Muller-Dufeu, Marion: "Créer du vivant", sculpteurs et artistes dans l’Antiquité grecque. 381 pages; (24 x 16 cm), ISBN : 978-2-7574-0208-5, 28 €
(Presses universitaires du Septentrion, Villeneuve-d’Ascq 2011)
 
Compte rendu par Sophie Montel, Université de Franche-Comté (Besançon)
 
Nombre de mots : 1499 mots
Publié en ligne le 2018-09-19
Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700).
Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=1408
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          À la faveur de la préparation d’un cours de la nouvelle maquette de la licence d’histoire de l’art et d’archéologie de Besançon, consacré aux relations entre artistes et sociétés, nous avons repris la lecture de l’ouvrage de Marion Muller-Dufeu. Ce volume réunit les témoignages littéraires et épigraphiques permettant de mieux connaître le monde des sculpteurs et des artistes dans l’Antiquité grecque, longtemps perçus (mal perçus) à travers l’unique filtre des philosophes (notamment Platon, Aristote, les Pères de l’église – et les penseurs modernes ayant appuyé leurs écrits sur ces textes antiques), qui véhiculaient une image négative de la place des artisans et des artistes dans le monde grec antique. D’emblée, l’auteur annonce l’orientation de son ouvrage, à travers lequel elle veut tenter de redonner toute leur place aux sculpteurs et artistes dans l’Antiquité grecque[1].

 

         Divisé en quatre parties, riche d’une bibliographie de vingt pages au sein de laquelle le lecteur pourra trouver des références tant littéraires que concernant l’archéologie et l’histoire de l’art (en particulier, mais pas exclusivement de la sculpture), l’ouvrage de M. Muller-Dufeu constitue le prolongement du travail précieux fourni par l’auteur en 2002. Elle avait en effet publié ce que l’on pourrait appeler l’Overbeck français, un volume réunissant les sources littéraires et épigraphiques de la sculpture grecque ; à celles que le savant allemand avait lui-même réunies, l’auteur avait déjà ajouté les nombreuses inscriptions découvertes depuis 1868, date de parution du recueil Overbeck ; précisons que tous ces textes sont accompagnés d’une traduction en français. Dans « Créer du vivant », issu d’un mémoire d’habilitation à diriger des recherches, M. Muller-Dufeu fournit les traductions d’un nouvel ensemble de textes (164 textes complémentaires, p. 285-356) qui, pour diverses raisons, avaient été laissés de côté par J. Overbeck[2]. L’ouvrage n’est pas illustré, à l’exception de la photographie d’un acrotère thasien en couverture ; il est donc question ici de sculpture sans aucune analyse d’œuvre. Ainsi, l’étude est fondée uniquement sur les sources anciennes qui, selon l’auteur, livrent une image des artistes plus positive que ce qui est d’ordinaire véhiculé.

 

         Dans son introduction, l’auteur situe son travail dans le cadre de la réception antique et moderne de la sculpture grecque, justifie son approche et examine de façon très détaillée le plan adopté pour l’ouvrage.

 

         La première partie aborde La réception de la sculpture antique (p. 21-91) : M. Muller-Dufeu rappelle que, en ce qui concerne la transmission, la disparition des originaux constitue le problème essentiel ; la plupart des œuvres sont connues par des copies et des textes qui posent d’autres problèmes (par ex., p. 27-28 à propos de la carrière et de la mort de Phidias, l’auteur adopte un point de vue qui n’est pas accepté de façon unanime aujourd’hui par les spécialistes de la question). Le lecteur trouvera, dans un chapitre consacré au mépris de l’artiste chez les auteurs anciens, une critique de l’œuvre de B. Schweitzer, à l’aune des recherches et des publications récentes. Cette première section constitue une bonne mise au point sur les conditions d’étude de la sculpture grecque.

 

         La deuxième partie, intitulée Le sculpteur au travail (p. 93-175), aborde l’environnement du travail du sculpteur, sa formation, les conditions d’exercice du métier, seul ou au sein d’un atelier, mais aussi la relation au monde extérieur, avec la question de la commande. Un chapitre sur l’artiste et la société montre la façon dont les artistes, les sculpteurs en particulier, prenaient place au sein de la cité. Deux derniers chapitres orientent le regard sur les artistes mythiques et sur bien d’autres encore – un titre commode, qui permet à l’auteur d’évoquer quelques catégories délaissées dans les autres parties de l’ouvrage, mais aussi d’insister sur la polyvalence des artistes grecs[3].

 

         La troisième partie est intitulée Les œuvres (p. 177-263). M. Muller-Dufeu y présente d’abord une sorte de classification des différents types d’œuvres sculptées (p. 177-202). Ces pages ne sont pas les plus utiles et l’auteur aurait pu renvoyer à des manuels de sculpture grecque tels ceux publiés par les éditions Picard ou par les collègues anglo-saxons et allemands[4]. Vient ensuite un chapitre sur le vocabulaire antique de la sculpture, qui reprend les différents termes et conceptions grecs de l’art statuaire ; M. Muller-Dufeu n’a pas cité les travaux récents traitant cette question[5]. Le troisième chapitre, Critères antiques d’appréciation des œuvres (p. 242-263), nous ramène dans le vif du sujet en montrant ce qui, selon les Anciens, permettait à une œuvre de se distinguer : la fonction des statues, bien sûr, joue un rôle primordial, tout autant que l’habileté technique de l’artiste – et notamment des inventeurs, artisans ou artistes à l’origine d’un procédé de fabrication –, sa compétence artistique ou encore l’impression de vie, soulignée par de nombreux auteurs anciens.

 

         La quatrième partie de l’ouvrage, étrangement courte (p. 265-279), considère le jugement des anciens sur les artistes. Cette sorte de pré-conclusion est divisée en trois points : La reconnaissance de l’artiste dans l’Antiquité, La rivalité entre l’artiste et la divinité, L’artiste comme seul créateur ; on retrouve dans ces deux derniers chapitres des références aux artistes mythiques évoqués plus avant.

 

         Même si la langue grecque n’a pas de terme spécifique pour désigner l’artiste, M. Muller-Dufeu tente en conclusion d’affiner la distinction entre l’artisan et l’artiste, ce dernier se distinguant « par une meilleure connaissance de toutes les étapes de la production et surtout par la qualité esthétique de ses créations » (p. 281)[6]. D’autres critères sont retenus par l’auteur qui souligne également, dans un souci de clarté, les points communs aux deux parcours : si l’apprentissage passe par les mêmes étapes, l’artiste est plus mobile que l’artisan et travaille en collaboration avec d’autres acteurs, étape qui lui permet de se faire connaître et ainsi de recevoir des commandes de particuliers d’abord, de cités ensuite. Les textes épigraphiques et littéraires permettent de situer l’artiste parmi les citoyens ayant une position sociale relativement élevée et recevant une rémunération « sensiblement plus élevée que celle des autres artisans. » Ajoutons en marge que la sculpture architecturale, dont M. Muller-Dufeu brosse à grands traits les caractéristiques entre les p. 195 et 197, pourrait être considérée à part, puisqu’elle fait partie de la décoration des édifices et que son financement est souvent prévu avec le reste de la construction[7].

 

         Exactitude de la représentation, mouvement et sentiment les plus profonds du modèle sont retenus comme les critères d’excellence des œuvres issues du ciseau des plus grands sculpteurs. M. Muller-Dufeu souligne la nécessite d’étudier les productions des sculpteurs grecs « dans leur contexte historique, social, économique et culturel ». À ces critères, nous serions tentés d’ajouter les contextes de création, d’exposition, et de conservation, auxquels des travaux récents ont déjà été consacrés.

 


[1] L’ouvrage de Marion Muller-Dufeu a fait l’objet de trois comptes rendus : par Francis Prost, dans la Revue archéologique 2012/2, p. 342-343 ; par Raphaël Jacob, dans L’Antiquité classique, 83, 2014, p. 507-509 ; par Pierre Verdrager, enfin, dans la revue Sociologie [en ligne], 2012.

[2] Pour ce dernier, il faut désormais utiliser Der Neue Overbeck. Die antiken Schriftquellen zu den bildenden Künsten der Griechen, Berlin, De Gruyter, 2014.

[3] Christophe Feyel a bien montré cette polyvalence dans ces travaux : Les artisans dans les sanctuaires grecs aux époques classique et hellénistique à travers la documentation financière en Grèce, Paris, 2006, mais aussi « Le monde du travail à travers les comptes de construction des grands sanctuaires grecs », Pallas, 74, p. 77-92.

[4] À l’époque de la parution de l’ouvrage de M. Muller-Dufeu, seuls les deux premiers tomes étaient parus : Claude Rolley, La sculpture grecque, I et II, Paris, Picard, 1994 et 1999. Aujourd’hui, la collection compte un volume supplémentaire : François Queyrel, La sculpture hellénistique, Paris, Picard, 2016. Voir aussi les volumes de la série dirigée par Peter C. Bol, Die Geschichte der antiken Bildhauerkunst Plastik, Mayence, Philipp von Zabern.

[5] Voir par ex. Antoine Hermary, « Le corps colossal et la valeur hiérarchique des tailles dans la littérature et la sculpture grecques archaïques », in Fr. Prost et J. Wilgaux (éds.), Penser et représenter le corps dans l'Antiquité, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2006, p. 115-131, ou Tanja Susanne Scheer, Die Gottheit und ihr Bild, Munich, 2000.

[6] Nous rappelons aux lecteurs que c’est le parti pris choisi par l’auteur, en dépit des recherches menées sur la question depuis les années 1970 (en particulier J.-P. Vernant, Fr. Frontisi-Ducroux). Sur ce point, voir la critique de Francis Prost, dans son compte rendu, p. 343. Le sociologue Pierre Verdrager au contraire insiste sur cette approche novatrice qui permet de contrebalancer, selon lui, la thèse dominante qui voit le statut de l’artiste apparaître avec la Renaissance. Mais P. Verdrager ignore l’historiographie propre au statut des artisans dans le monde grec. Il est sage, je crois, de laisser la question ouverte.

[7] Sur ces questions, voir les travaux de Christophe Feyel, op. cit, ou de Virginie Mathé (thèse de doctorat sur Le prix de la construction en Grèce aux IVe et IIIe s. av. J.-C. Étude sur les chantiers financés par les sanctuaires de Delphes, d’Épidaure et de Délos, en cours de publication).