|
||
Compte rendu par Béatrice Joyeux-Prunel, Ecole normale supérieure (Paris), histoire de l’art contemporain Nombre de mots : 2796 mots Publié en ligne le 2008-10-19 Citation: Histara les comptes rendus (ISSN 2100-0700). Lien: http://histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=145 Lien pour commander ce livre La bibliographie française sur l’histoire de l’art allemand n’est pas des plus développées, même si les éditions du Centre allemand d’Histoire de l’art ont commencé à remplir un vide désolant – et elle l’est peu, en particulier, pour les années 1920-1930. L’ouvrage dont il s’agit, qui traite de l’art allemand entre 1907 et 1937, pourrait combler une de ces lacunes, puisque l’anglais est plus abordable que la langue allemande pour une majorité de lecteurs. Il le fait, mais de manière décevante. L’auteur se propose d’étudier les réponses des artistes allemands (plasticiens, architectes, designers et photographes) aux modernisations technologiques et sociales de l’Allemagne sur la période considérée. Son travail excède, en fait, en même temps qu’il ne remplit pas, son projet : il s’agit d’une relecture, orientée par la thématique de la modernité et de la technique, de l’histoire des avant-gardes allemandes (et non de l’art allemand en général, contrairement à ce qui est allégué), plus ou moins complétée par des plongées dans la « culture visuelle » de l’époque. Cette lecture est augmentée – et c’est une approche assez déroutante - de commentaires puisés chez des penseurs de l’époque – Georg Simmel, Walter Benjamin, Siegfried Kracauer, Bertolt Brecht… -, à partir de textes dont on perçoit mal le statut épistémologique : ces auteurs, s’ils rencontrent les problématiques étudiées (modernisation, implications culturelle de la technologie, etc.), sont utilisés pour commenter des œuvres sur lesquelles ils n’ont jamais écrit, et qu’ils ont parfois précédées ; ils sont en outre invoqués sur le même registre que des interprétations historico-critiques du temps présent (après 1970) que l’auteur met en dialogue avec eux. L’approche n’est donc pas une approche historique au sens qui lui est donné en France : c’est – et le titre de la collection « German Linguistic and Cultural Studies » le précise d’avance - une approche qui s’insère dans la vaste mouvance des Cultural Studies. Que l’on ne s’étonne donc pas de voir les époques débattre les unes avec les autres, et l’auteur s’insérer lui-même dans ce débat, la question sous-jacente de l’ouvrage étant en fait : quelle avant-garde sut-elle le mieux répondre, théoriquement et plastiquement, aux questions posées par la modernisation technique, sociale et politique de l’Allemagne entre 1907 et 1937 ? L’idée de départ reste convaincante : l’auteur expose bien l’importance du fameux débat « Kultur / Zivilisation », entre culture – profondeur, humanisme, goût pour la beauté, l’art, la gratuité – d’une part, et civilisation – entendue comme modernisation, technique, rationalisation, règne du commerce - d’autre part, dans les réflexions et la pratique des milieux artistiques allemands entre 1907 et 1937 – une problématique qui n’eut jamais la même importance en France à la même époque. M.I. Gaughan ancre ainsi le début de son travail sur la date de fondation du Deutscher Werkbund (1907), une association d’artistes et d’architectes aux objectifs réformistes, créée pour répondre aux défis de la modernisation et donner un rôle central à l’art dans la société contemporaine. L’ouvrage se clôt sur l’analyse des contradictions du projet artistique et culturel des idéologues nazis, et sur leur rejet de la culture moderniste, en particulier dans l’exposition Entartete Kunst (Art dégénéré) de Munich, en 1937. L’étude nous conduit chronologiquement à travers les débats des multiples congrès et publications du Werkbund, avec quelques aperçus sur la production picturale de l’époque, jusqu’à la première guerre (chapitre 1 : Designing the Object, Representing the Subject, 1907-1918). Elle étudie ensuite les débats suscités, dans le monde de l’art, par la Révolution de Novembre 1918 (chapitre 2 : Crisis and the Arts : Cultural Politics and the November Revolution, 1918-1922), envisageant ensuite l’époque du retour à l’ordre – en particulier la Nouvelle Objectivité et le Bauhaus – (chapitre 3 : Modernisation and Objectivity), pour terminer – assez courtement - sur l’approche national-socialiste de l’art et de la culture (chapitre 6 : Conservative Revolution and National Socialism). Entretemps, deux chapitres thématiques sont consacrés, l’un à la culture de masse (chap. 4), l’autre à la question de l’art et de la classe ouvrière (chap. 5). On l’aura compris, les chapitres sont inégaux. L’on perçoit nettement l’aisance de l’auteur dans la période 1918-1928 (une période dont il est spécialiste), tandis que les périodes 1907-1918 et après 1928 sont traitées de manière hétérogène, et parfois rapidement. La première partie (1907-1918) présente les controverses sur la question de la modernité et de la construction nationale, autour de l’activité du Deutscher Werkbund. On s’y perd, parce que le contexte n’est pas restitué. L’auteur s’adresse à un lecteur censé connaître déjà l’histoire de la naissance de la modernité en Allemagne, et présuppose que ce lecteur est au courant des polémiques liées à l’importation en Allemagne de recettes picturales françaises (l’impressionnisme). Il passe tout aussi vite sur l’explication de l’état des arts au début de la période : le Jugendstil, cette version allemande de l’art nouveau, et plus particulièrement les arts appliqués, étaient alors compris comme la meilleure manière de sortir l’art allemand du rôle d’éternel épigone des innovations picturales françaises et plus généralement européennes. On comprend cependant bien, dans l’exposé des débats internes au Deutscher Werkbund, que cette association fut montée en réaction à une approche jugée trop stylistique (voire ludique) des arts appliqués, et pour proposer un art concerné par les réalités sociales de l’époque. L’auteur expose les prises de positions du nouveau mouvement, favorable à la cartellisation, à la rationalisation du travail, le tout dans une perspective visant non tant au progrès social, qu’à la montée en puissance de la nation allemande. Il termine sa présentation du Werkbund en exposant les tensions, perceptibles lors de la conférence annuelle du Werkbund à Cologne en 1914, entre standardistes et individualistes – sans conclure davantage. Pas de conclusions – ni d’introductions ; encore moins de transitions : c’est le problème récurrent de cet ouvrage, et l’on a du mal à comprendre ce qui lie un sous-chapitre à un autre (puisque les chapitres, eux, ont au moins un lien chronologique). Les pages consacrées à la peinture des ouvriers sont particulièrement décevantes (« Protraying the Worker : Baluschek and Kollwitz »). Il y aurait beaucoup à dire sur la peinture du « peuple » dans l’histoire de l’art allemand, sur l’importance du sujet populaire (ou plus généralement de la peinture de genre) dans une prise de position à la fois moderniste (et orientée vers l’Ouest) et germanique (par son orientation vers la tradition flamande, d’une part, et par le simple recours au sujet « peuple »). On ne voit pas où l’auteur veut en venir– et son sujet est d’autant plus étonnant qu’il traite, en fait, d’une peinture réalisée plus avant 1900 qu’après 1907. Suit un paragraphe intéressant sur les peintres expressionnistes et la ville – sujet connu s’il en est -, avec le commentaire de quelques tableaux, dont on regrette qu’il ne soit pas davantage contextualisé, et ce d’autant plus que la question des réponses à la modernisation technique n’eut pas pour seules réponses les peintures de quelques individualités de Die Brücke. Comment passer quasiment sous silence, en particulier, les polémiques de l’Affaire Vinnen (liée à l’achat par Hugo von Tschudi, directeur du musée de Munich, d’un tableau de Van Gogh, et surtout à l’importation en Allemagne de toiles fauves et cubistes), et plus encore l’engagement spirituel (donc pour la « Kultur ») des artistes groupés autour de Kandinsky (Der Blaue Reiter) ? Le sujet mériterait, ici, d’être approfondi et renouvelé, et ce dans une perspective moins strictement nationale – puisque Der Blaue Reiter, à la différence de l’expressionnisme berlinois, se voulait une réponse aux défis de la modernisation sortant radicalement des logiques de concurrences nationales. Le chapitre 2, sur les années 1918-1922, présente une ligne directrice plus claire. L’on revient ici au Werkbund, pour exposer les critiques émises contre lui dès 1917 : à cette époque, l’idéal d’une stylisation de la vie et de la société entières se voit remis en cause au profit de convictions socialistes voire utopiques – représentées en particulier par l’architecte Bruno Taut, futur fondateur de l’Arbeitsrat für Kunst (AfK), « conseil ouvrier pour l’art », après la révolution de novembre 1918. M.I. Gaughan présente ensuite les grandes lignes de l’histoire de l’AfK, son refus de l’approche nationaliste prônée par le Deutscher Werkbund, et le changement de stratégie lors de l’élection, à la présidence de l’AfK, de l’architecte Walter Gropius : il s’agit désormais de favoriser le développement de constructions privées vouées au confort des individus. L’auteur remet ces évolutions dans la perspective de la fin du patronage de la cour, du besoin, pour les artistes et les architectes, de trouver une place dans la (re)construction de la société allemande, en particulier après la révolution de 1918. Suit un sous-chapitre sur la Novembergruppe (« Groupe de Novembre »), un groupe d’artistes de tendances expressionnistes et révolutionnaires, créé dans le sillage de la révolution de Novembre 1918. L’auteur analyse les textes de ces « révolutionnaires de l’esprit », dont le rassemblement voulait aller au-delà de la coopérative économique ou d’expositions, leur volonté d’union de toutes les professions artistiques, tout comme les contradictions d’une micro-société encore imprégnée de l’esthétique et de l’éthique expressionnistes, bien inadéquates d’après lui pour répondre à la situation post-révolutionnaire. L’étude passe ensuite au Bauhaus. Le Manifeste du Bauhaus, rédigé par Walter Gropius et publié en avril 1919, témoigne déjà d’une dépolitisation liée à l’écrasement des tendances révolutionnaires en Allemagne, et de l’intention de concentrer les créateurs sur des réalisations effectives, moins que sur un projet de transformation générale de la société. L’influence, dans l’équipe des enseignants du Bauhaus, d’artistes considérés comme expressionnistes (Itten, Klee, Kandinsky, Feininger), est bientôt battue en brèche, et Walter Gropius affiche, dès février 1922, l’importance de la machine comme force créatrice. Le livre s’arrête ensuite sur Dada – sur Dada Berlin – dont on s’étonne qu’il apparaisse si tard, puisque les problématiques posées par Raoul Hausmann et Richard Huelsenbeck avaient déjà été débattues à Zurich depuis 1916, par des artistes familiers du monde de l’art allemand (Hugo Ball, Huelsenbeck, Hans Arp, Walter Serner…). L’auteur voit dans Dada une réponse plastique aux questions de civilisation. Si, jusqu’en novembre 1918, Dada est une critique de l’expressionnisme considéré comme bourgeois et incapable d’assumer la civilisation urbaine moderne, la révolution de novembre 1918 donne l’occasion d’identifier un nouvel adversaire : la majorité socialiste du gouvernement allemand, qui a trahi la révolution. À partir de cette époque, deux tendances se dessinent au sein de Dada : d’un côté, un groupe lié aux partis radicaux (George Grosz, John Heartfield et son frère l’éditeur du Malik Verlag, Wieland Herzfelde), exigeant des artistes qu’ils prennent directement part aux luttes politiques de l’époque ; de l’autre, un groupe plus idéaliste, autour de Richard Huelsenbeck, Johannes Baader et Raoul Hausmann, émancipé des logiques de parti. L’exposé se poursuit par un excursus sur l’œuvre et la réflexion de Hanna Höch, artiste et compagne libérée de Raoul Hausman, sur la place de la femme dans la société, et son appel à une libération des mœurs et une égalité des genres. Dada, plus qu’un nouveau mouvement artistique, manifeste alors un déploiement inédit de matériaux tirés du quotidien (coupures de journaux, images publicitaires et de magazines, poupées, etc.), véritable plongée dans la culture de masse, critique généralisée du sujet créateur reconnu par la culture bourgeoise, dont l’auteur montre qu’il est passionné. Le chapitre 3 (« Modernisation and Objectivity ») se concentre sur les modifications apportées par la stabilisation de l’ordre politique, économique et social en Allemagne après 1923. Le « Retour à l’ordre », l’apparition de constructions plastiques plus stables, de représentations plus impersonnelles, la mode des compositions liées à la machine, au sport, à l’ingénierie, caractérise alors l’art des avant-gardes allemandes. C’est à cette époque que la référence à l’art des avant-gardes russes, bien connu en Allemagne après 1922, suscite des débats : faut-il succomber au « romantisme » des constructivistes russes ? Un art abstrait sera-t-il suffisamment proche du peuple ? Le paragraphe « Representing “Nationalism” and the Technological World » change alors de point de vue : soulignant, Walter Benjamin à l’appui, qu’un changement de modes de perception accompagne le changement historique, l’auteur analyse quelques films et photographies. L’on passe ensuite aux débats à l’œuvre dans et contre le Bauhaus après 1925 et la migration à Dessau : formes architecturales nouvelles ou constructions traditionnelles ? L’auteur évoque la multiplication, après 1929, des campagnes pour la défense de la culture allemande contre les influences américaines et russes, encouragées par les milieux nazis. À l’époque, les multiples expositions organisées par le Bauhaus (en particulier à Stuttgart, en 1927 – Neues Bauen – et en 1929 – Film und Foto) assument une conception désindividualisée de la création, toujours produite par la technique. Le chapitre 4 (« Mass Culture ») s’arrête longuement sur les écrits de Siegfried Kracauer, en particulier sur sa théorie de la culture de masse, perçue comme lieu possible d’une rédemption socio-politique. Autant Kracauer est loué pour avoir mis en évidence le défi, apporté par la culture de masse, aux prétentions de la culture supérieure à l’authenticité ; autant on ne semble pas lui pardonner, auteurs de la fin du XXe siècle à l’appui, de n’avoir pas vu comment la culture populaire sous Weimar était aussi une remise en question des identités sexuées. Partir de Metropolis de Fritz Lang pour conclure sur la « gender blindeness » de Kracauer ? C’est, de manière étonnante, le seul aboutissement clair de ce sous-chapitre, alors que l’objet de départ, analyser les stratégies visuelles de représentation de Berlin, ville moderne par excellence, pouvait pousser plus loin. La représentation plastique de la culture moderne et rationalisée sous Weimar occupe le chapitre 5 en focalisant l’attention sur l’utilisation du photomontage. Cette technique est considérée, en particulier dans les revues financées par Willy Münzerberg, comme une pratique susceptible de parler aux ouvriers, bien plus que l’art encore traditionnel et bourgeois prôné par le journal lié au parti communiste allemand, Die Rote Fahne. Heartfield, après un voyage à Moscou en 1931-1932, modifie sa pratique du photomontage : son œuvre se fait moins constructiviste, plus équilibrée dans le partage entre visuel et textuel, pour une intelligibilité augmentée, susceptible de rencontrer plus directement un public populaire. À cette époque le milieu artistique et intellectuel s’étonne de l’efficacité de l’agit-prop soviétique – et c’est dans cette direction que travaille Berthold Brecht, en particulier sur le film Kuhle Wampe, monstration des conséquences du chômage généralisé et de l’impossible solidarité sociale sur une famille ouvrière sans logis. Le propos passe ensuite, sans transition, au Bauhaus et à l’expulsion avérée, fin 1930, de toutes les tendances prolétarisiennes (qu’il s’agisse de son directeur Hannes Meyer, ou des tendances communistes parmi les élèves). Le chapitre se clôt sur la fermeture du Bauhaus par les nazis. Le dernier chapitre ( « Conservative Revolution and National Socialism » - « Through Light to Night »), met en évidence les contradictions de la position culturelle des milieux nazis. Ernst Jünger est pris comme exemple d’une esthétisation de la modernité et de la technologie, en particulier dans ses écrits sur le soldat-ouvrier, et sa canonisation d’une individualité sans âme. Le propos cite ensuite les discours de Hitler rejetant autant l’art moderne (expressionnisme, constructivisme etc.) que l’art teutonique, pour terminer sur l’instrumentalisation nazie de l’art à des fins politiques – intérieures comme extérieures. L’auteur conclut son ouvrage en reprenant les propos des chapitres précédents, pour insister sur l’intérêt d’une analyse de la technique artistique comme réponse à la modernisation technologique. Walter Benjamin est invoqué : un art est moderne non par sa prise de position vis-à-vis des conditions de production de son époque, mais dans la mesure où il s’insère dans ces conditions de production. Et l’auteur de conclure qu’il faut s’interroger tout court sur les fondements de tout art. On l’aura compris, cet ouvrage est décevant, d’autant plus qu’il est écrit vite et parfois d’une langue difficile d’accès. Aucune de ses sources n’est « primaire » - est-ce uniquement parce que quantité de sources relatives à la culture sous la République de Weimar ont été éditées ? On lui accordera un travail bibliographique impressionnant – et la bibliographie vaut le détour, pour qui voudrait approfondir les questions abordées. Regrettons une approche peu critique de l’histoire de la culture visuelle allemande, qui, si elle offre un détour intéressant sur la culture de masse de l’époque, se cantonne aux grands noms et aux œuvres les plus connues de l’histoire des avant-gardes allemandes, et s’intéresse de manière exclusive à Berlin, alors que la modernité ne concerna pas que Berlin. Certes le projet était difficile à réaliser, à partir d’une bibliographie qui considère ses objets de manière très cloisonnée (arts plastiques / architecture, Dada Berlin / Novembergruppe / Bauhaus etc…). Peut-on le reprocher à l’auteur ? Son sujet était d’une complexité effroyable. Reste à conseiller d’autres titres à qui voudrait s’introduire dans l’histoire culturelle et visuelle de l’Allemagne au début du XXe siècle. Conseillons-lui : Dennis Crockett, German Post-Expressionism : The Art of the Great Disorder 1918-1924, Pennsylvania, Pennsylvania State University, 1999 ; le catalogue 1919-1933, Bauhaus, Musées Royaux de Bruxelles, 1988, pour qui chercherait un ouvrage en français ; et pour Dada, outre la chronique de Marc Dachy (Archives Dada : Chronique, Paris, Hazan, 2005), un passage par les revues de l’époque, en accès libre sur http://sdrc.lib.uiowa.edu/dada/index.html.
|
||
Éditeurs : Lorenz E. Baumer, Université de Genève ; Jan Blanc, Université de Genève ; Christian Heck, Université Lille III ; François Queyrel, École pratique des Hautes Études, Paris |