n’est pas le résultat des connaissances mal digérées d’un compilateur, mais de la « nécessité d’éveiller la curiosité chez les amateurs et éduquer l’œil et le goût » (p. 34), et il apparaît comme la conséquence de sa connaissance intime et de son appréciation de l’art italien comme de l’art septentrional. Il n’est pas prescriptif mais pose des « conventions » (p. 321). Curieusement, les artistes les plus importants dans l’élaboration de son esthétique (Poussin, Caravaggio, Rembrandt, Rubens), sont absents du discours  théorique (p. 46).  De même, M.-C. Heck constate que le texte de la Teutsche Academie n’a finalement que peu de relations avec la peinture de Sandrart lui-même (p. 320), un point malheureusement peu développé dans le livre.

 

Michèle-Caroline Heck, qui collabore au site scientifique allemand www.sandrart.net, où sera publiée sa traduction en français de la Teutsche Academie, n’a pas seulement donné  une introduction à la pensée sur l’art de Joachim von Sandrart, intéressante parce qu’elle combine les théories de l’Europe du Nord et du Sud, mais également une vision vivante, claire et riche de ces mêmes théories. Ce livre stimulant ouvre à une meilleure appréciation des aspects particuliers de la pensée de l’Europe du nord sur l’art, et met en valeur, de façon remarquable, la très grande originalité de Sandrart dans les milieux de l’élite cultivée et artistique de son temps.